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Elle avait toujours à faire. Cette année-là Rino l’obligea à se réinscrire à l’école, mais cette fois encore elle n’y alla presque jamais et se fit recaler. Sa mère lui demandait de l’aider à la maison, son père voulait qu’elle reste au magasin, et de but en blanc, au lieu de faire résistance, elle sembla satisfaite de trimer pour tous les deux. Les rares fois où il nous arriva de nous croiser – le dimanche après la messe ou lors de promenades entre le jardin et le boulevard – elle n’exprima jamais la moindre curiosité envers mon école et se mettait tout de suite à discourir, pleine d’admiration, sur le travail que faisaient son père et son frère.

Elle avait appris que son père, quand il était jeune, avait voulu s’émanciper et avait fui la boutique de son grand-père, cordonnier lui aussi, pour aller travailler dans une fabrique de chaussures à Casoria où il avait fait des souliers pour tout le monde, y compris pour les gens qui partaient à la guerre. Elle avait découvert que Fernando était capable de fabriquer une chaussure à la main du début à la fin et qu’il connaissait aussi très bien les machines, qu’il savait toutes utiliser, que ce soit pour amincir, assembler ou poncer. Elle me parla de cuir, de tige, de maroquinier et de maroquinerie, de bonbouts et de talons, de la préparation du fil, des patins et de la manière dont on fixait la semelle, la colorait et la faisait briller. Elle utilisa tous ces mots de professionnels comme s’ils étaient magiques et comme si son père les avait appris dans un monde enchanté – Casoria, la fabrique – dont il était revenu tel un explorateur blasé, tellement blasé qu’à présent il préférait la modeste boutique de famille avec son petit comptoir tranquille, son marteau, son pied en fer et sa bonne odeur de colle mélangée à celle des chaussures usagées. Et elle m’entraîna dans ce vocabulaire avec un tel enthousiasme et une telle énergie que son père et Rino, par leur habileté à envelopper les pieds des gens dans des chaussures solides et confortables, m’apparurent comme les plus braves personnes du quartier. Et surtout, à chaque fois je rentrai chez moi avec l’impression que, ne passant pas mes journées dans la boutique d’un cordonnier et ayant pour père, de surcroît, un très banal portier de mairie, j’étais exclue d’un rare privilège.

En classe je commençai à sentir ma présence inutile. Pendant des mois et des mois j’eus l’impression que toute promesse et toute énergie avaient disparu de mes manuels. Quand je sortais du collège, étourdie et malheureuse, je passais devant le magasin de Fernando juste pour voir Lila à son poste de travail, assise à une petite table, au fond, avec son buste tout maigre sans l’ombre d’une poitrine, son cou délicat et son visage émacié. Je ne sais pas exactement ce qu’elle faisait mais elle était là, active, derrière la porte en verre, encadrée par la tête penchée de son père et celle de son frère – sans livre, sans cours et sans devoirs à la maison. Parfois je m’arrêtais pour regarder en vitrine les boîtes de cirage, les vieux souliers fraîchement ressemelés ou les chaussures neuves placées dans une forme qui dilatait leur cuir et les élargissait pour les rendre plus confortables, comme si j’étais une cliente et que je m’intéressais à la marchandise. Je m’éloignais seulement, et à contrecœur, lorsqu’elle me voyait et me faisait signe : je répondais à son salut et elle retournait à son travail, très concentrée. Mais c’était souvent Rino qui m’apercevait le premier et il faisait des grimaces rigolotes pour me faire rire. Gênée, je partais en courant sans attendre le regard de Lila.

Un dimanche je me surpris à parler passionnément de chaussures avec Carmela Peluso. Elle achetait Sogno dont elle dévorait les romans-photos. Au début je trouvai que c’était du temps perdu, mais ensuite j’avais commencé à y jeter un œil moi aussi et désormais nous le lisions ensemble au jardin public, commentant les histoires et les répliques de tous les personnages, qui étaient écrites en lettres blanches sur fond noir. Carmela, plus que moi, avait tendance à passer sans transition des commentaires sur les amours de fiction aux commentaires sur le récit de son amour réel, celui pour Alfonso. Moi, pour ne pas être en reste, je lui parlai un jour du fils du pharmacien, Gino, et affirmai qu’il était amoureux de moi. Elle n’y crut pas. À ses yeux, le fils du pharmacien était une espèce de prince inaccessible, le futur héritier de la pharmacie, un seigneur qui n’épouserait jamais la fille d’un portier de mairie, et alors je fus sur le point de lui raconter la fois où il avait demandé à voir ma poitrine et où j’avais accepté, gagnant dix lires. Mais nous avions sur les genoux, déplié en grand, un numéro de Sogno, et mes yeux tombèrent sur les splendides chaussures à talons de l’une des actrices. Ce sujet me sembla du plus bel effet, et bien meilleur que mon histoire de mamelles : je ne pus me retenir et me mis à les admirer, faisant l’éloge de celui qui les avait faites et conjecturant que si nous portions des chaussures pareilles, Gino et Alfonso ne pourraient pas nous résister. Cependant, plus je parlais et plus je me rendais compte, à mon grand embarras, que j’essayais de faire mienne la nouvelle passion de Lila. Carmela m’écouta distraitement et puis annonça qu’elle devait s’en aller. Peu lui importaient les chaussures et les fabricants de chaussures. Contrairement à moi, si elle imitait les manières de Lila elle se cantonnait strictement à ce qui la captivait : les romans-photos et l’amour.

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