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Je pleurai toute la nuit dans la cuisine silencieuse. Je m’endormis à l’aube. Nella vint me réveiller et elle me gronda, me disant que Nino avait voulu prendre son petit déjeuner en terrasse pour ne pas me déranger. Il était parti.
Je m’habillai en hâte, elle comprit que j’étais malheureuse : « Vas-y, m’accorda-t-elle enfin, tu as peut-être encore le temps. » Je courus au port en espérant arriver avant le départ du ferry, mais le bateau était déjà au large.
Je passai de tristes journées. En faisant les chambres je trouvai un marque-page en carton bleu qui appartenait à Nino et le cachai dans mes affaires. Le soir dans la cuisine, dans mon lit, je le reniflais, l’embrassais, le léchais avec la pointe de ma langue, et je pleurais. Ma passion désespérée m’émouvait moi-même, et mes pleurs se nourrissaient d’eux-mêmes.
Puis Donato Sarratore arriva et ses quinze jours de vacances débutèrent. Il regretta que son fils soit déjà parti mais fut satisfait qu’il ait rejoint ses camarades près d’Avellino pour étudier. « C’est un garçon très sérieux, me dit-il, comme toi. Je suis fier de lui, comme j’imagine que ton père est fier de toi. »
La présence de cet homme rassurant m’apaisa. Il voulut connaître les nouveaux amis de Marisa et les invita un soir pour faire un grand feu sur la plage. Il s’activa lui-même pour rassembler tout le bois qu’il put trouver et resta avec nous les jeunes jusque tard. Le garçon avec qui Marisa était plus ou moins fiancée grattouillait la guitare et Donato chanta, il avait une très belle voix. La nuit était déjà avancée quand lui-même se mit à jouer, il se débrouillait bien et esquissa des airs de danse. Certains se mirent à danser, à l’exemple de Marisa.
Je regardais cet homme et me disais : son fils et lui n’ont vraiment rien en commun. Nino est grand, il a un visage délicat, son front est enfoui sous des cheveux très noirs, sa bouche est toujours entrouverte et ses lèvres invitantes ; Donato au contraire est de taille moyenne, les traits de son visage sont marqués et ses tempes très dégarnies, il a une bouche toute fine, presque sans lèvres. Nino a toujours un regard noir qui voit au-delà des gens et des choses et s’effraye ; Donato a toujours l’air disponible, ses yeux s’attachent avec délectation à l’apparence des gens et des choses et ne cessent de leur sourire. Nino a quelque chose qui le ronge de l’intérieur, comme Lila, ce qui est un don et une souffrance : ils ne sont jamais heureux, ne s’abandonnent pas et craignent ce qui se passe autour d’eux. Mais pas cet homme : lui a l’air d’aimer toutes les manifestations de la vie, presque comme si chaque seconde vécue était d’une limpidité absolue.
À partir de ce soir-là le père de Nino me sembla un bon remède non seulement à l’obscurité dans laquelle son fils m’avait précipitée en partant après un baiser presque imperceptible mais aussi – je m’en rendis compte avec stupeur – à l’état dans lequel Lila m’avait jetée en ne répondant jamais à mes lettres. Nino et elle se connaissent à peine, me dis-je, ils ne se sont jamais fréquentés, et pourtant maintenant je les trouve très semblables : ils n’ont besoin de rien ni de personne et savent toujours quoi faire et ne pas faire. Mais s’ils se trompaient ? Qu’est-ce qu’il a de si terrible, Marcello Solara ? Et qu’est-ce qu’il a de si terrible, Donato Sarratore ? Je ne comprenais pas. J’aimais Lila et Nino, et à présent ils me manquaient de manière différente, mais j’étais aussi reconnaissante à ce père haï qui donnait de l’importance aux jeunes et à moi-même et qui nous offrait joie et tranquillité dans la nuit des Maronti. Je fus soudain contente qu’aucun des deux ne se trouve dans l’île.
Je me remis à lire et j’écrivis une dernière lettre à Lila dans laquelle je lui disais que, vu qu’elle ne m’avait jamais répondu, je ne lui écrirais plus. Je me liai en revanche à la famille Sarratore et me sentis bientôt la sœur de Marisa, de Pinuccio et du petit Ciro, qui maintenant m’adorait : il n’y avait qu’avec moi, personne d’autre, qu’il ne faisait pas de caprices mais jouait gentiment, et nous allions ensemble chercher des coquillages. Lidia, qui avait définitivement changé son hostilité initiale à mon égard en sympathie et affection, me félicitait souvent pour la rigueur que je mettais en toute chose : mettre la table, nettoyer les chambres, faire la vaisselle, jouer avec son gamin, lire ou étudier. Un matin elle me fit essayer un chemisier qui était trop petit pour elle : Nella et aussi Sarratore, appelé de toute urgence pour donner son avis, furent tellement enthousiastes, disant qu’il m’allait très bien, qu’elle me l’offrit. Parfois elle avait même l’air de me préférer à Marisa. Elle disait : « Elle est feignante et vaniteuse, je l’ai mal élevée, elle ne travaille pas à l’école ; toi au contraire tu fais tout avec beaucoup d’intelligence. » « Exactement comme Nino, ajouta-t-elle une fois, à part que toi tu es solaire alors que lui, il est toujours nerveux. » Mais en entendant ces critiques Donato bondit et se mit à faire l’éloge de son aîné : « C’est un garçon en or », dit-il, et il me demanda confirmation du regard : j’acquiesçai avec grande conviction.
Après ses très longues baignades Donato s’allongeait à côté de moi pour se sécher au soleil et il lisait son journal, le Roma – c’était la seule chose qu’il lisait. J’étais frappée de voir qu’une personne qui écrivait des poésies et les avait même rassemblées en un recueil n’ouvrait jamais un livre. Il n’en avait pas apporté avec lui et n’avait aucune curiosité pour les miens. Parfois il me déclamait quelque extrait d’article – c’étaient des mots et des phrases qui auraient mis Pasquale très en colère, et certainement Mme Galiani aussi. Mais je me taisais, je n’avais pas envie de me mettre à discuter avec une personne tellement affable, gâchant la haute estime qu’elle avait de moi. Une fois il m’en lut un tout entier, du début à la fin ; toutes les deux lignes il se tournait vers Lidia en souriant et Lidia lui répondait avec un sourire complice. À la fin il me demanda :
« Tu as aimé ? »
C’était un article sur la rapidité des voyages en train par rapport aux voyages d’autrefois, en calèche ou à pied, par les chemins de campagne. Il était écrit avec des phrases grandiloquentes qu’il lisait avec émotion.
« Oui, beaucoup, répondis-je.
— Regarde qui l’a écrit : qu’est-ce que tu lis ici ? »
Il se pencha vers moi et me mit son journal sous les yeux. Je lis tout émue :
« Donato Sarratore. »
Lidia éclata de rire et lui aussi. Ils me laissèrent sur la plage à surveiller Ciro tandis qu’ils se baignaient comme à leur habitude, l’un tout près de l’autre, en se parlant à l’oreille. Je les regardai et pensai « Pauvre Melina », mais sans rancune contre Sarratore. En admettant que Nino ait raison et qu’il y ait vraiment eu quelque chose entre ces deux-là, bref en admettant que Sarratore ait vraiment trompé Lidia, maintenant que je le connaissais mieux j’arrivais encore moins qu’avant à le trouver coupable, d’autant plus qu’apparemment sa femme ne le trouvait pas coupable non plus, même si à l’époque elle l’avait obligé à quitter le quartier. Quant à Melina, je la comprenais elle aussi. Elle avait éprouvé la joie de l’amour pour cet homme tellement au-dessus de la moyenne – contrôleur de train mais aussi poète et journaliste – et son esprit fragile n’avait pas réussi à se réadapter à la fruste normalité de la vie sans lui. Je me complaisais dans ces pensées. Ces jours-là, j’étais contente de tout : de mon amour pour Nino, de ma tristesse, de l’affection dont je me sentais entourée et de mes propres capacités à lire, penser et réfléchir dans la solitude.