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Pendant quelque temps, Lila promena fièrement sa tête bandée. Puis elle ôta son pansement et montra à qui voulait la voir sa blessure noire, rougeâtre sur les bords, qui allait de la racine des cheveux jusqu’au front. Puis elle oublia ce qui lui était arrivé et, si quelqu’un fixait la marque blanchâtre qui lui était restée sur la peau, elle faisait un geste agressif qui signifiait : qu’est-ce que tu regardes, occupe-toi de tes affaires ! Elle ne me dit jamais rien, pas même un mot de remerciement pour les pierres que je lui avais tendues ou pour avoir essuyé son sang avec le pan de mon tablier. Mais, à partir de là, elle se mit à me soumettre à des épreuves de courage qui n’avaient plus rien à voir avec l’école.

On se voyait de plus en plus souvent dans notre cour. Nous nous montrions nos poupées l’air de rien, l’une dans les parages de l’autre comme si chacune était seule. De temps en temps nous les faisions se rencontrer pour essayer, pour voir si elles s’entendaient bien. Et ainsi arriva le jour où nous étions devant le soupirail de la cave avec la grille décollée : nous procédâmes à l’échange, elle tint un peu ma poupée et moi la sienne, et de but en blanc Lila fit passer Tina à travers l’ouverture du grillage et la laissa tomber.

J’éprouvai une douleur insupportable. Je tenais à ma poupée en celluloïd comme à ce que j’avais de plus précieux. Je savais que Lila était une gamine très méchante, mais je ne me serais jamais attendue qu’elle me fasse un coup aussi cruel. Pour moi ma poupée était vivante, et la savoir au fond de la cave, au milieu des mille bestioles qui y grouillaient, me jeta dans le désespoir. Mais en cette occasion j’appris un art dont je devins par la suite experte. Je retins mon désespoir, je le retins sur le bord de mes yeux humides, à tel point que Lila me lança en dialecte :

« Tu t’en fiches ? »

Je ne répondis rien. J’éprouvais une douleur extrêmement violente, mais je sentais que la douleur de me fâcher avec elle serait plus forte encore. J’étais comme étranglée par deux souffrances : une déjà en acte, la perte de ma poupée, et une potentielle, la perte de Lila. Je ne dis rien et ne fis qu’un geste, sans montrer de dépit et comme si c’était naturel, même si ce ne l’était pas et si je savais que je risquais gros : je me contentai de jeter dans la cave sa Nu, la poupée qu’elle venait de me donner.

Lila me regarda, incrédule.

« Moi aussi, je suis capable de faire comme toi, récitai-je aussitôt à voix haute, épouvantée.

— Maintenant tu vas me la chercher.

— Si tu vas chercher la mienne. »

Nous y allâmes ensemble. Dans l’entrée de l’immeuble, sur la gauche, il y avait une petite porte qui conduisait aux caves : nous la connaissions bien. Abîmée comme elle l’était – un des battants ne tenait que sur un seul gond – la porte était bloquée par un verrou qui maintenait ensemble tant bien que mal les deux battants. Tous les enfants étaient tentés, mais en même temps terrorisés, par la possibilité de forcer cette petite porte juste assez pour pouvoir passer de l’autre côté. C’est ce qu’on fit. Nous obtînmes un espace suffisant pour que nos corps minces et souples se glissent dans la cave.

Une fois à l’intérieur, Lila d’abord et moi derrière, nous descendîmes cinq marches en pierre jusqu’à un endroit humide, mal éclairé par de petites ouvertures au niveau de la rue. J’avais peur : j’essayai de suivre Lila, qui avait l’air en colère et allait droit à la recherche de sa poupée. J’avançai à tâtons. Je sentais sous mes semelles de sandales des objets qui craquaient – verre, pierraille ou insectes. Nous étions entourées d’objets non identifiables, de masses obscures pointues, carrées ou arrondies. Le peu de lumière qui traversait l’obscurité tombait parfois sur des objets reconnaissables : le squelette d’une chaise, la hampe d’un lustre, des cageots de fruits, des fonds et des flancs d’armoires, des pentures. Je fus très effrayée par une espèce de visage flasque aux grands yeux de verre, dont le menton s’allongeait en forme de boîte. Je le vis accroché sur un petit moine en bois, avec son expression désolée, et l’indiquai à Lila en criant. Elle se retourna d’un bond, s’approcha lentement de l’objet en me tournant le dos, tendit une main précautionneuse et l’enleva du moine. Puis elle se tourna. Elle avait mis le visage aux yeux de verre sur le sien, et maintenant elle avait un visage énorme, aux orbites rondes sans pupilles, privé de bouche, avec ce menton noir en galoche qui pendait sur sa poitrine.

Ce sont des instants qui sont restés fortement imprimés dans ma mémoire. Je n’en suis pas certaine, mais il dut sortir de ma poitrine un véritable hurlement de terreur, parce qu’elle se hâta de dire d’une voix tonitruante que ce n’était qu’un masque, un masque à gaz : son père l’appelait comme ça, il avait le même dans le débarras de leur maison. Je continuai à trembler et à gémir de peur, ce qui visiblement la convainquit de l’ôter ; elle le jeta dans un coin avec grand fracas, soulevant la poussière qui parut se concentrer entre les rais de lumière des soupiraux.

Je me calmai. Lila regarda autour d’elle et repéra l’ouverture d’où nous avions fait tomber Tina et Nu. Nous nous approchâmes du mur rugueux et granuleux et regardâmes dans l’ombre. Les poupées n’y étaient pas. Lila répétait en dialecte : elles ne sont pas là, elles ne sont pas là, elles ne sont pas là, et elle fouillait par terre avec ses mains, ce que moi je n’avais pas le courage de faire.

De très longues minutes s’écoulèrent. Une fois seulement je crus voir Tina et avec un coup au cœur me penchai pour la ramasser : mais ce n’était qu’une vieille page de journal roulée en boule. Elles ne sont pas là, répéta Lila, et elle se dirigea vers la sortie. Alors je me sentis perdue, incapable de rester là toute seule à continuer les recherches, incapable de m’en aller avec elle si je n’avais pas trouvé ma poupée.

En haut des marches, elle annonça :

« C’est Don Achille qui les a prises : il les a mises dans son sac noir. »

Et à cet instant même je l’entendis, Don Achille : il rampait et se frottait contre les formes indistinctes des objets. Alors j’abandonnai Tina à son destin et m’enfuis pour ne pas perdre Lila qui, agile, se tortillait déjà pour se couler de l’autre côté de la porte dégondée.

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