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Il gara la voiture devant la cordonnerie, vint m’ouvrir la portière et me tendit la main pour m’aider à descendre. Il ne s’occupa pas de Lila, elle se débrouilla seule et resta derrière nous. Lui et moi nous arrêtâmes devant la vitrine, sous les yeux de Rino et Fernando qui, de l’intérieur du magasin, nous regardaient avec une curiosité perplexe.
Quand Lila nous rejoignit Stefano ouvrit la porte du magasin, me laissa passer devant lui et entra sans céder le passage à Lila. Il fut extrêmement cordial avec le père et le fils et demanda à voir les chaussures. Rino se précipita pour les lui amener, Stefano les examina et fut admiratif :
« Elles sont à la fois légères et résistantes, et elles ont vraiment une belle ligne. » Et il me demanda : « Qu’est-ce que tu en penses, Lenù ? »
Très gênée je répondis :
« Elles sont magnifiques. »
Il s’adressa à Fernando :
« Votre fille m’a dit que vous y aviez beaucoup travaillé tous les trois et que vous projetiez d’en fabriquer d’autres, y compris pour femme.
— Oui, fit Rino ébahi en regardant sa sœur.
— Oui, fit Fernando prudemment, mais pas tout de suite. »
Rino dit à sa sœur, légèrement tendu parce qu’il craignait un refus :
« Va chercher les dessins. »
Lila, continuant à l’étonner, n’opposa pas de résistance. Elle se rendit dans l’arrière-boutique et revint en tendant les feuillets à son frère, qui les passa à Stefano. Il y avait tous les modèles qu’elle avait imaginés près de deux ans auparavant.
Stefano me montra le dessin d’une paire de chaussures pour femme avec un talon très haut :
« Tu les achèterais, celles-là ?
— Oh oui ! »
Il recommença à examiner les dessins. Puis il s’assit sur un tabouret et enleva sa chaussure droite.
« C’est quelle pointure ?
— Du 43, mais ça pourrait être un 44 », mentit Rino.
Lila, nous surprenant à nouveau, s’agenouilla devant Stefano et, munie d’un chausse-pied, aida le jeune homme à glisser le pied dans la chaussure neuve. Puis elle lui ôta son autre chaussure et refit la même opération.
Stefano, qui jusqu’à cet instant avait joué le rôle de l’homme pratique et efficace, en fut visiblement troublé. Il attendit que Lila se relève et demeura encore assis quelques secondes comme pour reprendre son souffle. Puis il se mit debout et fit quelques pas.
« Elles me serrent », dit-il.
Rino s’assombrit, déçu.
« On peut te les mettre dans la machine pour les élargir », intervint Fernando, mais d’un ton peu convaincu.
Stefano me regarda et demanda :
« Comment elles me vont ?
— Bien, dis-je.
— Alors je les prends. »
Fernando demeura impassible, le visage de Rino s’éclaircit :
« Tu sais Stef’, ces chaussures c’est un modèle exclusif Cerullo, elles coûtent cher. »
Stefano sourit et prit un ton affectueux :
« Et si c’était pas un modèle exclusif Cerullo, tu crois que je les achèterais ? Elles peuvent être prêtes quand ? »
Rino, radieux, regarda son père.
« On doit les laisser dans la machine au moins trois jours », expliqua Fernando, mais à l’évidence il aurait aussi bien pu répondre dix jours, vingt jours ou un mois, tant il avait envie de prendre son temps devant cette nouveauté surprenante.
« Très bien : réfléchissez à un prix d’ami et je reviens les chercher dans trois ou quatre jours. »
Il replia les feuillets avec les dessins et les mit dans sa poche sous nos yeux perplexes. Puis il serra la main de Fernando et de Rino et se dirigea vers la porte.
« Les dessins ! lança froidement Lila.
— Je peux te les rapporter dans trois jours ? » demanda Stefano cordialement, et sans attendre la réponse il ouvrit la porte. Il me laissa passer et sortit après moi.
J’étais déjà installée en voiture à côté de lui quand Lila nous rejoignit. Elle était en colère :
« Tu prends mon père pour un imbécile, mon frère aussi ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Si tu crois que tu peux faire le mariole avec ma famille et moi, tu te trompes.
— Tu me vexes : je ne suis pas Marcello Solara, moi.
— Et tu es qui, alors ?
— Un commerçant : les chaussures que tu as dessinées, c’est du jamais-vu. Et je ne parle pas seulement de celles que j’ai achetées, mais aussi de toutes les autres.
— Et donc ?
— Donc laisse-moi réfléchir et on se voit dans trois jours. »
Lila le fixa comme si elle voulait lire dans ses pensées et elle ne s’éloignait pas de la voiture. Pour finir elle lança une phrase que moi je n’aurais jamais eu le courage de prononcer :
« Écoute, Marcello a déjà essayé de m’acheter par tous les moyens, mais moi personne ne m’achète. »
Stefano la regarda droit dans les yeux pendant une longue seconde :
« Et moi je ne dépense pas une lire si je ne crois pas qu’elle va m’en rapporter cent. »
Il mit le moteur en marche et on partit. Maintenant j’en étais sûre : la virée en voiture avait été le résultat d’une espèce d’accord auquel ils étaient parvenus après bien des rencontres et des discussions. Je dis faiblement, en italien :
« S’il te plaît, Stefano, tu me laisses au coin de la rue ? Si ma mère me voit en voiture avec toi elle me colle une gifle. »