59

Ensuite ce ne fut que confusion, la foule se pressa autour des mariés qui sortaient de l’église au son vibrant de l’orgue, accompagnés des flashs du photographe. Lila et Stefano s’arrêtèrent sur le parvis au milieu des baisers, des accolades, du chaos des voitures et de l’impatience des parents qui devaient attendre alors que d’autres, qui n’étaient pas du même sang – mais qui étaient sans doute des gens plus importants, plus appréciés et plus richement vêtus, ou peut-être parce que les femmes avaient des chapeaux particulièrement extravagants –, montaient tout de suite en voiture et étaient conduits Via Orazio, au restaurant.

Comme il présentait bien, Alfonso ! Je ne l’avais jamais vu en costume noir, chemise blanche et cravate. Sans ses modestes vêtements de lycéen ou son tablier d’épicier, non seulement il faisait plus que ses seize ans mais, pensai-je tout à coup, il semblait physiquement différent de son frère Stefano. Il était désormais plus grand et plus mince, et surtout il était beau comme un danseur espagnol que j’avais vu à la télévision – grands yeux, lèvres charnues et pas encore la moindre trace de barbe. À l’évidence Marisa lui avait déjà mis le grappin dessus et leur relation avait fait son chemin, ils avaient dû se voir sans que j’en sache rien. Alfonso, qui m’était pourtant si dévoué, avait-il été vaincu par les cheveux tout frisottés de Marisa et par son inépuisable baratin qui le dispensait, lui si timide, de combler les blancs de la conversation ? S’étaient-ils mis ensemble ? J’en doutais, il me l’aurait dit. Mais il était clair que les choses étaient bien engagées, au point qu’il l’avait invitée au mariage de son frère. Et Marisa, sans aucun doute pour obtenir la permission de ses parents, avait traîné de force Nino avec elle.

Le voilà donc sur le parvis, le jeune Sarratore, et il avait vraiment l’air déplacé : tenue débraillée, trop grand, trop maigre, cheveux trop longs et décoiffés, mains enfoncées dans les poches du pantalon et l’expression de celui qui ne sait pas où se mettre, regardant les mariés comme tout le monde mais sans nullement s’y intéresser, juste question de poser les yeux quelque part. Cette présence inattendue contribua grandement au désordre émotif de cette journée. Nous nous étions salués à l’église, rien qu’un murmure – salut salut. Ensuite Nino avait rejoint sa sœur et Alfonso, quant à moi Antonio m’avait fermement saisie par le bras et, bien que je me sois tout de suite dégagée, j’avais tout de même fini en compagnie d’Ada, Melina, Pasquale, Carmela et Enzo. À ce moment-là, dans la cohue, tandis que les mariés se glissaient dans une longue voiture blanche avec le photographe et son assistant pour aller faire des photos dans le Parco della Rimembranza, je fus prise d’anxiété à l’idée que la mère d’Antonio puisse reconnaître Nino, qu’elle lise sur son visage quelque trait de Donato. Mais mon inquiétude était infondée. Nunzia, la mère de Lila, entraîna vers une voiture Melina qui avait l’air perdu ainsi qu’Ada et ses frères et sœurs, et ils furent bientôt loin.

En fait personne ne reconnut Nino, même pas Gigliola, Carmela ou Enzo. Ils ne remarquèrent pas non plus Marisa, bien que ses traits soient encore proches de la petite fille qu’elle avait été. Les deux Sarratore, sur le moment, passèrent totalement inaperçus. Là-dessus Antonio me poussait déjà vers la vieille voiture de Pasquale ; Carmela et Enzo montaient avec nous, nous étions sur le point de partir, et tout ce que je trouvai à dire fut : « Où sont mes parents ? J’espère qu’on s’occupe d’eux. » Enzo répondit qu’il les avait vus dans je ne sais quelle voiture, bref il n’y eut rien à faire et nous partîmes : quant à Nino, encore immobile sur le parvis, l’air étourdi, en compagnie d’Alfonso et Marisa qui bavardaient entre eux, j’eus à peine le temps de lui lancer un regard, et puis je le perdis de vue.

Je devins nerveuse. Antonio, sensible au moindre de mes changements d’humeur, me murmura à l’oreille :

« Qu’est-ce que t’as ?

— Rien.

— Y a quelque chose qui t’embête ?

— Non non. »

Carmela se mit à rire :

« C’qui l’embête c’est que Lila s’est mariée et qu’elle voudrait bien se marier aussi !

— Pourquoi, toi tu ne voudrais pas te marier ? demanda Enzo.

— Si ça ne tenait qu’à moi, je me marierais bien demain !

— Et avec qui ?

— Oh, mais je sais bien avec qui !

— La ferme, lança Pasquale, personne ne voudra de toi. »

Nous nous dirigeâmes vers la Marina, Pasquale conduisait férocement. Antonio avait tellement bien bricolé son auto qu’il la pilotait comme une voiture de course. Il fonçait dans un grand fracas sans se soucier des secousses dues aux routes défoncées. Il arrivait à toute allure sur les voitures qui le précédaient, comme s’il voulait leur rentrer dedans, freinait sec quelques centimètres avant d’arriver au choc, braquait brusquement et les dépassait. Nous les filles nous hurlions de terreur ou bien lui adressions, indignées, des recommandations qui le faisaient rire et le poussaient à faire pire encore. Antonio et Enzo ne bronchaient pas, lâchaient tout au plus quelques commentaires grossiers sur les automobilistes trop lents et, quand Pasquale les dépassait, ils baissaient la vitre pour leur crier des insultes.

Ce fut pendant ce trajet vers la Via Orazio que je commençai à me sentir clairement une étrangère, rendue malheureuse par le fait même d’être une étrangère. J’avais grandi avec ces jeunes, je considérais leurs comportements comme normaux et leur langue violente était la mienne. Mais je suivais aussi tous les jours, depuis six ans maintenant, un parcours dont ils ignoraient tout et auquel je faisais face de manière tellement brillante que j’avais fini par être la meilleure. Avec eux je ne pouvais rien utiliser de ce que j’apprenais au quotidien, je devais me retenir et d’une certaine manière me dégrader moi-même. Ce que j’étais en classe, ici j’étais obligée de le mettre entre parenthèses ou de ne l’utiliser que par traîtrise, pour les intimider. Je me demandai ce que je faisais dans cette voiture. C’étaient mes amis, bien sûr, et il y avait mon petit copain, nous allions à la noce de Lila. Mais cette fête, justement, confirmait que Lila, la seule personne qui me soit encore indispensable malgré nos vies divergentes, ne nous appartenait plus et, sans elle, toute médiation entre ces jeunes et moi, entre cette voiture qui faisait la course dans les rues et moi, était finie. Alors pourquoi n’étais-je pas avec Alfonso, dont je partageais à la fois l’origine et la fuite ? Pourquoi surtout ne m’étais-je pas arrêtée pour dire à Nino : reste, viens à la réception, dis-moi quand sort la revue avec mon article, parlons-en ensemble et creusons-nous une tanière qui nous tienne loin de cette façon de conduire de Pasquale, de sa vulgarité et des violences verbales de Carmela, Enzo et aussi – oui, aussi – d’Antonio ?

Загрузка...