19

Pendant cette période je me sentis forte. En classe tout s’était passé à la perfection et je racontai mes succès à Mme Oliviero qui me félicita. Je voyais Gino, nous nous promenions tous les jours jusqu’au bar Solara : il m’achetait une pâtisserie, nous la partagions et puis repartions en sens inverse. Quelquefois j’avais même l’impression que c’était Lila qui dépendait de moi, et non l’inverse. J’avais franchi les frontières du quartier, je fréquentais le lycée et connaissais des garçons qui étudiaient le latin et le grec, pas des maçons, des mécanos, des savetiers, des marchands de fruits, des épiciers ou des cordonniers, contrairement à elle. Quand elle me parlait de Didon, de sa méthode pour apprendre le vocabulaire anglais, de la troisième déclinaison ou de ce sur quoi elle dissertait avec Pasquale, je sentais de plus en plus clairement qu’elle le faisait avec une certaine appréhension, comme si c’était finalement elle qui avait besoin de toujours me prouver qu’elle était capable de discuter à mon niveau. Même quand, un après-midi, elle décida après quelques tergiversations de me montrer où en était la chaussure secrète qu’elle fabriquait avec Rino, je ne trouvai plus qu’elle habitait un territoire merveilleux dont j’étais exclue. J’eus l’impression, au contraire, que son frère et elle hésitaient à me parler d’un sujet qui avait aussi peu de dignité.

Ou peut-être que c’était simplement moi qui commençais à me considérer meilleure qu’eux. Quand ils fouillèrent dans un cagibi d’où ils sortirent un carton, je les encourageai sans sincérité. Mais la paire de chaussures pour homme qu’ils me montrèrent me sembla réellement hors du commun : c’était du 43, la pointure de Rino et de Fernando, marron, exactement comme je me rappelais les avoir vues dans un des dessins de Lila, et elles avaient l’air d’être à la fois légères et robustes. Je n’avais jamais rien vu de tel aux pieds de quiconque. Quand ils me laissèrent les toucher et m’en vantèrent toutes les qualités, je me mis à les féliciter avec enthousiasme. « Touche voir ici, disait Rino motivé par mes louanges, et dis-moi si on sent la couture. — Non, répondis-je, on ne sent rien. » Alors il me prenait les chaussures des mains, les pliait, les élargissait et me montrait comme elles étaient résistantes. J’approuvais en disant « Bravo » comme le faisait Mme Oliviero quand elle voulait nous encourager. Mais Lila n’avait pas l’air satisfaite. Plus son frère trouvait de qualités à la chaussure plus elle en soulignait les défauts, et elle disait à Rino : « Et il faudra combien de temps à papa pour voir toutes ces erreurs ? » À un moment elle dit, sérieuse : « Essayons encore avec l’eau. » Son frère sembla contrarié. Elle remplit néanmoins une bassine, mit la main dans une des chaussures comme si c’était un pied et la fit marcher un instant dans l’eau. « Elle veut toujours jouer », me fit Rino comme un grand frère agacé par les gamineries de sa petite sœur. Mais dès qu’il vit Lila retirer la chaussure de l’eau il prit un air inquiet et demanda :

« Alors ? »

Lila enleva sa main, frotta ses doigts et lui tendit la chaussure :

« Vas-y, touche. »

Rino glissa la main à l’intérieur et dit :

« Elle est sèche.

— Elle est humide.

— Il n’y a que toi qui la sens, l’humidité ! Touche, Lenù. »

Je touchai :

« Elle est un peu humide », dis-je.

Lila fit une grimace, mécontente :

« T’as vu ? Tu la mets une minute dans l’eau et elle est déjà humide, ça va pas. Il faut tout décoller et tout découdre encore une fois.

Mais putain, qu’est-ce que ça peut foutre, un peu d’humidité ? »

Rino piqua une colère. Mais pas seulement : sous mes yeux je le vis pour ainsi dire se transformer. Son visage devint tout rouge, se gonflant autour des yeux et des joues, le jeune homme ne put se retenir et explosa dans une série d’imprécations et de gros mots contre sa sœur. Il se plaignit que s’ils continuaient comme ça ils ne finiraient jamais. Il reprocha à Lila de l’encourager et puis de le décourager. Il cria qu’il ne voulait pas passer sa vie dans ce trou pourri à faire la boniche pour son père tout en regardant les autres s’enrichir. Il saisit le pied en fer et fit mine de le lancer – s’il l’avait fait pour de vrai il l’aurait tuée.

Je m’en allai, à la fois désorientée par la fureur de ce jeune homme d’habitude si gentil mais aussi fière de voir que mon opinion avait fait autorité et avait été décisive.

Dans les jours qui suivirent, je découvris que mon acné était en train de sécher.

« C’est que tu vas vraiment bien, tu as les satisfactions de l’école et tu as l’amour », me dit Lila, et je sentis qu’elle était un peu triste.

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