Vous avez déjà vu un monsieur qui, rentrant chez soi à l’improviste, trouve bobonne au plume avec deux Sénégalais ? Ou bien un autre s’apercevant qu’il vient par mégarde d’allumer le poêle avec ses économies ? Moi non plus, mais je pense qu’l’un ou l’autre de ces quidams poussent la même frime que celle arborée par Béru lorsque je lui annonce qu’on retourne là d’où l’on vient. Il ne renaude pas, cependant, le Valeureux.
— Ah oui, naturellement, ta mère, soupire-t-il.
Je secoue la tête.
— Je suis capable de faire passer les intérêts d’une petite communauté avant mes problèmes personnels, Gros, quoi que j’en aie dit au colon. Seulement notre seule planche de salut se trouve au camp, ou plus exactement dans ses environs…
— Comprend pas.
Je lui désigne l’horizon d’un geste de semeur auguste.
— Tu mates ce paysage désolé, gars ? Y en a des milliers et des milliers de bornes commak sur le porte-bagages. On ne peut rien espérer… Notre réservoir d’essence ne nous permet guère de parcourir plus de cent cinquante kilomètres encore, et pour ce qui est des vivres, si on tient le coup trois jours en se rationnant, c’est le bout du monde ! Un désert, c’est un désert, mon pote, et pour l’affronter il y faut des moyens que nous ne possédons pas.
— Alors ? Tu préconises quoi donc ? se résigne le Déçu.
— Attendre et voir venir. On va se repointer pas très loin de la base, y établir un petit camp de fortune et étudier le comportement de ces messieurs. Ils nous croiront loin de chez eux. Birthday va expédier des patrouilles dans tous les azimuts après qu’ils auront découvert la supercherie de la chenillette fantôme. M’est avis qu’il y a assez peu de monde dans cette putain de base. Peut-être l’occasion nous sera-t-elle donnée de réaliser un coup de main…
— Et de délivrer ta chère môman ? s’inquiète l’Altruiste.
Je pousse un soupir aussitôt gelé, mais qui n’en traduit pas moins ma profonde détresse.
— Oh, elle, c’est pas demain la veille que je pourrai voler à son secours.
— À cause ?
— À cause, Gros. À cause. Bon, pour en revenir à mon propos, je me dis qu’on nous y a amenés dans ce patelin de malheur, qu’il est ravitaillé, qu’une liaison régulière avec la civilisation existe.
— Par air, Mec ?
— Bien entendu, par air. Donc il faudra que nous jouions notre va-tout lorsqu’une occase favorable se présentera. En route. Et fasse le ciel que la tornade qui se mijote là-haut ne tarde pas trop. Mon plan n’a quelque chance d’aboutir que si la neige brouille nos pistes.
— Ici, y a qu’à demander pour être servi !
J’ai pas plutôt formulé ce vœu que ça commence à floconner. Oh, léger dans le début. Des duvets se balancent dans le noir. Mais au fur et à mesure que nous avançons, ils deviennent de plus en plus denses et drus. Ils chutent verticalement, preuve qu’ils sont lourds. Ça vase en rideau de perles. On dirait que le capot de la chenillette en écarte les franges à l’infini. Elles retombent derrière nous. On en écarte de nouvelles, encore et encore. Le pauvre essuie-glace en gémit sous l’effort. J’ai une lucarne grande comme un petit éventail dans le pare-brise. Du blanc s’accumule… On en morfle à travers les interstices de la capote.
Moi, je fonce à fond la caisse. L’aiguille du compteur se stabilise sur le 80, ce qui est un super-maxi. Heureusement qu’il y avait un jerrican de sauce dans l’autre tire, sinon on risquait de tomber pâles entre la forêt et la colline. Or, bibi, c’est la colline qu’il guigne. Je me dis que si on parvient à se jucher sur le plateau, on sera plus exposé aux vents mauvais, certes, mais que par contre nous nous trouverons hors circuit et jouirons d’une vue imprenable sur la base.
La chenillette grince, zigzague, tangote, tousse, gronde, fume (bien que ça ne soit pas du belge !). Pourvu qu’elle tienne, la vache ! Si elle dépose son bilan en pleine plaine, on est baisouillé comme levrettes en chaleur, mes lascars. J’élève mon âme à Dieu pour Lui demander que les bougies ne s’éteignent pas, que les cylindres ne s’ovalisent pas, que le delco accomplisse sa mission et que la courroie de ventilateur ne se déguise pas en serpent… Chaque organe de la chignole me hante. Par moments, le tacot faiblit. Il hésite, renâcle sur des épaisseurs. Je donne un coup de volant pour lui proposer des sols moins rébarbatifs, des surfaces plus accommodantes. Et il repart, le brave teuf-teuf. Je me prends d’une grande tendresse pour lui. Je l’aime d’amour ! Je lui cause entre les dents. « Vas-y, mon biquet, te laisse pas intimider par les cruautés sibériennes comme le premier Napoléon Premier venu. Sors-toi les tripes, mon tout-beau. »
Mes compagnons ruskoffs baignent dans une torpeur indifférente. Ils ne se sont même pas aperçus qu’on avait fait demi-tour. Quant à Béru, il dort. Béru dort toujours lorsqu’il se trouve hors action. Pour lui, l’inactivité c’est du sommeil. Voilà ce qui maintient sa force intacte, le rend constamment disponible, le cher loir (car le Loir est cher).
On avance de plus en plus pesamment, comme la Vieille Garde en déroute, aux bottes lourdes de neige et de fatigue. Je me récite le somptueux poème de Victor sur la retraite de Russie. Les vers, pour des comme bibi, ça aide à supporter les merderies de l’existence.
Et debout, blancs de givre.
Collaient leur bouche en pierre aux trompettes de cuivre.
Moi j’adore l’alexandrin. C’est un autobus bien suspendu dans lequel il fait bon se baguenauder…
Maintenant c’est plus un rideau qu’on franchit, mais un mur, mes grenouilles ! Un authentique ! Bien épais, continu, pénétrable, étreignant, astringent, éteignant, astreignant.
Je stoppe pour laisser souffler biquette. Une colonne de fumaga danse sur le capot du tacot dont la capote tapote. J’essaie de mater devant moi. J’entrave balle-peau. Tout est blanc. Et quand une déchirure se produit, on n’aperçoit que du noir. Il est loin maintenant, le clair de lune promis par Birthday.
— Folie ! Folie ! marmonne encore Bofstrogonoff, comme une chèvre égrène ses perlouses.
Réveillé par la halte, le Dodu se fourbit les lanternes.
— On a fait beaucoup de route, Gars ?
— Pas mal, merci. On devrait se trouver au pied de la colline, si mes calculs sont exacts.
— Approche-toi pas trop du camp tout de même, recommande l’Enflure. Pense au micro-voyou du colon qui porte à trois bornes !
— T’inquiète pas, la colline est à une vingtaine.
Je reprends le volant. Bravement la chiotte décare.
Je ne roule même pas à 5 à l’heure désormais, et l’on n’a plus chouchouille d’autonomie, mes gamins ! L’aiguille de la jauge bat de l’aile. Va falloir user du jerrican.
Soudain le zinzin s’immobilise. Il semble qu’une congère le paralyse.
— Va dégager la piste, Gros !
Docile, Balandoche quitte notre chenillette, une pelle sous le bras. À peine a-t-il contourné le véhicule qu’il lève les bras au ciel et disparaît. Dans la confuse clarté nuiteuse, c’est féerique. Je n’ose brancher les phares de peur de signaler notre présence, bien qu’avec l’épaisseur de la chute de neige nous jouissions d’un solide écran protecteur. Je descends et m’avance précautionneusement. Bien m’en prend, car ce que je découvre me fait dresser les poils sous les bras, mes gentilles brebis (galeuses).
Notre tuture se trouve à l’extrême bord d’un gouffre. Un rocher providentiel l’a bloquée à la seconde où nous allions basculer. Je réalise encore un truc, qui, lui, par contre, me fait dresser les poils occultes : notre chenillette asthmatait because on gravissait la colline ! Du côté forêt elle dévala en pente douce. Nous l’avons escaladée sans nous en rendre compte à travers la tornade blanche.
Avec tout ça, qu’est devenu l’Éminent ?
Je me penche vers les profondeurs. Rien ! Tout est opaque, hostile, silencieux.
— Bééééru ! Bééééru !
Ma voix étouffée par la neige compacte ne porte pas à plus de trois mètres, j’en ai la certitude. Elle me reste dans les tympans.
Sans désarmer, je réitère mon appel. Mais le précipice garde son secret, comme l’écriraient mes confrères de la presse à sensation.
Que faire ? Y descendre ? Il n’y faut pas songer. Impossible de déterminer la profondeur du gouffre, non plus que son escarpement. C’est rocheux dans le secteur. Je crains fort que le Mastar se soit pété la calebasse contre un gadin. Prenant tous les risques, je vais éclairer les phares.
Tout comme ma voix, ils ne portent pas. Je n’obtiens qu’un halo (ne coupez pas) blafard qui me rend seulement compte de la grosseur et de la violence des flocons.
Béru, c’est torché ! Il aura fallu qu’il vienne finir sottement, en quelques secondes, dans ce coin inclément du globe.
Ses deux bras levés, sa bouille ahurie. Ultime vision d’un être exceptionnel, d’un héros fier et doux dont les nobles vertus égalaient le courage, comme l’écrivait mon excellent camarade Cervantès en épitaphe à Don Quichotte de la Manche. Béru, lui, c’était Don Qui-chiotte de la Mange. Un être fruste, mais infiniment sain. Saint même, à sa façon. Ceint aussi de toutes ces qualités françaises dont la liste tiendrait sur un timbre-poste et grâce auxquelles (ainsi qu’à quelques cars de C.R.S.) notre peuple acquiert une si haute idée de sa mission évangélique de par le monde et de part en part.
— Il a disparu ? demande Bofstrogonoff.
— Hélas ! coassé-je, en essayant de ne pas pleurer à cause du gel.
— Je vous disais bien que c’était de la folie.
— Et moi je vous dis merde, professeur ! Vous n’avez jamais été chauffeur de taxi à Paris, peut-être ignorez-vous ce mot. Ce serait dommage, car il résume admirablement mon sentiment du moment.
Il doit avoir un vocabulaire françouse aussi étendu que les steppes de sa Sainte Russie, papa Boris, car il renfrogne.
— Tout le monde descend ! enjoins-je. On va essayer de bivouaquer ici.
— Mais, pourquoi ? demande Anastasia.
— Parce que, ma poule, l’objectif, lorsqu’on est vivant, c’est de le demeurer le plus longtemps possible. C’est mesquin et puéril, je sais, mais c’est également la seule chose qu’on puisse se permettre.
Sur ces paroles viriles, je cloque un outil dans les paluches de chacun et de chacune et ordonne à ma troupe de creuser la neige durcie.
Si Le Corbusier s’était mêlé de confectionner un igloo, je pense qu’il n’aurait pas fait mieux que nous.
Faut dire que le Russe, l’igloo, il a ça dans le sang. Les mômes de la maternelle, là-bas, au lieu de les emmener faire des pâtés sur les plages, on les emmène faire des igloos dans la steppe.
Faut les voir marner, Boris et les filles. La manière qu’ils découpent bien les pains de glace, comme à la société des glacières de Pantruche ! Comme ils se ressemblent, ils les assemblent. Ça forme vite un mur.
Et alors, pardon, l’avantage c’est qu’il n’y a pas besoin de mortier. À peine mis en contact, ils se soudent, les moellons. Du velours, mes amis ! À se demander pourquoi qu’ils fabriquent pas des buildinges en glace, les Sibériens. Vous vous rendez compte qu’on a tout sous la main : les matériaux et le gel qui les assemble ! Suffit d’une pelle à gâteau pour bâtir sa gentilhommière ! Et dites, réfléchissez un poiluchard : pas besoin de réfrigérateur. C’est la Berezina pour la Maison Frigidaire !
En pas deux plombes, nous disposons d’un abri wonderfull, climatisé, douillet, vaste et d’une propreté méticuleuse. Comme dirait ma pauvre chère Félicie : on pourrait lécher les murs.
Le hic, c’est qu’on doit assurer un tour de garde pour garder l’entrée débloquée à mesure que tombe la Chantilly. Sinon ça serait l’asphyxie. On se réveillerait mort, avec une telle couche de neige devant la porte qu’il faudrait un bulldozer aux mecs des pompes pour venir nous récupérer la carcasse. Force nous est donc de déblayer l’ouverture toutes les cinq minutes.
Faut pelleter dur, souquer à bloc dans tout ce frometon pour le disperser. Il s’ensuit un tunnel qui s’allonge comme les galeries d’une termitière.
On a, fort t’heureusement, évacué le matériel de la chenillette. Notre tuture, pour la revoir, faudra attendre le dégel, m’est avis. Ou alors organiser des travaux façon Abou-Simbel. Il lui en choit des épaisseurs insensées sur la coloquinte ! Sa capote a déjà dû céder. Faut toujours s’aider dans la vie[17].
Natacha prépare du thé. Anastasia organise des plumards avec les banquettes, les couvrantes et les manteaux de fourrure. Elles sont en renard argenté, les pelisses, avec col de vison, je vous avais pas précisé ? En Sibérie, c’est pour rien la fourrure. Le chinchilla pullule tellement qu’on en fait des paillassons.
Lorsqu’on s’est tous octroyé une gamelouse de thé brûlant, je leur conseille de pioncer un bon coup en attendant le jour. Et ils m’obéissent. L’épuisement déforme leurs traits. Une fille qui a froid ne ressemble plus à rien. Les degrés sous zéro sont les plus cruels ennemis de la beauté. Moi, franchement, entre une ravissante pin-up qui grelotte et Marlène Dietrich, j’hésite pas : je me fais une pogne !
Heureusement que je dois m’esquinter la nénette à dégager la sortie, parce qu’autrement je deviendrais siphonné à trop évoquer ma vieille et le môme Béru. L’action nous protège de la pensée. Sans la fatigue, on n’obtiendrait jamais rien des hommes.
Je suis vanné, mes amis. Mes cannes tremblotent comme de la gelée de groseille dans la musette du mec chargé d’actionner un pic pneumatique. J’ai les biceps en feu, les triceps en fusion, la paume des mains enflammée, le cou qui torticole, la colonne vertébrale qu’invertèbre. Je mouillasse de partout. Le mec qui viendrait me proposer des œufs à la neige, je lui casserais le manche de ma pelle sur le bocal !
Pendant les maigres périodes de répit, je viens me vautrer dans l’igloo. Pour me tenir éveillé, j’observe le comportement du pauvre prof, guettant les premiers symptômes du faux mal qui le guette.
Ah oui, parce qu’il faut bien que je vous l’avoue : sans plus attendre je lui ai fait gober la potion magique du druide Birthday, à beau-papa.
Car le hasard est parfois marrant, mes petites cailles (écaillées). Il se trouve que le plan du colonel et le mien propre ont justement un bout de route à faire de conserve… Comme on dit chez Olida.