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Enzo ne lui fit jamais plus d’autres cadeaux. Après sa dispute avec Gigliola, qui avait raconté à tout le monde la déclaration qu’il lui avait faite, on le vit de moins en moins. Bien qu’il ait prouvé ses grandes capacités en calcul mental il était trop paresseux, de sorte que le maître ne le présenta pas à l’examen d’admission au collège : il ne le regretta pas et en fut même content. Il s’inscrivit à l’école d’apprentissage, mais de fait il travaillait déjà avec ses parents. Il se réveillait très tôt pour aller avec son père au marché aux fruits et légumes, ou pour circuler à travers notre quartier avec leur charrette pour vendre les produits de la campagne : il eut donc vite fait d’en finir avec l’école.

Nous au contraire, alors que nous nous apprêtions à terminer notre cinquième année de primaire, on nous annonça que nous étions faites pour continuer nos études. La maîtresse appela tour à tour mes parents, ceux de Gigliola et ceux de Lila, pour leur dire que nous devions absolument passer, outre l’examen de fin de primaire, celui d’admission au collège. Je tentai par tous les moyens de dissuader mon père d’envoyer auprès de la maîtresse ma mère, claudicante, l’œil strabique et surtout éternellement en colère, et de faire en sorte qu’il y aille lui, qui était portier à la mairie et savait utiliser des manières courtoises. Je n’y parvins pas. C’est elle qui s’y rendit : elle parla avec la maîtresse et rentra à la maison, très sombre.

« La maîtresse veut de l’argent. Elle dit qu’elle doit lui donner des cours supplémentaires car l’examen est difficile.

— Mais à quoi il sert, cet examen ? demanda mon père.

— À lui faire apprendre le latin.

— Et pourquoi ?

— Parce qu’ils ont dit qu’elle était douée.

— Mais si elle est douée, pourquoi la maîtresse doit lui donner ces cours payants ?

— Pour que ça aille mieux pour elle, et pire pour nous. »

Ils discutèrent beaucoup. Au début, ma mère était opposée à cette idée et mon père indécis ; puis mon père y devint prudemment favorable et ma mère se résigna à modérer son opposition ; à la fin, ils décidèrent de me faire passer l’examen, mais toujours à la condition que si je n’étais pas excellente, ils me retiraient aussitôt du collège.

Les parents de Lila en revanche dirent non à leur fille. Nunzia Cerullo fit quelques tentatives peu convaincues, mais son père ne voulut même pas en discuter, et il gifla Rino qui lui avait dit qu’il avait tort. Ses parents étaient même enclins à ne pas aller voir la maîtresse, mais celle-ci les fit appeler par le directeur : alors Nunzia fut obligée de s’y rendre. Devant le refus timide et pourtant net de cette femme apeurée, Mme Oliviero, renfrognée mais calme, évoqua les merveilleuses rédactions de Lila, ses solutions brillantes à d’ardus problèmes mathématiques, et même ses dessins pleins de couleurs qui, quand elle s’appliquait, enchantaient toute la classe : avec ses pastels de marque Giotto chipés, elle dépeignait de façon très réaliste des princesses dotées de coiffures, de bijoux, de vêtements et de chaussures qu’on n’avait jamais vus dans aucun livre et même pas au cinéma de la paroisse. Quand le refus fut confirmé, Mme Oliviero finit par perdre son calme et elle traîna la mère de Lila chez le directeur, comme si c’était une élève indisciplinée. Mais Nunzia ne pouvait pas céder, elle n’avait pas la permission de son mari. Ainsi elle ne fit que répéter « non » jusqu’à épuisement de la maîtresse, du directeur et d’elle-même.

Le lendemain, sur le chemin de l’école, Lila me dit avec son ton habituel : de toute façon, moi, l’examen, je le passe quand même. Je la crus, car lui interdire quelque chose était inutile, nous le savions tous. Elle semblait la plus forte de nous toutes, les filles, mais aussi plus forte qu’Enzo, Alfonso ou Stefano, plus forte que son frère Rino, plus forte que nos parents, plus forte que toutes les grandes personnes, y compris la maîtresse et les carabiniers qui pouvaient nous mettre en prison. Même si elle était d’aspect fragile, aucune interdiction ne tenait devant elle. Elle savait comment passer les limites sans jamais vraiment en subir les conséquences. En fin de compte les gens cédaient et, même si c’était à contrecœur, ils étaient obligés de la féliciter.

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