— Alors, mon petit, où en êtes-vous ?
— Presque à la minute de vérité, monsieur le directeur.
Il a un rire tellement sarcastique que le diable, s’il l’entend, doit le repiquer sur sa mini-cassette pour l’étudier à tête reposée. Ce rire-là, je voudrais l’arroser d’acide sulfurique. Non seulement il me propulse dans des abîmes d’angoisse, ce vieux hibou-genou-caillou, mais il a de plus le front (jusque de l’autre côté de la tronche) de se foutre de moi !
— D’où appelez-vous ?
— De l’auberge du Grand Cerf, monsieur le directeur, en déplorant de ne pas être le grand cerf en question.
— Votre… heu… épouse ?
— Procède à sa toilette nocturne, monsieur le directeur. Je vous appelle de la cabine de l’hôtel.
— Comment se présente la suite ?
— Plutôt mal, soupiré-je.
Il grommelle :
— Je ne vous parle pas de l’heure qui va suivre, San-Antonio…
— Je ne pense qu’à elle, monsieur le directeur. C’est un très sale moment à passer.
— Bast, vous ne serez pas le premier époux trop ému pour pouvoir consommer dès la première nuit. Votre carence, si vous savez vous y prendre, peut passer pour de la délicatesse. Quel est le programme de demain ?
— Moscou !
— Déjà ?
— On ne chôme pas à l’ambassade soviétique. Ces messieurs m’ont expliqué qu’il serait de bon ton d’aller faire la connaissance de mon beau-père en guise de voyage de noces. Ils ont ajouté que le gouvernement soviétique se faisait un plaisir de m’offrir le voyage, m’ont remis deux billets d’avion pour demain matin, ce qui est clair, net, péremptoire et précis !
— Eh bien, voilà qui abonde dans notre sens, mon cher. Plus vite vous serez dans la place, mieux cela vaudra.
— Vous ne craignez pas que cet empressement cache quelque chose, patron ?
Il a un soupir qui me chatouille le lobe.
— Dans cette affaire, tout cache quelque chose, mon bon ami. Voyez-vous, je pense que notre suprême astuce a été de jouer franc jeu, enfin, hum, dans une certaine mesure. Il eût été stupide par exemple de celer votre identité. Vous êtes pour eux le commissaire San-Antonio, et c’est bien ainsi. Il est évident que, sitôt manifestées vos intentions, vous fûtes l’objet d’une enquête serrée. En essayant de tricher à propos de vos fonctions, vous auriez justifié toutes les suspicions. Il ne me reste plus qu’à vous dire le mot de Cambronne et vous souhaiter bon voyage. Vous avez les coordonnées à Moscou, à vous de jouer… et de gagner, mes vœux vous accompagnent…
Estomaquant d’inconscience, le Boss. Monstrueux à force de cynisme aimable. Il a une façon de vous demander l’impossible et de vous expédier dans la fosse à purin en badinant qui couperait les bras à un manchot.
— À propos de vœux, glousse-t-il, je vous souhaite, ainsi qu’à votre jeune femme, beaucoup de bonheur.
Un léger rire. Il ajoute encore afin de mettre sur ma plaie tout son jus de citron disponible :
— Et… bonne nuit !
Fumelard, va !
Je raccroche et sors de la cabine.
L’auberge du Grand Cerf de Comte-Harbourg est une vieille hostellerie traditionnelle sur la route Paris-Normandie (Niémen, pour les aviateurs en retraite). Fenêtres à petits carreaux, rideaux à carreaux plus petits encore, meubles cirés, abondance de cuivres fourbis, plantes vertes en pots, en cache-pots et en cache-cache-pots, tableaux de petits maîtres (tiens, voilà du Boudin !) représentant des scènes de chasse, because l’enseigne ; trophées de cocus un peu partout sur les murs, depuis la ramure du grand cerf annoncé à l’extérieur, jusqu’aux cornettes des enfaons de biche massacrés à l’orée d’un bois et à la fleur de l’âge. Vous mordez le circus ?
Des senteurs de champignons à la crème et de vieux bois flottent dans l’établissement silencieux. C’est bon la province, c’est vrai, c’est stagnant. Derrière la caisse monumentale, la patronne mère, impressionnante personne austère et goitreuse, aligne des chiffres en marmonnant des preuves par neuf. En m’apercevant, la digne dame me gratifie d’un sourire taillé dans la masse de son maquillage.
— Vous n’avez besoin de rien, monsieur ? s’inquiète-t-elle d’une voix ardemment professionnelle.
« Si, songé-je, un régiment de tirailleurs sénégalais me serait de quelque utilité en cette conjoncture » (comme aurait dit le général de Gaulle avant qu’il ne souscrive un abonnement à Rustica et au Chasseur Français), mais comme il est peu probable que cette douairière puisse me le procurer, je lui réponds que tout va bien et je traverse le grand hall pour gagner l’escalier.
Vous qui connaissez, pour y avoir trimbalé votre secrétaire, l’hostellerie du Grand Cerf, vous devez vous souvenir que l’escadrin prend, non pas directo sur le hall, mais au fond d’un vaste décrochement servant de salon. Cette dernière pièce est meublée de banquettes surmenées recouvertes de Gobelins tissés par l’arrière-grand-mère de la patronne, et d’un immense tableau représentant la halte de Napoléon Ier au Grand Cerf. Entre nous soit dit, m’est avis que l’Empereur devait être un gueulard de première si l’on en juge par tous les relais gastronomiques qu’il s’est farcis au cours de son règne. D’ailleurs, s’il est mort d’un cancer de l’estomac, hein !… Dans quelque direction que vous alliez, sur n’importe quelle nationale, voire départementale, vous tombez obligatoirement sur un « Relais de l’Empereur », d’où je conclus que mon dévoué confrère Las Cases a laissé une œuvre incomplète et qu’il aurait dû nous écrire un Mémorial Michelin de Sainte-Hélène. Notez que rien n’est perdu et qu’il nous reste M. André Castelot, lequel, comme chacun sait, est depuis quelques années le président-directeur général de la firme Bonaparte and Napoléon and Joséphine and Co (200 ans d’existence, siège social à Ajaccio, principales succursales à Paris (Austerlitz) et Sainte-Hélène, correspondant permanent à bord du France, téléphone parisien : Invalides 18–40). M. Castelot, dès qu’il aura traité ses Napoléon : à pied, à cheval, en berline, à Brienne, en cosaque ; ses Napoléon vingt cœurs, ses Napoléon vingt culs, ses Nana-popot, ses Popot-Léon, ses Napoléon fils de Charles, Napoléon frère de Joseph, Napoléon père de Napoléon, Napoléon beau-père par alliance et oncle par indulgence de Napoléon III, M. Castelot, dis-je, nous régalera sûrement d’un Napoléon à table dans lequel l’affable et éminent historien dressera enfin la liste complète des « Auberges Napoléoniennes ».
Mais assez napoléonisé comme ça. J’ai — hélas ! — d’autres chats à fouetter (ou à apprivoiser). Ma nuit de noces à passer, les gars ! Saint Braquemuche, priez pour moi ! Que vais-je y bricoler, à ma tendre et chère ? La flûte enchantée ? Que tchi ! Galvauder ma science exceptionnelle, mes dons si poussés, ma rare technique avec cette dondon effarée, rubiconde et conde qui eût été une oie si elle avait eu des plumes ? À Dieu ne plaise ! Va te faire admirer, ma Grosse ! Chez les Grecs ou les Zoulous ! Des caresses San-Antoniaises ? Tiens, fume ! Il est pour l’élite amoureuse, San-A. Pour les frivoles connaisseuses, les championnes du coup de reins frénétique, pour les douées, les bien carrossées, les friponnes. Il s’embourbe pas les charrettes à bras, le commissaire. Il s’active pas dans la charcutaille ! Il a un standinge calbaresque à maintenir ! Une réputation à préserver. Seulement, le moyen de tricher, je vous conjure ? On peut se déguiser en évêque anglican, en joueur de biniou, en agent de police bernois, en Cupidon, en Harpagon, en comte de Monte-tes-cristaux, en phoque, en loup, en loufoque. On peut se déguiser en Nudéhaire, en roi de trèfle, en bédouin, en pissotière (comme Sa Majesté le roi de Danemark), mais on ne peut pas se déguiser en jeune marié-consommant-son-mariage si le cœur n’y est pas. Alors, quoi ? Comment sortir de l’impasse, c’est-à-dire n’y point pénétrer ? Atermoyer ? Employer des palliatifs ? Lui faire un solo de guitare ? J’ai honte ! On est vache tout de même ! Cette môme demandait rien à personne. Elle vivait peinardement son existence gélatineuse. Et puis voilà que je la chanstique avec mon air de la séduction et que je lui contracte un mariage bidon ! Je vous parie une douzaine de belons contre un sanatorium qu’après cette aventure, elle restera déphasée à vie, Natacha. On lui aura perturbé le sensoriel à tout jamais. Elle va les payer avec ses glandes, les recherches de son génial papa.
L’escadrin est large, recouvert d’un tapis à motif qui représente une chasse à courre. Comme je pose le pied droit (mon préféré) sur la gueule écumante d’un pointer, une voix sort de la pénombre.
— Oh ! commissaire San-Antonio, pourrais-je vous dire deux mots, je vous prie ?
Je ne m’attendais vraiment pas à cette interpellation nocturne. Stoppé net dans mon ascension, je mate pardessus la rampe épaisse comme le fût d’un baobab adulte, et j’aperçois un étrange personnage, assis au bout de la banquette sous le cuisinier cassé en deux qui accueillit Napoléon à sa descente de calèche.
L’homme en question est grand, vêtu de sombre, très blond et affublé de lunettes en glace, qui, lorsque je m’approche de l’homme, me renvoient un double reflet de ma gracieuse personne.
J’ai horreur de ne pas voir les yeux de mes interlocuteurs aussi les lunettes-miroir du gars me foutent d’office en renaud.
— C’est à quel sujet ? questionné-je du bout des dents.
Le zig se lève en soupirant. Il est encore plus grand que je ne le supposais. Plus jeune aussi. Il y a quelque chose d’extrêmement juvénile dans sa silhouette et son comportement.
Ses cheveux dorés scintillent sous le chapeau noir à large bord. Il les porte assez longs. Le gars a une gabardine noire à col de velours dans les poches de laquelle il tient ses mains enfouies.
Toute sa personne aspire à une désinvolture qui, curieusement, finit par sembler conventionnelle.
Il articule sèchement :
— Confidentiel !
— Et alors, riposté-je, ça implique que vous deviez me le dire en morse, au fond d’une galerie de mine désaffectée ?
Il n’apprécie guère ma boutade. Un léger rictus tord sensiblement ses lèvres bien dessinées.
— Allons dehors, fait-il en se dirigeant vers la porte vitrée donnant sur une venelle, à l’arrière de l’hostellerie.
— Allez-y tout seul, mon vieux, réponds-je en retournant à l’escalier. J’oubliais de vous dire que je ne reçois que sur rendez-vous.
Il s’arrête, mécontent. Puis il sort simultanément ses deux paluches de ses fouilles. Dans la droite il tient un revolver dont, à cause de la pénombre, je ne distingue pas la marque. Dans la gauche il a un silencieux. D’un mouvement précis et prompt, il visse le second sur le premier. L’ensemble de l’opération ne lui a pas demandé plus de quatre secondes. Ce laps de temps m’a suffi pour réfléchir et faire deux constatations assez déprimantes : je suis désarmé, et cet homme est un tueur. Ses gestes comme son outillage ne trompent pas. Mon visiteur du soir doit avoir du monde à son palmarès. Exactement le genre de petit maniaque auquel la Compagnie des « Pompes Funèbres Générales » envoie son calendrier de fin d’année ainsi que ses vœux de « bonne continuation ».
— Sortons, répète-t-il froidement, en me braquant à la cow-boy, le feu appuyé contre sa hanche.
Je hoche la tête.
— Après tout, pourquoi pas ? dis-je. Un bol d’air avant le dodo n’a jamais fait de mal à personne.
Il ouvre la porte d’un geste automatique, en coulant sa main libre derrière son dos, puis il s’écarte pour me laisser passer. En voilà un, mes poulettes, pour le feinter, doit falloir se lever de très bonne heure.
Puisque vous connaissez si bien le Grand Cerf de Comte-Harbourg, vous devez vous rappeler la ruelle de derrière, celle par laquelle vous vous êtes débiné comme un malpropre, la fois où vous avez vu rappliquer votre femme et son amant. Elle borde l’auberge, puis les jardins de l’auberge. En face, c’est la rivière avec ses saules inconsolables.
Il fait un clair de lune à ridiculiser les vers luisants. Grâce à lui j’aperçois une grosse bagnole américaine stationnée dans une zone d’ombre.
— Montez à l’arrière ! m’enjoint le blondinet à pétoire.
Faudrait se rebeller, j’sais bien, d’autant plus que je déteste la passivité. Seulement quand on est en manches de chemise et qu’un monsieur décidé vous tient en joue avec un flingue à semelles de feutre, on doit maîtriser ses impatiences, rengainer ses mouvements d’humeur et méditer à propos de son avenir. En s’ouvrant, la portière actionne les loupiotes intérieures de la chignole. Je découvre un monsieur assis sur la banquette arrière. Un presque vieillard, fluet, ridé, pourvu d’un nez crochu que chevauchent des lunettes identiques à celles de son compagnon. Lui aussi est vêtu de sombre et porte un chapeau noir à large bord. Je ne sais pourquoi, je l’imagine chauve sous son grand bada.
Il fume un long cigare sombre, mince comme une cigarette dont l’âcre fumée emplit tout l’intérieur du véhicule.
— Navré de vous déranger aussi cavalièrement, commissaire San-Antonio, me dit-il d’une voix assez affable où perce un accent mal défini ; rassurez-vous, ce ne sera pas long.
— À qui ai-je l’honneur ?
Il laisse chuter la cendre de son cigare sur son revers qui se met à ressembler à l’âtre d’une cheminée éteinte.
— Samuel, répond le passager de l’auto.
— Samuel qui ?
— Samuel rien. Ça ne vous suffit donc pas ?
Je m’abstiens de répondre. Le jeune blond est venu s’agenouiller sur le siège avant, son flingue toujours braqué sur moi. Il a laissé la portière entrouverte de son côté afin d’être prêt à bondir, le cas échéant.
Résigné, j’attends la suite des événements, en songeant que cet intermède inattendu retarde l’instant fatidique qui devrait faire de Natacha ma femme au sens biblique du terme.
— Nous n’avons que très peu de choses à vous dire, commissaire San-Antonio, mais il fallait qu’elles fussent dites sans retard.
Il tète son cigare, s’avise qu’il vient de s’éteindre et enfonce la touche ronde de l’allume-cigares situé à l’arrière de la voiture, dans l’accoudoir central.
— Nous savons, reprend-il que vous venez de contracter un faux mariage avec la fille du professeur Boris Bofstrogonoff.
Le Vieux m’ayant appris à nier l’évidence, je me fends d’un vertueux « Que me chantez-vous là ? » qui ne convaincrait même pas un arriéré mental. Mon interlocuteur ne se donne pas la peine de m’en accuser déception.
— Demain vous partez pour Moscou, poursuit-il. Il est probable qu’une fois là-bas, vous aurez l’occasion de pénétrer en des lieux qui nous sont inaccessibles.
Je le coupe :
— Qu’entendez-vous par « nous », monsieur Samuel ?
— Par « nous », j’entends « nous », et rien d’autre, répond le grincheux.
Il rallume son cigare à la pastille incandescente de l’allumeur.
— Notez, reprend-il, que nous nous faisons peut-être des illusions, vous et nous, et que votre qualité de gendre ne vous ouvrira pas pour autant les portes interdites. Mais vous avez raison, c’était une chance à risquer. Au cas où les choses confirmeraient vos espoirs, je tiens à vous avertir, commissaire San-Antonio, que vous devrez obéir point par point aux directives que nous vous donnerons sur place.
J’en reste comme deux ronds de flan, mes fils.
« Ton impudence, téméraire vieillard, aura son châtiment », qu’il disait, Don Gormas, en virgulant une mandale au daron du Cid.
C’est bien le comportement que j’adopterais si je n’avais le respect de ses cheveux blancs d’abord (après tout il n’est peut-être pas chauve), et du revolver pointé sur ma vaillante poitrine ensuite.
— Quel genre de directives ? je demande en m’efforçai de prendre un ton désinvolte, manière de masquer mon désarroi.
— Vous le verrez bien ! Je m’empresse d’ajouter qu’elles ne seront pas en contradiction avec la mission dont vous êtes chargé, commissaire San-Antonio. Disons que nous vous emploierons comme extra, à la pige, si je puis dire.
C’en est trop.
— Et vous vous figurez que je vais obéir comme un foutou ! tonné-je. Ah, ça, monsieur Samuel, me prenez-vous pour un paillasson sur lequel n’importe qui peut se décrotter les pieds ?
Il ouvre la bouche comme font les carpes pour larguer un chapelet de bulles. Seulement lui, ce sont des ronds de fumée qu’il expire. Ils flottent un instant comme les anneaux olympiques dans la bagnole avant de s’évacuer par la portière entrebâillée.
— Je vous prends pour un homme, commissaire San-Antonio. Pour un homme courageux, téméraire même. Pour un homme intelligent, subtil, prêt à toutes les audaces… mais pour un homme ; avec tout ce que la chose implique également de faiblesse, de doutes, de craintes et d’abandon. Lorsque vous serez là-bas, vous comprendrez que vous devez nous obéir aveuglément. Cette perspective qui vous fait bondir ici vous semblera naturelle, je vous le prédis. Si je vous annonce l’événement avant votre départ, c’est uniquement pour éviter les errements, les tâtonnements, les hésitations. À Moscou quelqu’un vous contactera, sans doute à un moment qui vous paraîtra inopportun. Ce quelqu’un vous dira simplement ceci : « Hélas ! voici que nous devons embrasser le contraire de la vérité, ce n’est qu’à présent que l’erreur devient mensonge… » Vous vous le rappellerez ?
— Aphorisme de Nietzsche, ricané-je. On fait dans la philosophie, chez vous ?
— Il est agréable de travailler avec un garçon cultivé, soupire le dénommé Samuel. Eh bien, je pense que c’est à peu près tout ce que j’avais à vous dire, commissaire San-Antonio. J’ajoute que, dès l’instant qu’on vous aura donné ce mot de passe, vous n’aurez plus qu’à obéir. Plus vous serez docile, mieux vous vous en trouverez.
Je le considère un moment en silence. Malgré moi je me fends la tirelire.
— Sérieusement, vous croyez que je marcherai dans vos petites combines ?
— J’en suis persuadé.
— Comme ça, sans explications ? Sans savoir qui vous êtes et ni quel but vous poursuivez ?
— Vous verrez, promet-il, vous verrez…
Un méchant frisson me dégouline le long de la gouttière. Pourquoi la voix tranquille et insidieuse de cet homme me provoque-t-elle un bizarre sentiment d’impuissance ? Je me sens frêle et vulnérable. Votre San-A. n’est plus qu’un bouchon sur une vague. Quel pétrin, ma doué ! Quel pétrin ! Dans les latrines jusqu’aux naseaux, mes bichettes ! Faut garder les lèvres hermétiquement closes, s’empêcher coûte que coûte de bâiller, sinon c’est la grosse dégustation torrentielle, excrémentielle et tout ! Le hideux naufrage dans la merdouille. Le coulageapic dans les abysses chiotteuses.
— Bonne nuit, monsieur Samuel !
— Bon voyage, commissaire San-Antonio !
C’est tout ! Je descends… Une brise mutine joue quelque part avec un volet mal arrimé. Au bout de trois pas je me retourne pour noter le numéro de la tire. Impossible : la plaque minéralogique a été astucieusement crépie de boue.
Déjà la voiture démarre, tous feux éteints, dans un silence onctueux de mécanique bien chiadée.