12

Aucun petit garçon ne déclara jamais sa flamme à Lila, et elle ne m’a jamais dit si elle en souffrit. Gigliola Spagnuolo recevait constamment des déclarations d’amour, et moi aussi j’étais très demandée. Lila en revanche ne plaisait pas, avant tout parce qu’elle était maigre comme un clou, sale et toujours marquée par quelque blessure, mais aussi parce qu’elle avait la langue bien pendue : elle inventait des surnoms humiliants et si, avec la maîtresse, elle déployait un vocabulaire italien que personne ne connaissait, avec nous elle ne parlait qu’un dialecte cinglant, plein de gros mots, qui coupait court à tout sentiment amoureux. Seul Enzo fit quelque chose qui, si ce n’était pas exactement une proposition de fiançailles, était quand même un signe d’admiration et de respect. Longtemps après lui avoir fendu le crâne avec une pierre et, me semble-t-il, avant d’être éconduit par Gigliola Spagnuolo, il nous courut après sur le boulevard et, sous mes yeux incrédules, tendit à Lila une guirlande de sorbes.

« Et qu’est-ce que j’en fais ?

— Tu les manges.

— Pas mûres ?

— Ben tu les fais mûrir.

— J’en veux pas.

— Jette-les, alors. »

C’est tout. Enzo tourna les talons et partit travailler en courant. Lila et moi éclatâmes de rire. Nous parlions peu, mais chaque fois qu’il nous arrivait quelque chose, c’était l’occasion de rire. Je lui dis simplement, d’un ton amusé :

« Moi j’aime bien ça, les sorbes. »

En fait je mentais, c’était un fruit qui ne me plaisait pas. J’étais attirée par leur couleur jaune-rouge quand elles n’étaient pas mûres, et par leur aspect compact quand elles resplendissaient au soleil. Mais lorsqu’elles mûrissaient sur les balcons et devenaient marron et molles comme de petites poires blettes, et que leur peau se détachait facilement, révélant une pulpe granuleuse dont le goût n’était pas mauvais, mais qui se défaisait d’une manière qui me rappelait les charognes de rats le long du boulevard, alors je ne les touchais même pas. Je prononçai cette phrase presque comme pour voir, espérant que Lila me les tendrait en disant : tiens, prends-les ! Je sentais que si elle me donnait le cadeau que lui avait fait Enzo, je serais plus heureuse que si elle m’offrait quelque chose à elle. Mais elle n’en fit rien, et je me rappelle encore mon impression d’avoir été trahie quand elle les ramena chez elle. Elle planta elle-même un clou à sa fenêtre. Et je la vis quand elle y suspendit la couronne.

Загрузка...