XXVI VENDREDI 8 HEURES

Une impression de malaise m’agite au fond de mon inconscience. Je rêve que je suis sur l’aile d’un avion, essayant de m’y cramponner. Mais l’asphyxie due à l’altitude me coupe toute force.

Je me réveille en nage et en âge d’être marié : la preuve !

Près de moi, mes trois compagnons roupillent sur les lits d’infortune.

Garce de Natacha dont c’était le tour de garde ! Elle s’est endormie au lieu de refouler la neige, et à présent nous sommes emmurés (ou plus exactement enneigés) dans notre igloo !

Je la réveille d’une bourrade affectueuse dans le dos, bourrade administrée de la pointe de mon escarpin, en pestant comme trente charretiers embourbés.

Tout le monde s’arrache aux bras de Morphée, sauf le prof qui gémit doucement dans son coin. Il a une drôle de respiration, le beau-dabe. Saccadée, haletante, sifflante. Son visage et ses mains sont couverts de plaques rouges moirées de bleu, et de vilains boutons apparaissent çà et là entre les plaques. Les gonzesses ne s’en aperçoivent pas tout de suite. Anastasia engueule « ma » légitime, comme quoi elle a roupillé au lieu de vigiler.

Vite on fonce dans le terrier, armés de pelles. S’agit de retrouver l’air libre en vitesse, sinon on va jouer la grande scène du sous-marin en perdition de « X 24 ne répond plus ». Comme il ne nous est pas possible de refouler la neige au-dehors, force nous est de la coltiner à l’intérieur de notre habitacle. On se met au labeur. La tronche nous bourdonne. On a des étourdissements. La sueur dégouline sur nos frites. Je creuse avec la farouche énergie d’un écureuil qui serait chargé d’alimenter le Creusot en énergie électrique en actionnant une turbine. Les deux filles font la chaîne. Bientôt notre igloo est presque plein. On titube. On échange des regards en gouttes d’huile. On a les prunelles sur la paupière inférieure. Nos gestes s’accomplissent au ralenti. Enfin quoi, Bon Dieu, elle a pas pioncé pendant cent berges, la môme Natacha. On devrait avoir recollé à l’air libre depuis que je m’exténue.

Il a beau neiger dru…

Je m’arrête, les forces coupées net. Je viens de piger. La neige a cessé, mes agneaux. Le grand vent du nord lui a succédé, comme souvent dans ces régions proches de l’Arctique (de la mort). Et cette tempête, ce simoun des terres quasi polaires a accumulé la neige par-dessus notre abri. Il y en a des mètres et des mètres à présent, devant nous, au-dessus de nous, partout ! On est perdus sous des épaisseurs effarantes qu’une pelleteuse mécanique mettrait sans doute des jours à dégager.

Écœuré par la sottise de notre destin, je lance ma pelle dans le mur blanc qui nous cerne.

— Vous renoncez ? me demande Anastasia.

— On est cocus, ma fille ! Le vent a soufflé sur le plateau et on a maintenant le mont Blanc au-dessus de la tronche.

— Alors, qu’est-ce qu’on peut faire ?

— Sa prière, quand on conserve un brin de religion ou son testament lorsqu’on est marqué par la hideuse société capitaliste. Tu peux aussi crier « maman », c’est une variante qui plaît beaucoup.

Ayant dit, je me blottis dans les bras glacés de ma philosophie pour y attendre le trépas. Fallait bien que ça se termine un jour, non ? Alors maintenant ou plus tard, ici ou ailleurs, hein ?… De toute manière, dans cent ans je n’aurais plus été là. On a lutté, tous. Fait semblant d’y croire.

On a joué le jeu tant qu’on a pu, en bons petits bougres qui croyaient à des lueurs. On s’est bien battus, contre les autres, contre soi-même, contre la nature, contre des idées. On a essayé de jouir comme des dieux. De rire un peu, du bout des dents, du bout de la rate. D’aimer. Ça oui, d’aimer… histoire de cristalliser l’infini.

Très bien, c’est râpé, réglé, scié, pas de regrets… Ferme les yeux, San-A. Chasse les souvenirs qui se ruent pour la curée finale, veulent te dévaster l’âme avant ton néant, te voir caner, charogne de corps et d’esprit.

Je ferme les yeux. L’oreille sur le sol glacé, j’aspire au silence intégral. Mais il ne vient pas. Au contraire, l’hallucination me joue des tours, et au lieu de la paix sidérale escomptée, des bribes de chants m’investissent les portugaises. Je crois reconnaître l’organe de Béru. Mirage sonore ! Hallucination auditive ! Nostalgie de mon ouïe qui se refuse à désarmer.

Chevalier de la Table ronde

Goûtons voir, si la gnole est bonne !

Tiens, il y a une variante ! Sacré Béru ! Est-ce sa voix de nouvel archange que je perçois ? Auquel cas je suis dans l’antichambre de la mort…

D’autres voix se mêlent à la sienne, la soutiennent. Des voix de femmes ! Des voix russes.

Goûtons voir, da, da, da

Goûtons voir, niet, niet, niet

Goûtons voir si la vodka est bonne !

Par tous les saints du Paradis, par saints Pierre Paul Jacques ! Par saint Émilion, par saint Raphaël, par saint Zano, par saint Matthieu (patron de Johny Stark), par saint Nicolas (grands crus) ces chants m’ont l’air de vrais chants terrestres, et la voix de Béru d’une vraie voix bérurienne !

Anastasia vient s’accroupir près de moi. Ce matin, les coups de lanière qui lui ont cisaillé les chairs sont violets, bordés de jaune.

— Comment te sens-tu ? murmure-t-elle.

Like this, like that, mon cher cœur. C’est de la bonne petite agonie sans histoire…

— Je te dis adieu pendant que j’ai encore la force de le faire, murmure l’ancienne ravissante fille (je la trouve pas laubée du tout to day !).

— C’est gentil. Bonne mort, ma poule. S’il existe une survie, je conserverai de toi un souvenir éternel !

— Donne-moi la main, veux-tu ? chuchote-t-elle, ça me rendra les choses plus faciles…

— Volontiers. Où est Natacha ?

— Au chevet de son père, il semble très malade…

Un moment s’écoule. Mes cages à miel continuent de capter des chants illusoires.

Si je meurs, je veux qu’on m’enterre…

Dans une cave où qu’y a d’la vodka !

brame le Gros, à travers des espaces…

Pauvre Béru hallucinatoire. Lui au moins a eu une fin express. Il n’aura pas connu notre interminable agonie.

— Chéri, appelle doucement Anastasia.

— Oui, ma belle ?

Elle me pose alors cette question qui remet TOUT en question.

— Dis-moi, tu n’entends rien ?

Ça me fait tressaillir.

— Comment, Anastasia, toi aussi, tu entends ?

— On chante, non ?

— C’est ce qu’il me semblait. Je croyais à un phénomène d’autosuggestion !

— Et l’on dirait la voix de ton ami Bérurier !

— Ah ! il te semble également ?

On se tait pour s’écarquiller les trompes d’Eustache.

Dans une cave, da, da, da.

Dans une cave, niet, niet, niet…

reprend le chœur.

Russe !

— Il y a du monde au-dessous de nous, chéri, juste au-dessous ! affirme ma camarade d’agonie.

— Comment veux-tu, c’est impossible !

— Impossible ou non, ça est !

— Bon, murmuré-je en recramponnant ma pelle. Retiens-toi de respirer pour me laisser un petit rabe d’oxygène, beauté. On va essayer d’en avoir le cœur net.


Le trou que je perce devient rapidement une excavation, mes amis. Je fouisse, je fouisse comme une taupe, en oubliant de reprendre haleine. Plus je creuse, mieux nous parviennent les chants altiers de Sa Majesté.

Enfin, après une pelletée plus grosse que les précédentes, le sol cède sous moi et je déboule dans un goulet vertigineux.

J’atterris avec encombre dans un grand local où il fait bon et joyeux et où, surtout, l’on peut respirer à pleins poumons !

Mon dargif en émet trente-six chandelles et le choc se répercute jusqu’en mon entendement, lequel se déconnecte un instant. Je m’ébroue pour essayer de me remettre en place ce qui a été déplacé, depuis mes yeux jusqu’à mes sœurs Etienne. J’y parviens.

Pendant un laps de temps que j’évalue à quelques dixièmes de seconde, je ne saurais préciser davantage, je pense rêver. Je me dis que ce n’est pas vrai. Que la fantasmagorie de l’asphyxie me joue des tours. J’ai cru entendre chanter, j’ai cru qu’Anastasia entendait. J’ai cru creuser. J’ai cru tomber. Mais je batifole déjà dans une autre dimension.

Ce qui m’environne est si abracadabrant, mes petites fleurs de nénuphars. Jugez-en ! Je suis dans une sorte de grotte de dix mètres sur douze, jonchée de fourrures dont un coin a été aménagé en cuisine où l’on rôtit des viandes odorantes.

Des bouteilles vides sont dispersées un peu partout ! Tandis que trois alignées de pleines occupent une étagère. Un tourne-disque. Des photos de filles à poil. Des coussins moelleux… J’enregistre à la volée. Mon regard assailli de toutes parts butine ces choses incongrues, pour s’attarder principalement sur une douzaine de filles peu ou pas vêtues entourant un Bérurier aussi nu qu’à sa naissance. Toutes ces bonnes gens ont la bouille empourprée et me paraissent copieusement chlass, malgré l’heure encore matinale.

Je les ai interrompus en pleines chansons. La bouche graisseuse, l’œil atone, les bras ballants de surprise, ils me regardent, puis regardent le trou qui m’a livré à eux. Béru réagit le premier, comme le lui impose sa double qualité d’homme et de Français.

— Ben, ma vache, tu parles d’un père Noël ! D’où que tu sors, Mec ?

— Je passais, Gros, et comme j’ai vu de la lumière, je me suis permis d’entrer…

— T’as bien fait. Et si j’ose dire tu tombes à pic, vu que j’sus en panne de stock avec mes souris. Douze mémères à manœuvrer, c’est de l’ouvrage. Je m’ai employé toute la noye et je crois, si mes calculs seraient exaguetes, que chacune a eu sa dose de bonheur, mais où je trébuche, c’est pour les réassorts. Elles en reveulent toutes, les goulues ! J’ai beau leur espliquer que je dois recharger les batteries, elles me sont toutes après le négus, San-A. Tiens, si tu veux commencer par du sujet de classe, attaque la Mongole qu’est là. Alexandra Kouchtoyla Kjtdénièz, elle s’appelle. Ça paraît duraille à retiendre mais on s’y fait. Elle a une spécialité aguichante que t’en reviendras pas, mon pote ! Le frotti-frotta roploplesque ! Tu t’envoles dans la minute qui suit ! Décollage vertical et surface portante à géométrie variable ! Dans l’Himalaya on leur enseigne ça, pour qu’elles puissent amadouer le yéti si qu’elles le rencontrent quand elles vont aux champignons. En dehors d’Alexandra, t’as Nathalie également qui mérite un détour. Y aurait un Michelin de la fesse, elle aurait droit à ses trois boutons de braguette comme une reine ! C’est la petite blondasse qu’est assise, là-bas. Tu mates ? Oui, la vraiment blonde ! Son blaud, à mam’zelle, c’est le frisson pattes de mouche ! Elle t’entreprend à la paupière, t’as remarqué la longueur de ses cils ?

Il me communique son ivresse, Béru. Me soûle de paroles.

— Minute ! l’interromps-je, qu’est-ce que c’est que ce bordel, Gros ?

Il rigole large comme une tranche de pastèque.

— Justement, tu l’as dit, San-A. C’est un bordel !

— En plein Nord sibérien ?

— Ben quoi, tu te figures qu’y a que sur le méridional de Graine-Ouiche qu’on bouillave ?

— Mais sacrebleu, dans ces solitudes…

— Où t’as vu la solitude, Gars ? T’oublies la base ! Une bande de petits malins qu’en avaient quine de la manu-militari ont organisé ce boxon en loucedé. Un clandé, en somme ! Quand c’est leur tour de patrouiller les azimuts, ils s’hâtent de venir ici se faire dégager les voies respiratoires. Que veux-tu, soldat ou pas, ça baise, un Russe ! Ces mecs, y sont pas arrivés deux cents millions et des poussières rien qu’en tartinant des toastes de caviar ! En plus, l’inertie ça pousse à la grimpette. Un zig cédant terre, faut qu’il s’affranchisse plus souvent qu’un autre. Moi, je serais quèque chose au crème lin, j’y aurais organisé personnellement leur claque.

— Comment as-tu débarqué ici ?

— En trombe, mon pote ! T’as pas vu que j’ai valdingué dans le précipice, cette nuit ?

— En effet…

— La grotte où qu’on est se trouve à dix mètres de la crête. Reusement, à l’avant, ça forme terrasse au-dessus du vide. Je m’ai catapulqué sur le balcon de ces belles. T’aurais vu leurs airs quand je suis débarqué dans leur chambrée ! Ah ! les sauterelles ! Ça jacassait ! Ça me palpait ! Ça…

Renseigné, je m’approche de la sortie. En effet, l’escarpement à cet endroit compose une plate-forme bordée de rochers.

À droite, une échelle de corde se balance contre la paroi.

Le temps est limpide. Plus de neige… Le ciel est aujourd’hui plein d’une immense clarté boréale.

Au loin, très loin, on distingue la base, avec les petites taches géométriques de ses constructions, la mince ceinture argentée de ses barbelés… Et puis, au fond du camp, une longue piste limitée par des hangars gigantesques, qui doit être un terrain d’atterrissage.

Je rentre dans la grotte en frissonnant. L’ouverture est obstruée par une double paroi de plastique transparente.

— Quelqu’un parle français, ici, je suppose, pour que tu sois au parfum de toutes ces choses, Gros ?

— Ben oui : la petite Katia Vizesetpine, ici présent, était femme de ménage-espionne à l’ambassade de France de Moscou. Seulement comme y avait rien à espionner, elle s’est faite pute, pas vrai, gamine ?

— Tu l’as dit, bouffi, répond la charmante interpellée.

Je l’aborde complaisamment.

— Ravissante Katia, lumière du Nord, éclat de toutes les Russies y compris la Russie soviétique, dites-moi, les chers garçons qui viennent vous rendre visite, passent ici tous les jours ?

— Presque, sauf lorsqu’ils sont consignés.

— Ils viennent nombreux à la fois ?

— Une dizaine, parfois plus, parfois moins.

— Et ils arrivent par cette échelle de corde qui se balance là dehors ?

— Oui.

Je voudrais en apprendre plus, mais un cri tragique, tel que Mme Marie Bell en personne n’en poussa jamais, pas plus que cette marchande de poissons du Vieux-Port, retentit en provenance de notre igloo !

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