23
Cette nuit-là, je l’ai déjà dit, beaucoup de choses m’échappèrent. Mais surtout, emportée par l’ambiance de fête, de danger, et par le tourbillon des garçons dont les corps dégageaient une chaleur plus forte que les feux d’artifice dans le ciel, je négligeai Lila. Et pourtant ce fut alors que se produisit son premier changement intérieur.
Comme je l’ai expliqué, je ne me rendis pas compte de ce qui lui était arrivé, c’était un phénomène difficile à percevoir. Mais j’en vis presque aussitôt les conséquences. Elle devint plus paresseuse. Moi, à peine deux jours plus tard, je me levai de bonne heure, bien que je n’aie pas cours, pour l’accompagner faire l’ouverture du magasin et l’aider à faire le ménage, mais elle n’apparut pas. Elle arriva tard, de mauvaise humeur, et nous nous promenâmes dans le quartier en évitant la cordonnerie.
« Tu vas pas au travail ?
— Non.
— Et pourquoi ?
— Il ne me plaît plus.
— Et les nouvelles chaussures ?
— Ça donne rien.
— Et alors ? »
J’eus l’impression qu’elle ne savait pas elle-même ce qu’elle voulait. Tout ce qui était sûr c’est qu’elle avait l’air de beaucoup s’inquiéter pour son frère, beaucoup plus qu’elle ne le faisait auparavant. Et c’est justement à partir de cette inquiétude qu’elle commença à modifier ses discours sur la richesse. Il y avait toujours urgence à devenir riches – là-dessus pas de discussion – mais l’objectif n’était plus le même que pendant notre enfance, il n’était plus question de coffre ni d’éclat de pièces et de pierres précieuses. Maintenant on aurait dit que l’argent, dans son esprit, était devenu une sorte de ciment : il consolidait, renforçait et réparait ceci ou cela. Il réparait la tête de Rino, surtout. La paire de chaussures qu’ils avaient faite ensemble, il estimait qu’à présent elle était fin prête et voulait la montrer à Fernando. Mais Lila savait bien (et, d’après elle, Rino le savait aussi) que leur travail était plein de failles : dès que leur père examinerait les chaussures il les jetterait. Du coup elle lui disait qu’il fallait essayer et essayer encore, que le chemin à parcourir avant de monter l’usine était difficile, mais il ne voulait plus attendre, pour lui il était urgent de devenir comme les Solara, comme Stefano, et Lila n’arrivait pas à le raisonner. Soudain j’eus même l’impression que la richesse en soi n’était plus ce qui l’intéressait. L’argent dont elle parlait n’avait plus rien de lumineux, c’était juste un moyen d’éviter que son frère ne se mette dans le pétrin. « C’est entièrement ma faute, commença-t-elle à admettre en tout cas avec moi, je lui ai fait croire que la chance était au coin de la rue. » Mais comme au coin de la rue il n’y avait rien, Lila se demandait, le regard mauvais, ce qu’elle pourrait bien inventer pour le calmer.
En effet, Rino perdait les pédales. Par exemple, Fernando ne reprocha jamais à Lila d’avoir cessé d’aller à la boutique, et lui fit comprendre au contraire qu’il était content qu’elle reste à la maison pour aider sa mère. Mais son frère, lui, se mit en colère, et dans les premiers jours de janvier j’assistai à une autre dispute désagréable. Rino arriva, tête baissée, nous arrêta dans la rue et lui dit : « Va tout de suite travailler. » Lila lui répondit qu’elle n’en avait pas la moindre intention. Alors il la tira par un bras, elle se rebella en lui lançant une insulte, Rino la gifla et lui cria : « Alors rentre à la maison et va aider maman ! » Elle obéit et s’en alla sans même me saluer.
Le point culminant du conflit fut atteint le jour de l’Épiphanie. Apparemment, elle se réveilla et trouva près de son lit une chaussette remplie de charbon. Elle comprit que Rino avait fait le coup et, au petit déjeuner, mit le couvert pour tout le monde sauf pour lui. Sa mère apparut : son fils lui avait laissé, pendu à une chaise, un bas rempli de bonbons et de chocolats, ce qui l’avait émue – elle adorait ce garçon. Quand elle s’aperçut que le couvert de Rino n’était pas mis elle essaya de le faire mais Lila l’en empêcha. Tandis que mère et fille se disputaient le frère arriva et Lila lui lança aussitôt un morceau de charbon. Rino rit en pensant que c’était un jeu et qu’elle avait apprécié la plaisanterie, mais quand il comprit que sa sœur était tout à fait sérieuse il tenta de l’attraper pour la frapper. C’est alors qu’apparut Fernando, en caleçon et maillot de corps, une boîte en carton à la main.
« Regardez ce que m’a apporté la sorcière », dit-il, et on voyait qu’il était très en colère.
Il sortit de la boîte les chaussures neuves fabriquées en secret par ses enfants. Lila fut tellement surprise qu’elle en resta bouche bée. Elle n’était pas du tout au courant de cette initiative, Rino ayant décidé tout seul de montrer leur travail au père comme si c’était un cadeau de la sorcière de l’Épiphanie.
Quand elle vit sur le visage de son frère un petit sourire à la fois amusé et angoissé, quand elle saisit son regard alarmé qui scrutait le visage de leur père, elle crut recevoir la confirmation de ce qui l’avait déjà effrayée sur la terrasse, au milieu de la fumée et des explosions : Rino avait perdu son aspect habituel et maintenant elle avait un frère qui ne connaissait plus de limites et dont pouvait surgir l’irrémédiable. Dans ce sourire, dans ce regard elle vit quelque chose d’insupportablement mesquin, d’autant plus insupportable qu’elle continuait à aimer son frère et à avoir besoin d’être à ses côtés pour l’aider et pour qu’il l’aide.
« Qu’est-ce qu’elles sont belles ! » s’exclama Nunzia, qui ignorait tout de l’histoire des chaussures.
Fernando, sans mot dire, avec son expression de Randolph Scott en colère, s’assit et enfila d’abord la chaussure droite, puis la gauche.
« La sorcière, dit-il, les a faites exactement à ma pointure. »
Il se leva, les essaya et marcha à travers la cuisine sous les yeux de toute la famille.
« Vraiment confortables, commenta-t-il.
— Ce sont des chaussures de prince ! » fit sa femme en lançant à son fils des regards passionnés.
Fernando alla se rasseoir. Il les enleva et les examina dessus, dessous, à l’intérieur, à l’extérieur.
« Celui qui a fait ces chaussures est vraiment un as, dit-il sans que son visage ne s’éclaircisse le moins du monde : elle est forte, cette sorcière. »
À chacune de ses paroles on sentait qu’il souffrait et que cette souffrance le remplissait d’une envie de tout casser. Mais Rino n’avait pas l’air de saisir. À chaque parole sarcastique de son père il se sentait de plus en plus fier, tout rouge il souriait et balbutiait des bouts de phrases comme : j’ai fait comme ça, papa, j’ai ajouté ceci, j’ai pensé cela. Lila aurait voulu sortir de la cuisine pour échapper à l’imminente explosion de furie de son père, mais elle n’arrivait pas à se décider et ne voulait pas laisser son frère seul.
« Elles sont à la fois légères et solides, poursuivit Fernando, rien n’a été bâclé. Et surtout je n’ai jamais vu personne en porter de pareilles, elles sont très originales, avec cette pointe élargie. »
Il s’assit, les chaussa à nouveau et noua les lacets. Puis il dit à son fils :
« Tourne-toi, Rinù, il faut que je remercie la sorcière. »
Rino crut à une blague qui mettrait définitivement fin à leur longue dispute, alors il obéit, heureux et gêné à la fois. Mais dès qu’il fit mine de se retourner son père lui assena un violent coup de pied aux fesses, se mit à le traiter d’animal, de couillon, et lui lança tout ce qui lui tombait sous la main – à la fin, même les chaussures.
Lila s’interposa seulement lorsqu’elle vit que son frère, qui au début ne pensait qu’à se protéger des coups de pied et de poing, se mettait à hurler à son tour, renversant des chaises, cassant des assiettes, pleurant et jurant qu’il préférait se tuer plutôt que de continuer à travailler gratis pour son père, ce qui terrorisa sa mère, ses autres frères et sœurs et tout le voisinage. Mais en vain. Père et fils durent d’abord se défouler jusqu’à épuisement des forces. Puis ils retournèrent travailler ensemble, muets, enfermés dans la misérable boutique avec leur désespoir.
Pendant un temps on ne parla plus de chaussures. Lila décida définitivement que son rôle était d’aider sa mère, faire les courses, cuisiner, laver le linge et l’étendre au soleil, et elle ne retourna jamais plus à la cordonnerie. Rino, abattu et rancunier, considéra qu’un tort incompréhensible lui avait été fait et il se mit à exiger de sa sœur qu’elle s’occupe de ranger ses chaussettes et ses slips dans son tiroir et qu’elle le serve et le respecte à son retour du travail. Si quelque chose ne lui convenait pas il se plaignait et lançait des choses désagréables comme : « T’es même pas capable de repasser une chemise, connasse. » Elle haussait les épaules sans protester et se mit à exécuter ses tâches avec soin et attention.
Évidemment, le jeune homme n’aimait pas se comporter ainsi, il se torturait lui-même, essayait de se calmer et faisait de gros efforts pour redevenir celui qu’il était autrefois. Dans les bons jours, par exemple le dimanche matin, il lui tournait autour en plaisantant et prenait un ton tout gentil : « Tu m’en veux parce que j’ai pris tout le mérite des chaussures pour moi ? » et il ajoutait en mentant : « Mais c’était pour éviter que papa se mette en colère contre toi aussi. » Et puis il lui demandait : « Aide-moi ! Qu’est-ce qu’on doit faire, maintenant ? On peut pas rester sans bouger, moi je veux sortir de cette situation ! » Lila demeurait silencieuse : elle cuisinait, repassait et parfois l’embrassait sur la joue pour lui faire comprendre qu’elle n’était plus en colère. Mais c’est lui qui ne tardait pas à s’énerver à nouveau et il finissait toujours par casser quelque chose. Il lui criait que c’était elle qui l’avait trahi et que d’ailleurs elle ne faisait que commencer, puisque tôt ou tard elle épouserait quelque imbécile et s’en irait, le laissant vivre dans la misère pour toujours.
Parfois, quand il n’y avait personne à la maison, Lila allait dans le cagibi où elle avait caché les chaussures et elle les touchait, les regardait, émerveillée qu’elles existent malgré tout, et qu’elles soient nées grâce à un petit dessin sur une feuille de cahier. Tellement de travail fichu en l’air !