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Ce fut une renaissance. La cousine de la maîtresse s’appelait Nella Incardo et habitait à Barano. Je rejoignis le village en car et trouvai facilement la maison. Nella se révéla une grosse femme très joyeuse, gentille, bavarde et célibataire. Elle louait sa maison aux vacanciers, ne conservant pour elle qu’une petite chambre et la cuisine. Je dormirais dans la cuisine. Je devais préparer mon lit le soir et tout démonter (planches, supports et matelas) le matin. Je découvris que j’avais une série d’obligations incontournables : me lever à six heures et demie, préparer le petit déjeuner pour Nella et ses hôtes – quand j’arrivai il y avait un couple d’Anglais avec deux enfants –, débarrasser, laver tasses et bols, ensuite dresser la table pour le dîner et faire la vaisselle avant d’aller dormir. À part ça j’étais libre. Je pouvais passer ma journée à lire sur la terrasse en face de la mer, ou descendre à pied par une route blanche et raide jusqu’à une plage de sable noir, longue et large, qui s’appelait la plage des Maronti.

Au début, avec toutes les peurs que ma mère m’avait inoculées et tous les problèmes que j’avais avec mon corps, je passai mon temps tout habillée sur la terrasse à écrire une lettre par jour à Lila, chacune d’entre elles étant pleine de questions, de bons mots et de descriptions de l’île débordantes d’enthousiasme. Mais un matin Nella se moqua de moi en disant : « Mais qu’est-ce que tu fais comme ça ? Mets ton maillot ! » Quand je le mis elle éclata de rire : c’était un maillot de vieille ! Elle m’en cousit un qui, selon elle, était plus moderne, très échancré devant, moulant davantage les fesses et d’un joli bleu. Je l’essayai et elle fut très satisfaite, ajoutant qu’il était temps que j’aille à la mer : ça suffisait, avec la terrasse !

Le lendemain, sous l’emprise de mille peurs et mille curiosités, je pris une serviette et un livre et me dirigeai vers les Maronti. Le trajet me parut très long et je ne rencontrai personne qui monte ou qui descende. La plage était immense et déserte, les gros grains de sable bruissaient à chaque pas. La mer avait une odeur intense, elle faisait un bruit sec et monotone.

Debout, je regardai longtemps cette grande masse d’eau. Puis je m’assis sur ma serviette, sans trop savoir que faire. Pour finir je me relevai et allai mettre les pieds dans l’eau. Comment avais-je pu vivre dans une ville comme Naples sans avoir jamais eu l’idée, pas même une fois, de prendre un bain de mer ? Et pourtant c’était ainsi. J’avançai prudemment en laissant l’eau me monter des pieds aux chevilles, ensuite aux cuisses. Puis je fis un faux pas et m’enfonçai. Terrorisée, je me débattis et bus la tasse avant de remonter à la surface, à l’air libre. Je me rendis compte que je me mettais naturellement à remuer les pieds et les bras d’une manière qui me permettait de flotter. Je savais donc nager. Alors ma mère m’avait bien amenée à la mer quand j’étais petite et c’était vrai que, pendant qu’elle faisait ses bains de sable, j’avais appris à nager. En un éclair je la revis, plus jeune et moins défaite, assise sur la plage de sable noir sous le soleil de midi, avec une robe blanche à petites fleurs, sa jambe saine couverte jusqu’au genou par ses vêtements et sa jambe vexée entièrement enterrée sous le sable brûlant.

L’eau de mer et le soleil effacèrent rapidement l’acné qui gonflait mon visage. Je bronzai et devins toute noire. J’attendis les lettres de Lila – en nous quittant nous nous étions promis de nous écrire – mais elles n’arrivèrent pas. Je m’exerçai à parler un peu anglais avec la petite famille qui logeait chez Nella. Comprenant que j’avais envie d’apprendre, gentiment ils me parlèrent de plus en plus souvent, et je fis de grands progrès. Nella, qui était toujours joyeuse, m’encouragea, et je commençai à lui servir d’interprète. Elle ne perdait pas une occasion de me couvrir de compliments. Elle cuisinait très bien et me servait d’énormes assiettes. Elle disait qu’en arrivant j’étais une épave et que maintenant, par ses soins, j’étais devenue une beauté.

Bref, les dix derniers jours de juillet m’apportèrent un sentiment de bien-être que je n’avais jamais connu auparavant. J’éprouvai une sensation qui ensuite s’est souvent répétée dans ma vie : la joie de la nouveauté. Tout me plaisait : me lever tôt, préparer le petit déjeuner, débarrasser, me promener dans Barano, descendre et monter la route des Maronti, lire allongée au soleil, plonger et retourner lire. Je n’avais aucune nostalgie de mon père, mes frères et sœurs, ma mère, les rues du quartier ou le jardin public. Seule Lila me manquait, Lila qui pourtant ne répondait pas à mes lettres. J’avais peur qu’il ne lui arrive quelque chose, en bien ou en mal, sans que je sois là. C’était une vieille crainte, une crainte qui ne m’était jamais passée : la peur qu’en ratant des fragments de sa vie, la mienne ne perde en intensité et en importance. Et le fait qu’elle ne me réponde pas accentuait cette inquiétude. Si je m’efforçais dans mes lettres de lui communiquer ma joie d’être à Ischia, mon flot de paroles et son silence me semblaient démontrer que, si ma vie était splendide, elle était aussi pauvre en événements, au point que j’avais le temps de lui écrire tous les jours, tandis que sa vie était sombre mais mouvementée.

C’est seulement fin juillet que Nella m’annonça qu’à la place des Anglais une famille napolitaine allait arriver, le 1er août. C’était la deuxième année qu’ils venaient. Des gens très comme il faut, gentils et raffinés, en particulier le mari, un véritable gentilhomme qui lui disait toujours de jolies choses. Et puis leur fils aîné était vraiment beau garçon : grand, maigre mais fort, il avait dix-sept ans cette année. « Tu ne seras plus toute seule », me dit-elle et je me sentis gênée, immédiatement angoissée à l’idée de ce jeune qui arrivait, craignant que nous ne parvenions pas à échanger deux mots ou qu’il ne m’aime pas.

Dès que les Anglais partirent – ils me laissèrent deux romans pour que je puisse m’entraîner à lire, ainsi que leur adresse, et si jamais je décidais d’aller en Angleterre je devrais aller les voir – j’aidai Nella à astiquer les chambres, changer toute la literie et refaire les lits. Je le fis volontiers, et tandis que je lavais par terre elle me cria depuis la cuisine :

« Qu’est-ce que tu es douée ! Tu sais même lire en anglais ! Ils ne te suffisent donc pas, les livres que tu as amenés ? »

Et ainsi elle n’arrêta pas de me féliciter de loin et à haute voix : j’étais tellement déterminée, tellement intelligente, je lisais toute la journée et même le soir ! Quand je la rejoignis à la cuisine je la trouvai un livre à la main. Elle m’expliqua que c’était le monsieur qui allait arriver le lendemain qui le lui avait offert, et il l’avait écrit lui-même. Nella le gardait sur sa table de chevet et tous les soirs elle lisait un poème, d’abord dans sa tête et puis à haute voix. Maintenant elle les connaissait tous par cœur.

« Regarde ce qu’il m’a écrit », dit-elle, et elle me tendit le livre.

C’était Essais de sérénité, de Donato Sarratore. La dédicace disait : « Pour Nella, qui est tout sucre, et pour ses confitures. »

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