VIII MERCREDI 2 H 58 (POUR ÊTRE PRÉCIS)

— En somme, murmure le Vieux, en faisant danser une mule de satin broché au bout de son pied nu, en somme, mon bon ami, la situation est inextricable. Il est donc avéré que les Russes sont au courant de tout, ainsi que deux mystérieuses organisations. L’une de celles-ci compte se servir de vous, tandis que la seconde a décidé de vous supprimer. Vous savez que c’est au fond très passionnant, cet imbroglio ?

— N’est-ce pas ? maussadé-je. Entre une équipe de tueurs que rien n’arrête, une autre équipe de types qui veulent me soumettre à leur dévotion et les Popofs qui savent qu’on a essayé de les blouser et qui m’attendent de pied ferme là-bas, j’occupe une position de rêve. Quand je pense que des gens dépensent leur argent au cinéma au lieu de mener ma douillette existence…

Ma hargne ne le fait pas grogner.

Il prépare délicatement deux orange-vodka, à gestes précis, précieux et quasi chirurgicaux.

— La suite va être exaltante, promet le Dirlo. À quelle heure embarquez-vous ?

Je manque tomber à côté de mon siège.

— Parce que j’y vais TOUT DE MÊME, patron ?

Ma question le fait sourciller. Il s’arrête de touiller son mélange ensoleillé et pointe sur moi sa longue cuiller à cocktail emperlée de jus d’orange.

— Vous renonceriez, San-Antonio ?

Je me blottis au creux du fauteuil recouvert de velours frappé. Il est vachement rupin, l’appartement du Vieux. Tout y est riche et ouaté, raffiné à bloc. Ça doit être agréable de tirer les ficelles de guignols dans mon genre depuis cette thébaïde.

— Je me demandais seulement si, dès lors que l’objectif de ma mission est connu, archiconnu, de tous et des autres, elle demeure réalisable. En somme, si je partais pour Moscou avec, écrit sur le ventre en caractères pour polos d’université américaine la mention « Agent secret en service » j’aurais plus de chance de passer inaperçu.

— Buvez donc ça, coupe le Déboisé en me présentant un verre de sa mixture.

Je saisis le godet et réponds à son toast muet par un autre toast muet.

— Voyez-vous, mon cher ami, reprend-il, après avoir goûté son cocktail à muqueuses recueillies ; si j’avais appris fortuitement que les Russes ont percé à jour nos desseins, je vous ordonnerais de rester et d’annuler votre pseudo-mariage. Seulement, nuance : les Russes VOUS FONT SAVOIR QU’ILS SAVENT ! On a l’impression qu’ils avaient ourdi un plan de bataille en harmonie avec votre départ chez eux, plan que certaines circonstances les obligent à annuler. Bref, ils voudraient vous faire renoncer à ce voyage qu’ils ne s’y prendraient pas autrement. De plus, ces personnages occultes qui vous menacent ou vous dynamitent apportent à notre affaire des prolongements insoupçonnés. Tout cela m’incite à confirmer votre mission, mon cher. Certes vous allez plonger dans un fameux guêpier, mais il faut y aller. Il le faut !

Ce qu’il y a de bien avec le Dabe, c’est qu’il se passionne à fond pour son turbin, ou plus justement pour le turbin qu’il demande aux autres. Après tout il ne risque que la mort d’un homme ! C’est pas grand-chose, la mort d’un homme !

— Très bien, boss, j’irai.

Est-ce consécutif aux grandes fatigues de la nuit ? Je me sens infiniment résigné. Le fatalisme constitue l’une des grandes forces de l’homme. Faut pas qu’il perde de vue sa précarité affolante, l’homme, jamais ! Qu’il sache bien à quel point il est putrescible, à preuve : il ne se nourrit que de denrées périssables ! Le jour où il bouffera de l’acier, sa prétention reposera sur des assises plus solides ! Mais tant qu’il clappera des animaux morts et des végétaux déterrés il devra se minusculiser dans son sort, y faire son trou.

— J’ai le sentiment confus, San-Antonio, que de grandes choses se préparent.

J’opine.

— Moi aussi, monsieur le directeur. Moi aussi !

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