XVIII JEUDI 11 H 50

Quand il n’est plus en léthargie, il est plutôt sympa, le professeur Bofstrogonoff (Boris pour les vieilles dames). Ce qui frappe, c’est l’impression d’extrême fragilité émanant de sa personne. Il a l’air plus vulnérable debout qu’allongé. Plus vieux aussi. L’inconscience avait gommé ses plus importantes rides. Mais la lucidité recouvrée laboure illico son visage de vieux clown à la retraite. Il regarde autour de lui d’un œil distrait, avise sa fille et lui sourit avec une bonté radieuse. Sa main parcheminée se tend vers les grosses joues rouges de Natacha et il murmure des choses que je ne pige pas, mais qui doivent être gentilles.

Birthday fait signe au réanimateur de s’esbigner avec son matériel. Ce que l’autre obtempère[15] docilement.

— Je crois savoir que vous parlez anglais, professeur, dit le colonel en s’avançant vers Bofstrogonoff.

Le vieillard lève la tête. Il fronce ses épais sourcils blancs en découvrant l’officier dans un uniforme U.S. et paraît seulement s’apercevoir de l’incongru de la situation.

— En effet, murmure-t-il, mais… comment se fait-il ?

Birthday s’assoit au bord du matelas sur lequel gît le vieillard.

— Prenons les faits dans l’ordre chronologique, professeur. Hier matin vous vous trouviez dans votre datcha de Krakdanlaminirob, près de Moscou, exact ?

— Eh bien, mais… naturellement, admet Bofstrogonoff.

— Vous rappelez-vous ce qui s’est passé après que vous eûtes pris votre petit déjeuner, professeur ?

Le savant adopte l’air d’un vieux mélomane cherchant à reconnaître un air de musique.

— Vous dites hier matin, en fait c’est ce matin !

— Erreur, professeur, vous vous êtes absenté trente-six heures de votre conscience. Si bien que ce que vous appelez « ce matin » a eu lieu hier. Mais peu importe. Racontez-nous un peu vos tribulations, professeur.

— Le chauffeur du laboratoire est venu me chercher, comme chaque jour.

— Il était seul ?

— Non, ainsi qu’à l’accoutumée deux hommes du stalaktitburo l’accompagnaient pour assurer ma sécurité.

— Pas d’autre élément protecteur ?

— Si : une voiture de police roulait devant nous, selon le rituel établi.

— Continuez, professeur…

Le savant caresse les cheveux mousseux comme de la barbe à papa garnissant ses tempes.

— Au carrefour des routes de Prenzenpourtongrad et de Bradévostok, un accident s’est produit.

— Un accident, professeur ?

— Un camion a percuté la voiture de police.

Il hoche la tête :

— Un choc terrible. Les deux véhicules étaient en miettes et il y avait du sang partout.

— Et alors, professeur ?

— Notre propre véhicule a stoppé. Yvan Sasakarine, notre chauffeur, flanqué d’un de mes gardes du corps, s’est précipité.

— Si bien que vous êtes demeuré seul avec l’autre gorille ?

— Parfaitement.

— Après, professeur ?

Anastasia et moi suivons passionnément cet interrogatoire. Bérurier qui ne comprend pas l’anglais est en train de bouffer les boîtes de bœuf en gelée aux haricots rouges dont on nous a garni plein une étagère. De temps à autre, la bouche pleine comme la gueule d’un haut fourneau, le regard plus allumé qu’un sapin de Noël, il se tourne vers moi et articule sans cesser de mastiquer :

— … S’ce qu’y débloquent, ces pommes ?

À ma connaissance, Bérurier est le seul être au monde qui puisse, non pas parler la bouche pleine (je connais une belle tripotée de dégueulasses capables de réaliser cet exploit) mais parler en mangeant. Exercice périlleux, mes amis, exigeant un contrôle absolu du découpage syllabique, de l’usage des glandes salivaires, ainsi qu’un sens inné de la postsynchronisation. Les mots doivent faire du slalom à travers la bouffe. Faut savoir dire entre les mets, quoi ! Pas craindre de se mordre la langue ni de s’étrangler. Déglutir après les points, respirer au moment des virgules, se remplir entre les paragraphes ! Un art, vous dis-je ! Une science.

— Laisse, réponds-je chaque fois.

— Ils causent en quoi t’est-ce ?

— Anglais.

Le Gros s’enfourne des pelletées de boissons amerlocks qui me font appréhender le futur.

— C’est pas que je comprends pas l’anglais, s’excuse-t-il, seulement ce que j’ai, c’est que j’ai pas la patience.

Bofstrogonoff réfléchit profondément.

— Mais où diable sommes-nous ? demande-t-il.

— Vous le saurez dans un instant, promet le colonel, terminez d’abord votre récit, professeur, chacun parlera à son tour. Donc, vous êtes resté seul avec un type du stalaktitburo dans la voiture ; vous souvenez-vous de ce qui s’est passé ensuite ?

— Très bien : deux hommes ont jailli des ruines d’une datcha s’élevant à quelques mètres de nous. L’un d’eux a assommé mon compagnon tandis que l’autre m’ouvrait la porte et m’ordonnait de le suivre. Il me menaçait d’un revolver. J’ai obtempéré. Nous avons couru dans un chemin creux jusqu’à un bois tout proche. Au milieu de ce bois existe une clairière très dégagée. Un hélicoptère attendait ! On m’a forcé à y prendre place. Alors le pilote a braqué une arme bizarre sur moi et j’ai perdu conscience !

— Bravo, professeur, déclare Birthday. Je constate avec satisfaction que vos facultés mnémoniques sont intactes ; par conséquent, après cette éclatante démonstration, vous allez pouvoir vous mettre au travail sans tarder.

— Au travail ? s’étonne le savant.

— Mon nom est Joe Birthday, professeur. Je suis colonel dans l’armée des États-Unis et dirige ce camp de recherches au cœur de l’Alaska. Il est urgent que vous me communiquiez la formule du Bordélaku 18. Très urgent ! Un laboratoire est à votre disposition à deux cents mètres d’ici.

Il est parfait, mon beau-père. Vous croyez qu’il s’indigne ? Qu’il tempête ? Qu’il invective ? S’insurge ? Conspue ? Déclame ? Abracadabrante ? Vitupère ? Désavoue ? Génieticide ?

Que non point, mes drôles ! Nenni, mes chattes !

Simplement, sobrement, mais fermement, il soupire :

— Oh, monsieur, voyons, c’est impossible !

— Oui, répète en écho la camarade Anastasia. Impossible !

Y a une grande faroucheté dans sa prunelle. Toutes les haïssures de la terre.

Birthday prend Bofstrogonoff aux épaules.

— Il le faut bien, pourtant ! dit-il. Voudriez-vous voir dépecer votre fille sous vos yeux, professeur ? Elle le sera si vous refusez !

En v’là une qui n’est pas dans le circuit ! Natacha, franchement, elle aurait une belle carrière de plongeuse à faire dans une cantine d’Ukraine. On ne peut vraiment émouvoir personne avec la perspective de son trépas.

Comme le savant continue de secouer la tête, le colonel lui fait signe de la boucler.

— Je vous laisse le reste de cette journée pour bien réfléchir et vous remettre de vos fatigues, professeur.

Birthday s’en va !

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