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Aller chez Don Achille aussi, c’était interdit, mais elle décida de le faire quand même, et je la suivis. Ce fut même cette occasion qui me convainquit que rien ne pouvait l’arrêter, et que chacune de ses désobéissances débouchait sur des prodiges à couper le souffle.

Nous voulions que Don Achille nous rende nos poupées. C’est pour ça que nous montions les escaliers, même si à chaque marche j’étais sur le point de faire volte-face et de retourner dans la cour. Je sens encore la main de Lila qui saisit la mienne, et j’aime à penser qu’elle se décida à le faire non seulement parce qu’elle eut l’intuition que je n’aurais pas le courage d’arriver jusqu’au dernier étage, mais aussi parce qu’elle-même cherchait dans ce geste la force de continuer. C’est ainsi, tout près l’une de l’autre, moi du côté du mur et elle du côté de la rampe, nos mains jointes sur des paumes en sueur, que nous montâmes les dernières marches. Devant la porte de Don Achille, mon cœur battait très fort : je l’entendais dans mes oreilles, mais je me consolai en me disant que c’était aussi le bruit du cœur de Lila. Des voix provenaient de l’appartement, peut-être celles d’Alfonso, Stefano ou Pinuccia. Après une pause très longue et silencieuse devant la porte, Lila tourna la petite clef de la sonnette. Il y eut un silence, puis un bruit de savates. C’est Donna Maria qui nous ouvrit, elle portait une robe de chambre d’un vert fané. Quand elle parla, je vis dans sa bouche une dent en or très brillante. Elle crut que nous cherchions Alfonso, elle était un peu surprise. Lila lui répondit en dialecte :

« Non, c’est Don Achille que nous voulons voir.

— Dis-moi ce qu’il y a.

— Nous devons lui parler en personne. »

La femme cria :

« Achì ! »

D’autres bruits de savates. Une silhouette trapue apparut dans la pénombre. Son buste était long et ses jambes courtes, ses bras descendaient jusqu’aux genoux et il avait une cigarette à la bouche, dont on voyait la braise. Il demanda d’une voix rauque :

« Qui c’est ?

— La fille du cordonnier avec la grande des Greco. »

Don Achille entra dans la lumière et, pour la première fois, nous le vîmes vraiment. Aucun minéral, aucun scintillement de verre. Son visage long était fait de chair, et ses cheveux frisottaient juste au-dessus de ses oreilles, tandis que le centre de sa tête était tout brillant. Ses yeux étincelaient, leur blanc veiné de petits ruisseaux rouges, sa bouche était large et fine, et il avait un gros menton avec une fossette au milieu. Je le trouvai laid, mais pas autant que je l’avais imaginé.

« Ben quoi ?

— Les poupées ! dit Lila.

— Quelles poupées ?

— Les nôtres.

— Ici, on n’a pas besoin de vos poupées.

— Vous les avez prises dans la cave. »

Don Achille se tourna et cria vers l’intérieur de l’appartement :

« Pinù, c’est toi qui as pris la poupée de la fille du cordonnier ?

— Non, c’est pas moi.

— Alfò, c’est toi qui l’as prise ? »

Des rires.

Lila, immobile, lança – et je me demande bien d’où lui venait ce courage :

« C’est vous qui les avez prises, on vous a vu ! »

Il y eut un moment de silence.

« Ah, vous m’avez vu ?

— Oui, et vous les avez mises dans votre grand sac noir. »

En entendant ces derniers mots, l’homme plissa le front, agacé.

Je n’arrivais pas à croire que nous étions là, devant Don Achille, avec Lila qui lui parlait comme ça et lui qui la fixait d’un air perplexe, pendant que dans le fond on entrevoyait Alfonso, Stefano, Pinuccia et Donna Maria qui mettait la table pour le dîner. Je n’arrivais pas à croire que c’était une personne banale : il était un peu petit, chauve et disproportionné, mais banal. Du coup je m’attendais qu’il se transforme d’un moment à l’autre.

Don Achille répéta, comme pour bien comprendre le sens de ces mots :

« J’ai pris vos poupées et je les ai mises dans mon sac noir ? »

J’eus l’intuition qu’il n’était pas en colère mais que, tout à coup, il se sentait las, comme s’il recevait la confirmation de quelque chose qu’il savait déjà. Il dit quelques mots en dialecte que je ne compris pas, et Maria cria :

« Achì, c’est prêt !

— J’arrive. »

Don Achille porta sa grosse et large main à la poche-revolver de son pantalon. Nous nous serrâmes très fort la main, nous attendant qu’il en sorte un couteau. Mais c’est un portefeuille qu’il en tira : il l’ouvrit, regarda à l’intérieur et tendit à Lila de l’argent, je ne sais plus combien :

« Allez vous les acheter, vos poupées », dit-il.

Lila attrapa l’argent et me tira dans les escaliers. Se penchant au-dessus de la rampe, il bougonna :

« Et rappelez-vous que c’est moi qui vous les ai offertes. »

Je dis en italien, faisant attention à ne pas tomber dans les escaliers :

« Bonsoir et bon appétit ! »

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