Il est arrivé à ski-doo à notre cabane. Je comprends la raison de cette motorisation une fois que j’ai pu apprécier la distance séparant notre cabane de son P.C.
Malgré la couverture pliée en quatre sur la selle de l’engin, et qu’il me conseille de jeter sur mes épaules, je suis mort de froid lorsque nous parvenons à destination ; bien que je me sois blotti derrière son large dos.
Je la croyais immense, cette base alaskienne. Erreur : elle est gigantesque. On parcourt au moins trois kilomètres avant d’arriver chez Birthday. Chemin pétaradant, on passe devant des groupes de bâtiments, des hangars, des bois de sapins.
Notez, on a toujours tendance à appeler tous les conifères des sapins. En réalité, il s’agit là de mordicus persistants à valvules circonflexes. Vous savez que moi, sans être un botaniste distingué, j’ai la marotte des conifères. Je vous l’avais jamais dit ? Ben vous ne l’ignorez plus maintenant ! Mon beau sapin, roi des forêts… Ça doit remonter à mes Noëls d’enfant, cet amour du sapin.
Quand je cannerai, je défends qu’on m’embourbe dans un lardeuss de chêne. Énergiquement ! Ce serait trop gland. Je veux du sapinuche pur sucre ! Du tout venant pas vernis, moucheté de beaux nœuds roses.
Constatant mon intérêt pour la chose sapinière, m’man m’avait offert un bel album de chez Payot (Lausanne, Suisse) où de baths planches en couleur racontaient toutes les catégories de conifères. (Fatalement, fallait des planches pour raconter les sapins !) Sur ce majestueux bouquin, on expliquait ce qui les différenciait les uns des autres, les conifères. Leurs feuilles quelquefois caduques. La forme de leurs branches. La qualité de leurs pommes. On peut pas se figurer, lorsqu’on est aussi analphabètes (et méchants) que vous, le nombre d’espèces existantes. Des conifères à épines, tenez ! Vous le saviez pas, hein ? Des qu’ont la forme d’un pébroque, d’autres qui ressemblent à des champignons. Certains qui se différencient mal des arbres normaux. Et puis des minuscules, bien nains, et des géants. Leurs manies aussi, à ces bons arbres. Leurs délicatesses pour certains. La manière qu’ils supportent pas les promiscuités. Foutez un marronnier tout près d’un sapin, par exemple, et vous verrez comme le second s’étiole. Il lui pousse pas de branches du côté marronnier. Il est blessé, étouffé par ce voisinage. Par contre, plantez des sapins très serré, vous constaterez qu’ils fraternisent. Leurs branches se glissent l’une sur l’autre.
Je vous fais un cours d’arboriculture, parce que j’ai un dessein derrière la tête, mes gredins ! Croyez pas que j’essaye de vous éduquer : à l’impossible nul détenu. Je prépare seulement mes arrières, les gars. Je balise mon récit pour ainsi dire, vous le comprendrez dans un peu moins de pas longtemps.
Bref, malgré le froid cruel, j’admire ces splendides boqueteaux de mordicus car c’est la première fois qu’il m’est donné d’en voir sur pied. Faut que je les profite, m’en repaisse les châsses. Il pousse pas n’importe où, le mordicus, surtout le persistant à valvules circonflexes. Achetez le bouquin de chez Payot, tiens, vous comprendrez qu’il est pas fréquent, cet arbre pas répandu ! Vous pouvez draguer dans la forêt de Fontainebleau, vous y trouverez plus facilement un bouton de braguette à Napoléon. Même dans les Alpes, on fait tintin, question du mordicus persistant à valvules circonflexes. En Suisse, si je vous disais, ils en ont planté dans leurs parcs botaniques de montagne. Eh ben tiens, fume ! Ils ont tous péri, les mordicus. Et pourtant, sur la question conifères, ils sont imbattables, les Suisses, faut s’incliner !
Après le fromage, c’est leur principale distraction, leur hobby.
Le ski-doo stoppe devant une construction longue et basse.
— Suivez-moi ! recommande le colonel.
Facile à dire. Je suis tellement pétrifié par le froid que je reste éperdument Louis XV sur ma selle. Les cannes entre parenthèses, un peu comme ces cavaliers de plomb qu’on a enlevés de sur leur dada. Faut que l’officier m’assiste pour que j’arque jusqu’à sa crèche. Qu’il me frotte le dos et les jambes d’un poing vigoureux manière de me faire vadrouiller le raisin dans les pipelines.
Enfin j’arrive dans sa cambuse où la bonne chaleur achève de me ragaillardir.
C’est mimi tout plein, chez Birthday. Son salon est quasiment luxueux, meublé de vrais meubles modernes, avec des tentures aux fenêtres et, croyez-moi ou allez vous faire aimer chez les Grecs, de la vraie moquette au sol. Un nid dans les neiges. Y a même une authentique cheminée dans laquelle brûlent des bûches de mordicus.
— Asseyez-vous, commissaire !
Je me laisse quimper devant Pâtre, sur une banquette rembourrée. Les belles flammes qui gambadent sous mes mains bleuies donnent de la consistance à mon moral. Rien de plus tonifiant qu’un bon feu de cheminée, mes frères. Il fascine et envoûte. Variant à chaque seconde. Fusant, craquant, gerbant, étincelant, crépitant, léchant, s’effondrant, repartant, il capte votre attention polarise vos rêves, vous engourdit doucement.
— Un drink ? proposa le colonel.
— Pas de refus.
— Scotch, bourbon ?
— Je préférerais de la vodka.
— Facile !
Il soulève le couvercle d’un coffre, s’empare d’une bouteille et de deux godets. Les rasades qu’il sert vident aux deux tiers le flacon.
— À votre bonheur de jeune marié ! dit-il d’un ton enjoué en élevant son glass à la hauteur de son nez.
Je le dévisage avec curiosité. Il m’intéresse, cet homme. Voilà un personnage singulier, sûrement l’un des plus étranges qu’il m’ait été donné de rencontrer au cours de ma vie aventureuse.
— À l’Alaska ! réponds-je.
On boit. Lui, d’un formidable coup de gosier. Gloupp ! Moi, plus voluptueusement, à la française, c’est-à-dire à la gourmande. Le Français, ce qui le différencie essentiellement des autres peuples, c’est qu’il fait vite son travail, mais qu’il jouit lentement. Il s’attarde sur les bonnes choses. Il aime pas se mobiliser le sensoriel pour des nèfles. À table ou au plumard, faut qu’il sirote !
« Maintenant, me dis-je en fixant le feu embrasant ce coin de salon, il va se passer quelque chose, je le sens. Ce type a une idée de derrière la tête et s’apprête à me l’exposer. Si je fais partie du voyage, c’est parce qu’on a besoin de moi. »
Un temps de silence troublé seulement par les craquements du feu et les hurlements de la bise, dehors.
— Commissaire, attaque soudain Birthday, je vais vous demander votre collaboration.
Je ne réponds rien, un prudent mutisme constituant la plus sage des attitudes.
— Voyez-vous, continue le colonel en se servant une nouvelle tournanche d’alcool, je sais parfaitement à quoi m’en tenir à propos de votre mariage et je sais aussi quelle mission vous a été confiée. Permettez-moi de vous faire remarquer qu’elle n’a plus sa raison d’être maintenant que Bofstrogonoff est entre nos mains. Le plus sage est donc que nous fassions cause commune, monsieur San-Antonio. Après tout, nos deux pays ont partie liée…
Il se tait, vide son second godet et m’interroge d’un hochement de menton.
— Ensuite ? demandé-je sèchement, manière de lui indiquer que je n’achète pas mes slips par correspondance.
Il vient s’asseoir auprès de moi.
— Bofstrogonoff ne cédera jamais à la contrainte, dit-il. Miss Rontéburnansky a raison quand elle prétend qu’on pourrait découper sa fille en morceaux sans arriver à l’amadouer…
Je secoue la tête.
— N’existe-t-il donc pas des méthodes permettant de piller le subconscient d’un individu pour lui arracher ses plus farouches secrets ?
Birthday hausse les épaules.
— Hum, on exagère. Cela est vrai pour obtenir un aveu ou une révélation assez courte dans son énoncé, pas pour capter des années de travaux scientifiques.
— Il existe en tout cas le lavage de cerveau, grâce auquel on parvient à modifier la façon de penser d’un homme, à rendre communiste un capitaliste et inversement…
Le colonel jette le fond de son verre au feu. Une grosse flambée se produit, ponctuée d’un tiaoff de lampe à souder.
— C’est un travail de longue, de très longue haleine, et qui ne réussit pas à tout coup, déclare Birthday. Et puis, dans le cas de Bofstrogonoff, ce serait par trop risqué car il est âgé et de santé délicate… Or nous ne pouvons nous permettre de compromettre nos chances de succès.
Je fais la moue.
— En le plongeant dans le coma où il se trouve présentement, je ne crois pas que vous arrangiez sa santé chancelante, colonel !
— Rassurez-vous, contrairement aux apparences, il ne craint rien, au contraire. Cette léthargie équivaut à une cure de sommeil. Elle déconnecte le système nerveux. Mais, si vous voulez bien, revenons à notre propos, commissaire. Des gens hautement qualifiés se sont penchés sur le problème et ont envisagé plus de solutions que nous ne saurions en imaginer vous et moi quand nous y emploierions le restant de nos jours…
Façon élégante de me traiter de connard, mes chéries.
Je fais mine de ne pas m’en apercevoir et attends la suite.
— Le plan ourdi est donc le suivant, commissaire…
Il se lève et s’accoude au fronton de la cheminée, de manière à se placer face à moi et à me dominer de toute sa taille.
— … Nous allons réanimer Bofstrogonoff.
— Bravo !
Il cille. Les gens qui attendent de vous des actes importants ont horreur de vous entendre plaisanter.
— Quelques jours s’écouleront, pendant lesquels le professeur aura le temps de s’habituer à vous, de vous connaître bien… Pendant ce délai, monsieur San-Antonio, nous appliquerons quelques sévices que je vous demande d’ores et déjà de bien vouloir excuser… Il est indispensable que je me comporte comme je l’ai annoncé tout à l’heure à vos compagnons et à vous-même…
Il parle aisément. On sent que la fameuse application des sévices en question ne turbule pas sa conscience.
— Au cours de cette période, vous combinerez une évasion. Elle sera d’autant plus aisée à réaliser que nous l’avons étudiée en vos lieu et place et dûment mise au point. Je vous communiquerai la marche à suivre en temps voulu. Une nuit vous vous enfuirez tous de la base avec Bofstrogonoff. Votre fugue empruntera un itinéraire déterminé. Au bout de trois jours, elle vous amènera en plein désert blanc où vous tomberez en panne…
— Car il s’agit d’une « belle » motorisée ? coupé-je.
— Oui, mon cher. Le manque de carburant vous contraindra à bivouaquer en pleine tourmente. Vous organiserez alors un camp de fortune en construisant un igloo. Le professeur y tombera gravement malade !
— Vous êtes visionnaire, colonel ?
— Non : organisé seulement. Vous mettrez dans sa nourriture un produit qui provoquera les symptômes d’une certaine maladie facile à diagnostiquer. Le professeur sait qu’elle est mortelle. Se jugeant perdu, il aura à cœur de ne pas disparaître avec son invention et tout nous porte à penser qu’il la confiera à sa fille. Il vous sera aisé alors de vous en emparer et de nous la remettre. O.K. ?
Je réfléchis.
— En fait, le produit dont vous parlez ne causera qu’une agonie artificielle, n’est-ce pas ?
— Évidemment : nous ne pouvons prendre le risque de tuer le professeur avant qu’il n’ait accouché de son secret.
— Et s’il décide de mourir sans parler ?
— Alors nous vous récupérerons et le guérirons pour tenter autre chose. Mais je pense que ce plan devrait réussir.
— Il repose grandement sur moi.
— En effet.
— Seulement, il y a comme un défaut dans votre projet, colonel.
— Quel est-il ?
— Je refuse !
Il ne bronche pas, ne montre aucune contrariété.
— Pourquoi refusez-vous, commissaire ? demande-t-il doucement.
— Je ne sers pas la soupe aux autres. Il ne m’appartient pas de conclure une alliance quelconque avec vous. J’ai des instructions de mes supérieurs, si je ne puis les exécuter, je me croiserai les bras. Un point c’est tout !
Jœ Birthday hoche la tête et me dédie un sourire compatissant.
— Je pense que vous allez revenir très vite sur cette hâtive décision, commissaire. Vous êtes un impulsif !
— Je ne reviendrai pas. Vous pouvez faire de moi ce que bon vous semblera ! lancé-je fièrement, très « officier-intraitable-des-films-sahariens-d’avant-guerre ».
Le colonel pose son verre.
— On parie que vous aurez changé d’avis dans deux minutes ?
— On parie ! réponds-je en le flagellant d’une œillade méprisante.
— Parfait, venez un peu par ici, commissaire !
Il m’entraîne dans la pièce voisine qui est, semble-t-il, sa chambre à coucher et va décrocher un tableau représentant un merveilleux triangle enfermé dans le plus gracieux carré que vous puissiez imaginer. C’est en couleurs, signé, encadré ; on sent que c’est beau et que ça coûte cher.
La toile enlevée, une minuscule lucarne de verre apparaît. Birthday me la désigne. Je m’approche. Lorsque j’arrive près de l’ouverture, il pose sa main dessus pour me la dérober et déclare :
— Dans la pièce à côté, il y a quelqu’un, monsieur San-Antonio. Si vous refusez de coopérer avec nous, j’emmène ce quelqu’un en chenillette à quelque dix kilomètres d’ici et l’abandonne en tenue d’intérieur. Vous nous accompagnerez. Ensemble nous escorterons le quelqu’un en question jusqu’à ce qu’il soit changé en statue. Nous aurons de bonnes fourrures très chaudes pour le regarder périr de froid.
Sa main retombe le long de la cloison. J’essaie d’avaler ma salive puis je risque un œil à la lucarne.
— Félicie, murmuré-je.