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J’écrivis aussitôt à Lila : des pages et des pages d’appréhension, de joie, d’envie de fuir et d’anticipation passionnée – le moment où j’allais voir Nino Sarratore, celui où je descendrais la route des Maronti avec lui, où nous nous baignerions ensemble, regarderions la lune et les étoiles, dormirions sous le même toit… Je ne fis que repenser à ce moment intense où, il y avait un siècle – ah, tellement de temps avait passé ! –, tenant son petit frère par la main, il m’avait déclaré son amour. Nous n’étions alors que deux enfants : maintenant je me sentais grande, presque vieille.

Le lendemain j’allai à l’arrêt de bus pour aider les invités à porter leurs bagages. J’étais très agitée, je n’avais pas dormi de la nuit. Le car arriva, s’arrêta, et les voyageurs en descendirent. Je reconnus Donato Sarratore et sa femme Lidia, je reconnus Marisa bien qu’elle eût beaucoup changé, Clelia qui restait toujours à part et le petit Pino qui était maintenant un petit garçon tout sérieux, et je supposai que le gamin plein de caprices qui tourmentait sa mère était celui qui, la dernière fois que j’avais vu la famille Sarratore au complet, était encore en landau, sous les projectiles lancés par Melina. Mais je ne vis pas Nino.

Marisa se jeta à mon cou avec un enthousiasme auquel je ne me serais jamais attendue : pendant toutes ces années elle ne m’était jamais, mais absolument jamais, revenue à l’esprit, alors qu’elle me dit avoir souvent pensé à moi avec grande nostalgie. Quand elle fit allusion à l’époque où ils habitaient le quartier et dit à ses parents que j’étais la fille de Greco, le portier, sa mère Lidia fit une grimace agacée et courut tout de suite attraper son petit dernier pour lui reprocher je ne sais quoi, tandis que Donato Sarratore se mit à s’occuper de leurs bagages sans même une phrase du genre : comment va ton père ?

Cela me déprima. Les Sarratore s’installèrent dans leurs chambres et moi j’allai à la plage avec Marisa. Elle connaissait très bien les Maronti et tout Ischia, et elle était déjà impatiente d’aller au port, où c’était plus animé, à Forio et à Casamicciola, bref partout sauf à Barano, qui d’après elle était d’un ennui mortel. Elle me raconta qu’elle étudiait pour devenir secrétaire en entreprise et qu’elle avait un petit ami dont je ferais bientôt la connaissance puisqu’il viendrait la voir, mais en secret. Enfin elle me dit quelque chose qui me donna un coup au cœur. Elle savait tout sur moi : elle savait que j’étais au lycée, que j’étais excellente en classe et que j’étais la petite amie de Gino, le fils du pharmacien.

« Et qui t’a raconté tout ça ?

— Mon frère. »

Donc Nino m’avait reconnue ! Donc il savait qui j’étais, et il n’était pas distrait mais peut-être timide, mal à l’aise ou honteux à cause de la déclaration qu’il m’avait faite quand il était enfant.

« Ça fait longtemps que je ne suis plus avec Gino, précisai-je, ton frère n’est pas bien informé.

— Celui-là il ne pense qu’aux études, c’est déjà énorme qu’il m’ait parlé de toi, d’habitude il a toujours la tête dans les nuages.

— Et il ne vient pas ?

— Il viendra quand papa s’en ira. »

Elle me parla de Nino de manière très critique. Il n’avait pas de cœur. Il ne se passionnait jamais pour rien, et s’il n’était pas coléreux il n’était pas gentil non plus. Il restait renfermé sur lui-même et tout ce qui l’intéressait c’étaient les études. Il n’aimait rien, il avait le sang froid. La seule personne qui pouvait le perturber un peu c’était leur père. Pas qu’ils se disputent, non, c’était un fils respectueux et obéissant. Mais Marisa savait bien que Nino ne pouvait pas supporter son père. Elle au contraire elle l’adorait. C’était l’homme le plus doux et intelligent de la terre.

« Et il reste longtemps, ton père ? Quand est-ce qu’il s’en va ? demandai-je avec un intérêt peut-être excessif.

— Seulement trois jours. Puis il retourne au travail.

— Alors Nino arrive dans trois jours ?

— Oui. Il a raconté qu’il devait aider la famille d’un de ses amis à déménager.

— Et c’est pas vrai ?

— Il n’a pas d’amis. Et de toute façon il ne déplacerait même pas ce caillou d’ici à là pour maman, la seule qu’il aime un minimum, alors tu parles qu’il va aider un copain ! »

Nous nous baignâmes et puis nous séchâmes en nous promenant le long de la rive. Elle me fit voir en riant quelque chose que je n’avais pas encore remarqué. Tout au bout de la plage noire se trouvaient des formes blanches et immobiles. Elle m’entraîna en riant sur le sable brûlant et, à un moment donné, il devint clair que ces formes étaient des personnes. Des êtres vivants recouverts de boue. Ils se soignaient ainsi, on ne savait pas de quoi. Nous nous allongeâmes sur le sable et commençâmes à nous tourner, nous pousser et jouer à faire les momies comme ces gens-là. Nous nous amusâmes beaucoup et puis nous retournâmes nous baigner.

Le soir la famille Sarratore dîna dans la cuisine et ils invitèrent Nella et moi à manger avec eux. Ce fut une belle soirée. Lidia ne fit jamais allusion au quartier mais, passé son premier mouvement d’hostilité, elle me posa des questions sur moi. Quand Marisa lui dit que j’étais très studieuse et que j’allais dans la même école que Nino elle devint particulièrement gentille. Mais le plus cordial de tous fut Donato Sarratore. Il couvrit Nella d’éloges, me félicita pour mes résultats scolaires, fut plein d’attentions pour Lidia, joua avec Ciro, le bambin, voulut débarrasser et m’interdit de faire la vaisselle.

Je l’observai très attentivement, il me semblait une personne différente de celle que j’avais connue. Certes il était plus maigre et s’était fait pousser la moustache ; mais en dehors de son aspect physique il y avait quelque chose d’autre qui avait changé, que je ne parvenais pas à saisir et qui relevait de son comportement. Peut-être me sembla-t-il plus paternel que mon père, et d’une courtoisie hors du commun.

Cette impression s’accentua les deux jours suivants. Sarratore, quand nous allions à la mer, ne permettait ni à Lidia ni à nous deux les filles de porter quoi que ce soit. C’était lui qui se chargeait du parasol, des sacs avec les serviettes et la nourriture pour le déjeuner, aussi bien à l’aller – passe encore – qu’au retour, quand la route était tout en montée. Il ne nous cédait son chargement que si Ciro pleurnichait parce qu’il voulait être porté. Il avait un corps sec et peu poilu. Il portait un maillot de bain d’une couleur indéterminée, pas en tissu mais en une espèce de laine légère. Il nageait beaucoup mais sans s’éloigner et voulait montrer à Marisa et moi comment on faisait le crawl. Sa fille nageait comme lui, avec les mêmes mouvements de bras lents et très étudiés, et je me mis aussitôt à les imiter. Il s’exprimait plus en italien qu’en dialecte et avait une certaine tendance à s’acharner, surtout avec moi, à construire des phrases tortueuses et des périphrases inattendues. Il nous invitait joyeusement, Lidia, Marisa et moi, à courir dans un sens et dans l’autre sur la plage afin de tonifier nos muscles, tout en nous faisant rire avec des grimaces, des voix amusantes et des démarches loufoques. Quand il se baignait avec sa femme ils faisaient la planche l’un près de l’autre, se parlaient à voix basse et riaient souvent. Le jour où il partit je fus triste, comme furent tristes Marisa, Lidia et Nella. La maison, bien qu’elle résonne de nos voix, sembla tout à coup silencieuse, un vrai cimetière. Mon unique consolation fut que Nino allait enfin arriver.

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