VI MERCREDI 1 H 18

C’est longuet de rester recroquevillé sur le plancher d’une bagnole, en retenant son souffle pour demeurer clandestin. De plus, ma position est incommode car j’ai le nez sur une boîte à outils aux arêtes vives ; celle-là même, je suis prêt à vous parier votre slip propre contre une feuille de vigne, qui servit à bricoler ma défunte voiture.

Où ce dangereux énergumène m’embarque-t-il ? Mystère. Ah ! je m’en souviendrai de ma nuit de noces. Avouez qu’elle n’est pas charançonnée et que le destin me la devait, celle-là ! Il reste fidèle à sa légende, le San-A. Des gus mystérieux qui l’embauchent d’office, une agente secrète du Guépéou qui le viole frénétiquement, un abominable tueur qui fait exploser sa voiture ! Et pendant ce temps, sa naïve épouse qui roupille sur son pucelage dans la chambre impériale du Grand Cerf, tandis que l’époux joue les Bibi Fricotin à bord de la guinde du meurtrier.

On roule sec pendant un bout de moment. Je suppose que le flingueur de garde-barrière a hâte de coller des kilomètres dûment bornés entre lui et les lieux de son forfait. Il pédale tant que ça peut, l’homme à la gâpette. Toute la sauce. De nuit les routes sont dégagées et on peut sortir le grand braquet. Il ne s’en prive pas.

Au bout d’un laps de temps assez long, il lève le pied et je l’entends tripoter des trucs au tableau de bord de son zinzin à roulettes. Puis il se met à jacter dans une langue bizarre pour mes tympans. Il a un émetteur radio à bord. Il parle vite et sèchement. Un instant je me demande si, au lieu d’un émetteur, il ne s’agirait pas tout simplement d’un appareil enregistreur et si mister Flingue ne serait pas en train de dicter des instructions, voire son courrier ! Mais lorsqu’il se tait, après une vachement longue tirade, une autre voix, bien caverneuse, bien graillonnante, glaviote une volée de syllabes. Le silence revient. Le conducteur champignonne à nouveau.

Je pense à la grosse femme foudroyée dans l’herbe galeuse bordant la voie ferrée. Une rencontre concluante avec un Bélier, qu’il affirmait, son horoscope couleurs ! J’sais pas s’il est natif de ce signe, le tueur, peut-être que oui ; toujours est-il qu’elle a été aussi concluante que brève, leur rencontre. Pan ! Pan ! Et quarante années d’existence éclatent, se volatilisent, commencent à refroidir au clair de lune…


Terminus !

Maintenant, mes guenilles bleues, de deux choses l’une, comme le disait un de mes amis mono-burne : ou bien le dynamiteur de Ferrari va vouloir, en brave petit plombier, reprendre sa boîte à outils, donc me découvrir et encore donc (ombilical) mourir des quelques balles que je vais lui télégraphier dans la viandasse, ou bien qu’il va quitter sa tuture sans se préoccuper de ses bagages, auquel second cas son destin restera intact et il conservera toutes ses chances de vivre jusqu’à un âge avancé.

C’est la seconde éventualité qui prévaut (comme disait Etienne Marcel). À peine a-t-il coupé le contact qu’il est déjà hors d’auto, d’autorité. Son pas craque sur une nappe de gravillons. Je l’entends tambouriner contre une porte qu’on ne tarde pas à lui ouvrir. Vlaoum ! Le silence revient.

Il est passablement engourdi, votre dégourdi de San-A., mes belles. Cette inconfortable croisière à la suite d’exploits amoureux sans précédent m’a moulu les cartilages, pulvérisé les nerfs et emmêlé les muscles. Avant de quitter le véhicule, je file un coup de périscope sur les alentours déguisés en environs. Je me trouve devant le perron d’une somptueuse demeure style Île-de-France, en brique, meulières et vérandas à vitraux représentant des hérons au long bec emmanché d’un long cou en train de patauger dans des ajoncs. La grande bâtisse rococo, fin de siècle-début de l’autre, si vous mordez. Y a du feu à l’intérieur, au premier comme au rez-de-chaussée. Pourtant, malgré ces illuminations, aucun bruit ne filtre de cette crèche, ce qui me donne à croire que s’il y a grande réception, cette nuit, les invités doivent jouer au bridge.

Je commence par le commencement, c’est-à-dire par faire un tour prudent de la bicoque. Tout est paisible. Un glouglou d’eau dans une vasque ; le cri mélancolique d’un oiseau de nuit et puis, lointain, feutré, cristallin, le carillon d’une horloge assaisonnant deux coups bien espacés…

Si j’étais un gars ordonné, méthodique et tout, je devrais alerter la poulaillerie pour faire cerner la baraque où se terre un dangereux criminel. Seulement moi, vous me connaissez. L’impétueux tempétueux ! Le risque-tout ! Il brave le vent et la tempête, San-A. C’est dans la nature de ses choses ! Vous l’avez déjà vu perdre l’occasion de faire une connerie, vous autres ? Ah ! la la, jamais ! Que non point ! Hardi petit ! Haut les cœurs ! Toujours sur la brèche, le beau commissaire ! Escaladeur de barricades ! Ralliez-vous à mon panache blanc !

Au lieu de me tailler, je sors mon sésame et me mets à tutoyer la serrure d’une porte basse, donnant sur l’arrière de la maison. Pas bégueule du tout, cette serrure. Avec un crochet à bottines, un gamin de cinq ans en deviendrait tabou. Je pénètre donc dans la taule en moins de temps qu’il n’en faut à un cul-de-jatte pour se choisir une paire de chaussures. L’endroit où je débarque ressemble tellement à une buanderie que ce doit en être une. Y a des machines à laver, des séchoirs, des planches à repasser plus quelques appareils dont l’utilité ne me parait pas évidente. Faut reconnaître que l’électroménager a exécuté un tel bond en avant qu’il n’y a plus moyen de le rattraper. Désormais, une cuisine équipée moderne est plus compliquée que le poste de pilotage d’un Boeinge. Ça devient coton, mes grandes filles, d’être ménagère. Bientôt vous aurez intérêt à vous faire cosmonautes et à vous manipuler la capsule plutôt que le bastringue à infrarouge de vos laboratoires nucléaires où la bouffe qu’on y accommode ressemble à de la jaffe pour clébard.

Je traverse la buanderie et débouche dans un large couloir ripoliné en crème où flotte une désagréable odeur de désinfectant.

Au bout de celui-ci commence un escalier de pierre. Je continue de me hasarder. Le silence est glaçant, bien tendu, bien nocturne. Mais brusquement, un cri terrible s’élève. Non, les gars, je n’essaie pas de pondre dans l’horreur. Le côté hou-hou-fais-moi-peur, c’est pas ma longueur d’onde. J’ai d’autres méthodes pour vous carboniser la nervouse, vous mettre le palpitant en torche. Les grands cris sinistres dans la nuit, je laisse ça aux champions de l’épouvante. Je veux pas piller leurs petites recettes, empiéter sur leurs domaines. Les portes qui grincent, le hurlement apocalyptique, vous parlez, ce que j’en ai à branler, mécolle ! Merci bien, je leur en fais cadeau, aux besogneux du frisson tarifé ! Je m’en voudrais de vous servir ce réchauffé de gargote (mit uns) ; cette décoction de tir-à-la-ligne. Les bas morcifs de la cuisine littéraire, j’en veux pas dans ma boutique. Je sers que du surchoix, moi. De la first quality estampillée par la chambre syndicale des maîtres-artisans. Vous pouvez mater la came, vous y trouverez l’estampille officielle, le label de garantie. Mais enfin, quoi, je peux tout de même pas, par pudeur professionnelle, vous cacher la vérité. Un cri que je n’ai pas peur de requalifier de « terrible » a bel et bien retenti. Un cri démentiel, ça y est, c’est lâché, je l’ai dit à ma grande honte. Démentiel. Attendez, comment ils vous tortilleraient ça, les spécialistes de la trouillomanie ? Ah oui : INHUMAIN ! Pour eux autres, c’est ça la pothéose angoissante, le fin du fin. Un cri inhumain ! Ils ajouteraient que j’en ai froid dans le dos. Ben, ils auraient raison. J’EN AI FROID DANS LE DOS, mes petites tronches. De l’électrac me dégouline le long de la raie médiane comme la foudre suit le câble évacuateur d’un paratonnerre (de Zeus). Seulement moi, au lieu d’aller se perdre dans la terre, ça m’engouffre dans le fignedé. Flluittt ! In the bab’, recta ! Ou plutôt rectum, pour ceux qui lisent le latin dans le texte.

Ce cri s’est produit au bout du couloir. Je vais pour me précipiter, lorsqu’un double bruit de pas résonne dans la cage d’escalier.

On vient !

Toujours comme dans les romans à traczir. Vraiment, je ne suis pas fier de moi ! Mais enfin, la vérité avant tout, non ? Dieu merci, je fais passer ma probité avant mon orgueil.

Je me convoque pour une conférence intime à laquelle je réponds immédiatement, et je décide à l’unanimité plus ma voix de me planquer.

La première porte venue fera mon affaire. Justement, il y en a une à cinquante centimètres de moi.

La pièce où j’atterris doit être la cave à vin de la demeure car il y règne une température plutôt basse. Au bout de quelques instants j’éternue et un frigoulet noir me tombe sur les endosses. J’ai beau tendre l’oreille, je n’entends plus rien.

Par prudence, je décide de patienter un peu dans ma cave. Pour me réchauffer, j’exécute une petite danse du scalp silencieuse. Mal m’en prend car je télescope une surface dure, ce avec une telle violence que la surface en question chancelle. Il y a un blaoum suivi d’un floc. M’est avis, mes fistons, que je viens de chambouler le matériel. En tout cas ce petit branle-bas n’a alerté personne, semble-t-il, car le calme continue de régner dans le couloir.

Histoire de vérifier l’étendue du désastre, si désastre il y a, je gratte une allumette. À la lumière furtive du bout de bois je constate que je ne me trouve pas dans une cave, mais dans un local absolument nu et blanc, uniquement meublé d’une table métallique.

C’est cette table que j’ai renversée.

Quelque chose était primitivement posé dessus, qui git maintenant sur le carreau.

Un cadavre !

L’allumette me tombe des doigts et agonise en grésillant entre mes pieds.

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