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Tout rentra brusquement dans l’ordre habituel quand les rumeurs sur Lila parvinrent jusqu’à Pasquale. C’était un dimanche et Carmela, Enzo, Pasquale, Antonio et moi nous promenions le long du boulevard. Antonio lança :

« Il paraît que Marcello Solara raconte à tout le monde qu’il a été avec Lina. »

Enzo ne cilla pas, Pasquale s’emporta aussitôt :

« Comment ça, il a été avec elle ? »

Antonio se sentit gêné à cause de Carmela et moi et répondit :

« Tu vois ce que je veux dire. »

Ils s’éloignèrent et se mirent à discuter entre eux. Je vis et entendis croître la fureur de Pasquale ; Enzo devenait physiquement de plus en plus compact, comme s’il n’avait plus ni bras, ni jambes, ni cou et n’était qu’un bloc de matière dure. Mais pourquoi ? me demandais-je. Comment se fait-il qu’ils s’énervent autant ? Lila n’est pas leur sœur, même pas une cousine ! Et pourtant tous trois se sentent obligés de s’indigner, plus que Stefano, beaucoup plus que Stefano, comme si c’étaient eux les véritables fiancés. Pasquale surtout me parut ridicule. Lui qui peu de temps avant avait dit ce qu’il avait dit, il finit à un moment donné par hurler et nous l’entendîmes très bien, de nos propres oreilles : « Mais moi j’vais leur défoncer la tête, à ces connards ! Ils la font passer pour une traînée ! P’têt’ que Stefano les laisse faire, mais sûrement pas moi. » Puis silence, ils nous rejoignirent et nous déambulâmes sans entrain, je bavardais avec Antonio et Carmela marchait entre son frère et Enzo. Un peu plus tard ils nous raccompagnèrent chez nous. Je les vis s’éloigner : Enzo le plus petit au milieu, Antonio et Pasquale de chaque côté.

Le lendemain et les jours suivants on parla beaucoup de la Millecento des Solara. Elle avait été réduite en bouillie. Et pas seulement : les deux frères avaient été sauvagement tabassés mais ils ne savaient pas par qui. Ils juraient avoir été attaqués dans une ruelle sombre par au moins dix personnes, des gens venus de l’extérieur. Mais Carmela et moi savions très bien que leurs agresseurs n’étaient que trois et nous nous inquiétions beaucoup. Nous attendîmes les inévitables représailles pendant un, deux, trois jours. Mais à l’évidence ils avaient bien fait les choses. Pasquale continua à faire le maçon, Antonio le mécano et Enzo à circuler avec sa charrette. En revanche, pendant quelque temps les Solara ne se déplacèrent qu’à pied, l’air mal en point et un peu perdus, accompagnés par quatre ou cinq de leurs amis. J’avoue que les voir dans cet état me réjouit. Je me sentis fière de mes amis. Avec Carmen et Ada je critiquai Stefano et aussi Rino parce qu’ils avaient fait semblant de rien. Puis le temps passa, Marcello et Michele s’achetèrent une Giulietta verte et recommencèrent à faire les patrons du quartier. En pleine forme et encore plus despotiques qu’avant. Signe que Lila avait peut-être raison : les gens de cette espèce il faut les combattre en s’inventant une vie supérieure, telle qu’ils ne sont même pas capables de l’imaginer. Pendant que je passais mes examens de fin de petit lycée elle m’annonça qu’au printemps, alors qu’elle aurait à peine plus de seize ans, elle allait se marier.

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