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Lila était méchante : ça, dans quelque recoin secret tout au fond de moi je continuais à le penser. Elle m’avait prouvé que non seulement elle savait blesser avec les mots mais aussi qu’elle n’aurait pas hésité à tuer, et pourtant maintenant ces capacités ne me semblaient plus grand-chose. Je me disais : elle révélera bientôt un caractère encore plus mauvais, et j’avais même recours au terme « maléfique », un mot excessif qui venait des contes de mon enfance. Même si c’était mon côté enfantin qui déclenchait ces pensées en moi, celles-ci avaient un fond de vérité. D’ailleurs, l’idée que Lila dégageait un fluide non seulement séduisant mais aussi dangereux devint peu à peu une évidence pas simplement pour moi, qui la surveillais depuis notre première année de primaire, mais pour tout le monde.
Vers la fin de l’été, les pressions commencèrent à se multiplier auprès de Rino pour que, dans les sorties de groupe en dehors du quartier pour aller manger une pizza ou faire une promenade, il amène sa sœur avec lui. Mais Rino aimait avoir son espace bien à lui. Il me semblait que lui aussi était en train de changer, Lila avait éveillé son imagination et ses espoirs. Pourtant, à le voir et à l’écouter, l’effet obtenu n’était pas des plus heureux. Il était devenu vantard et ne manquait pas une occasion de mentionner qu’il était doué dans son travail et qu’il allait devenir riche ; il répétait souvent une phrase qu’il aimait beaucoup : « Il suffira d’un rien, un p’tit coup d’bol, et moi les Solara, j’leur pisserai dessus ! » Toutefois, pour qu’il se fasse ainsi mousser il fallait que sa sœur ne soit pas là. En sa présence il perdait confiance, se limitait à quelques allusions et puis laissait tomber. Il se rendait compte que Lila le regardait de travers comme s’il trahissait un pacte secret de discrétion et de détachement, et du coup il préférait ne pas l’avoir toujours avec lui – déjà qu’ils trimaient ensemble toute la journée à la cordonnerie ! Alors il s’esquivait et allait se pavaner seul devant ses amis. Mais parfois il était obligé de céder.
Un dimanche, à l’issue de longues discussions avec nos parents, nous fûmes même autorisées à sortir un soir (Rino venant généreusement se porter garant de ma personne auprès de mes parents). La ville était tout illuminée par les enseignes, les rues étaient bondées, ça sentait le poisson pourri par la chaleur mais il y avait aussi les bonnes odeurs des restaurants, des fritures à emporter et des bars-pâtisseries qui étaient beaucoup plus cossus que celui des Solara. Je ne me rappelle pas si Lila avait déjà eu l’occasion d’aller dans le centre, que ce soit avec son frère ou d’autres. Mais en tout cas, si cela s’était produit elle ne m’en avait pas parlé. En revanche, je me souviens que ce jour-là elle fut totalement muette. Quand on traversa la Piazza Garibaldi elle resta en arrière, s’attardant pour regarder un cireur de chaussures, une grosse femme toute peinturlurée, des hommes sombres et des jeunes. Elle fixait les gens avec grande attention, les regardant droit dans les yeux, au point que certains riaient et d’autres lui faisaient un geste pour dire : « Qu’est-c’que tu m’veux ? » De temps à autre je la secouais et l’entraînais avec moi par peur de perdre Rino, Pasquale, Antonio, Carmela et Ada.
Ce soir-là on alla s’offrir une pizza sur le Rettifilo. On mangea gaiement. J’eus l’impression qu’Antonio, forçant sa timidité, me faisait un peu la cour, ce qui me fit plaisir : cela contrebalançait les attentions de Pasquale envers Lila. Mais voilà que tout à coup le pizzaiolo, un homme d’une trentaine d’années, se mit à faire tournoyer dans les airs avec une virtuosité excessive la pâte à pizza qu’il était en train de pétrir, échangeant des sourires avec Lila qui l’observait, admirative.
« Arrête ça, lui dit Rino.
— Mais je fais rien ! » répondit-elle, s’efforçant de regarder dans une autre direction.
Cependant, les choses ne tardèrent pas à se gâter. Pasquale nous dit en riant que cet homme, le pizzaiolo – pour nous, jeunes filles, c’était un vieux, il portait une alliance et était certainement père de famille –, avait envoyé en cachette un baiser à Lila en soufflant sur le bout de ses doigts. On se retourna aussitôt pour le regarder : il ne faisait rien d’autre que son travail. Mais Pasquale demanda à Lila, toujours en riant :
« C’est vrai, ou je me trompe ? »
Lila, avec un petit rire nerveux qui contrastait avec le sourire généreux de Pasquale, répondit :
« J’ai rien vu du tout.
— Laisse tomber, Pascà », dit Rino, foudroyant sa sœur du regard.
Mais Pasquale se leva, se dirigea vers le comptoir où se trouvait le four, en fit le tour et, sourire candide aux lèvres, gifla le pizzaiolo en plein visage, l’envoyant cogner contre la bouche du four.
Le propriétaire de la pizzeria, un petit homme pâle d’une soixantaine d’années, accourut aussitôt et Pasquale lui expliqua avec calme qu’il n’avait pas à s’inquiéter : il venait simplement d’expliquer à son employé quelque chose qui n’était pas très clair pour lui, mais maintenant il n’y aurait plus de problèmes. On finit de manger notre pizza en silence, les yeux baissés et avec lenteur, comme si elle était empoisonnée. À la sortie Rino passa à Lila un savon magistral qui se conclut par une menace : « Si tu continues comme ça, je t’emmène plus. »
Que s’était-il passé ? Dans la rue, les hommes que nous croisions nous regardaient toutes – belles, mignonnes ou moches – et pas tant les jeunes que les hommes mûrs. C’était ainsi dans le quartier comme en dehors et Ada, Carmela et moi – surtout après l’incident avec les Solara – avions d’instinct appris à garder les yeux baissés, à faire semblant de ne pas entendre les cochonneries qu’ils nous disaient et à continuer notre chemin. Pas Lila. Se promener avec elle le dimanche devint une occasion permanente de tension. Quand quelqu’un la fixait elle soutenait son regard. Quand on lui disait quelque chose elle s’arrêtait, perplexe, comme si elle n’arrivait pas à croire que c’était à elle que l’on parlait, et parfois elle répondait, intriguée. D’autant plus – et ça c’était vraiment extraordinaire – qu’on ne lui adressait presque jamais d’obscénités, celles-ci nous étant généralement réservées.
Un après-midi de la fin août on poussa jusqu’aux jardins de la Villa Comunale : on alla s’asseoir dans un café parce que Pasquale, qui à cette époque faisait le grand seigneur, voulait offrir à tout le monde un spumone. À une table en face de nous, une petite famille était en train de manger une glace, comme nous : le père, la mère et trois garçons entre douze et sept ans. Ils semblaient tout à fait respectables : le père, un gros bonhomme d’une cinquantaine d’années, avait des airs de professeur. Et je peux jurer que Lila ne portait rien de voyant : elle ne mettait pas de rouge à lèvres, avait sur elle les habituels chiffons que sa mère lui cousait, et nous étions toutes plus tape-à-l’œil qu’elle, surtout Carmela. Mais cet homme – et cette fois, tout le monde le remarqua – ne parvenait pas à détacher les yeux de Lila et celle-ci, même si elle essayait de se retenir, répondait à son regard comme si elle n’en revenait pas d’être autant admirée. Pour finir, alors qu’à notre table la nervosité – celle de Rino, Pasquale et Antonio – montait, l’homme se leva, de toute évidence sans se rendre compte du risque qu’il courait, se planta devant Lila et, s’adressant poliment aux garçons, déclara :
« Vous avez bien de la chance : vous avez ici même une jeune fille qui deviendra plus belle qu’une Vénus de Botticelli. Veuillez m’excuser, mais je l’ai dit à ma femme et à mes enfants et j’avais besoin de le dire à vous aussi. »
Sous le coup de la tension, Lila éclata de rire. L’homme sourit à son tour et, après s’être légèrement incliné pour la saluer, s’apprêtait à retourner à sa table quand Rino l’attrapa par la peau du cou et lui fit faire le chemin du retour au pas de course : il l’assit de force et, devant sa femme et ses fils, lui déversa un tombereau d’insultes comme on savait les dire au quartier. Alors l’homme se mit en colère, sa femme s’interposa en hurlant et Antonio entraîna Rino plus loin. Encore un dimanche de gâché.
Mais le pire se produisit un jour où Rino n’était pas là. Ce qui me frappa ne fut pas tant l’événement en soi que la cristallisation autour de Lila de tensions d’origines diverses. À l’occasion de sa fête (elle s’appelait Rosa, si je me souviens bien), la mère de Gigliola invita chez elle des gens de tous âges. Son mari étant pâtissier chez les Solara, ils firent les choses vraiment en grand : il y avait une abondance de choux à la crème, de petits gâteaux à la cassate, de sfogliatelle, de pâte d’amandes, de liqueurs, de boissons pour les enfants et de disques pour danser, qui allaient des airs les plus connus à ceux à la dernière mode. Vinrent des personnes qui ne seraient jamais venues à nos petites fêtes entre jeunes : le pharmacien, par exemple, avec sa femme et leur fils aîné Gino, qui allait bientôt commencer le lycée comme moi ; ou encore M. Ferraro avec sa famille nombreuse ; ou bien Maria, la veuve de Don Achille, avec son fils Alfonso et sa fille Pinuccia, habillée de couleurs vives, et même Stefano.
Au début, ces derniers convives causèrent un peu de tension : à la fête se trouvaient aussi Pasquale et Carmela Peluso, les enfants de l’assassin de Don Achille. Mais ensuite tout s’arrangea pour le mieux. Alfonso était un garçon sympathique (lui aussi irait bientôt au lycée, dans le même établissement que moi) et il échangea même quelques mots avec Carmela ; Pinuccia était simplement contente d’être à une fête, sacrifiée comme elle l’était tous les jours à l’épicerie ; Stefano avait compris très tôt que le commerce était fondé sur l’absence d’exclusion, et il considérait tous les habitants du quartier comme des clients potentiels susceptibles de dépenser leur argent chez lui : il déployait en général avec tout un chacun son beau et doux sourire, et du coup il se contenta d’éviter de croiser ne serait-ce qu’un instant le regard de Pasquale ; Maria enfin, qui d’ordinaire, quand elle voyait Mme Peluso, tournait les yeux de l’autre côté, ignora totalement les deux jeunes et bavarda longuement avec la mère de Gigliola. Et puis surtout, ce qui vint dissoudre toutes les tensions c’est que l’on commença bientôt à danser : alors ce fut un tohu-bohu général et personne ne se soucia plus de rien.
On commença avec des danses traditionnelles avant de passer à une nouveauté, le rock’n’roll, qui intriguait beaucoup tout le monde, les vieux comme les enfants. J’avais chaud et me retirai dans un coin. Bien sûr je savais le danser, le rock’n’roll, je l’avais souvent pratiqué chez moi avec mon frère Peppe et chez Lila le dimanche avec elle, mais je me sentais trop gauche pour ces mouvements rythmés et agiles et, bien que ce soit à contrecœur, je me contentai de regarder. D’ailleurs, Lila non plus ne m’avait pas semblé particulièrement douée, elle bougeait de manière un peu ridicule et je le lui avais même dit : elle avait pris cette critique comme un défi et s’était acharnée à s’entraîner seule, vu que Rino refusait de pratiquer cette danse. Mais, perfectionniste comme elle l’était en tout, ce soir-là elle décida aussi de rester sur le côté – ce qui me fit plaisir – et elle s’installa près de moi pour regarder Pasquale et Carmela Peluso qui dansaient si bien.
Or, à un moment donné, Enzo s’approcha d’elle. Le petit garçon qui nous avait jeté des pierres, qui à la surprise générale avait rivalisé avec Lila en arithmétique et qui, un jour, lui avait offert une couronne de sorbes, s’était retrouvé au fil des années comme aspiré dans un corps de petite taille mais puissant et habitué aux gros travaux. Il faisait plus âgé qu’en réalité et semblait même plus vieux que Rino, qui était l’aîné d’entre nous. On voyait bien, à ses traits, qu’il se levait avant l’aube, qu’il était en contact avec la camorra du marché aux fruits et légumes et qu’en toute saison, qu’il fasse froid ou qu’il pleuve, il parcourait les rues du quartier avec sa charrette pour vendre ses produits. Toutefois, dans son visage de blond, tout clair avec les sourcils et les cils blonds et les yeux bleus, il restait encore quelque chose du gamin rebelle que nous avions connu. Sinon Enzo était un garçon paisible qui parlait très peu et toujours en dialecte, et aucune d’entre nous n’aurait eu l’idée d’aller bavarder et plaisanter avec lui. Ce fut lui qui prit l’initiative : il demanda à Lila pourquoi elle ne dansait pas. Elle répondit : parce que je ne connais pas encore bien cette danse. Il se tut un instant puis dit : moi non plus. Mais quand un autre rock’n’roll commença il la prit par le bras avec naturel et l’entraîna au milieu de la salle. D’habitude, si quelqu’un ne faisait qu’effleurer Lila sans sa permission, elle bondissait comme si elle avait été piquée par une guêpe, mais là elle ne réagit pas, tant à l’évidence son envie de danser était grande. Au contraire, elle regarda Enzo avec gratitude et se laissa emporter par la musique.
On vit tout de suite qu’Enzo ne savait pas vraiment y faire. Il bougeait peu et de manière sérieuse et compassée, mais il était très attentif à Lila, il voulait visiblement lui faire plaisir et lui permettre de se mettre en valeur. Et bien qu’elle ne soit pas aussi bonne que Carmen, elle réussit comme toujours à attirer l’attention de tout le monde. Elle plaît aussi à Enzo, me dis-je avec désolation. Et même à Stefano l’épicier, remarquai-je aussitôt : il la regarda tout le temps comme on regarde une star de cinéma.
Mais au moment même où Lila dansait, les frères Solara arrivèrent.
Rien qu’à les voir je commençai à m’agiter. Ils allèrent dire bonjour au pâtissier et à sa femme, donnèrent une tape amicale à Stefano et puis se mirent eux aussi à regarder les danseurs. D’abord, avec leurs manières de patrons du quartier, puisque c’est ce qu’ils croyaient être, ils fixèrent avec insistance Ada, qui détourna les yeux ; puis ils chuchotèrent entre eux en montrant Antonio et le saluèrent d’une manière exagérée, ce qu’il fit semblant de ne pas voir ; enfin ils remarquèrent Lila, l’observèrent longuement et se dirent quelque chose à l’oreille : Michele eut un geste d’approbation ostentatoire.
Je ne les perdis pas de vue et n’eus aucun mal à comprendre que surtout Marcello – Marcello qui plaisait à toutes les filles – n’en voulait pas du tout à Lila pour l’histoire du tranchet. Au contraire. En quelques secondes il fut totalement subjugué par son corps souple et élégant et par son visage qui était unique dans notre quartier, et peut-être aussi dans tout Naples. Il la regarda sans jamais la quitter des yeux, comme s’il avait perdu le peu de cervelle qu’il possédait. Il continua à la fixer même quand la musique s’arrêta.
Tout se passa en un clin d’œil. Enzo voulut pousser Lila dans le coin où je me trouvais, Stefano et Marcello s’avancèrent en même temps pour l’inviter à danser, mais Pasquale les devança tous. Lila accepta son invitation en sautillant gracieusement et en battant des mains, heureuse. Sur sa frêle silhouette de quatorze ans se penchèrent donc quatre hommes en même temps, d’âges différents, chacun d’entre eux à sa manière étant convaincu d’avoir le pouvoir absolu. La pointe racla le disque et la musique reprit. Stefano, Marcello et Enzo reculèrent en hésitant. Pasquale se mit à danser avec Lila et, avec un excellent danseur comme lui, elle laissa aussitôt éclater son talent.
C’est alors que Michele Solara, que ce soit par amour pour son frère ou purement par goût de semer le désordre, décida de compliquer la situation à sa manière. Il donna un coup de coude à Stefano et lui dit bien fort :
« Mais t’as de l’eau dans les veines ou quoi ? C’est le fils du mec qui a buté ton père, c’est un communiste de merde, et toi tu restes là à le regarder se trémousser avec la poupée que tu voulais faire danser ? »
Pasquale n’entendit certainement pas parce que la musique était forte et il était occupé à faire des acrobaties avec Lila. Mais moi j’entendis, ainsi qu’Enzo qui était à côté de moi, et naturellement Stefano entendit lui aussi. On crut qu’il allait se passer quelque chose mais il ne se passa rien. Stefano était un jeune homme qui savait ce qu’il voulait. L’épicerie marchait plus que bien, il projetait d’acheter le local adjacent pour pouvoir l’agrandir, bref il estimait qu’il avait de la chance, et il était même tout à fait convaincu que la vie lui donnerait tout ce qu’il désirait. Il dit à Michele avec son sourire charmeur :
« Laissons-le danser, il se débrouille bien », et il continua à regarder Lila comme si, en ce moment, c’était tout ce qui lui importait. Michele fit une moue dégoûtée et partit chercher le pâtissier et sa femme.
Qu’allait-il faire, maintenant ? Je le vis parler de manière animée avec les hôtes, indiquant Maria dans un coin, Stefano, Alfonso et Pinuccia, puis Pasquale qui dansait et Carmela qui multipliait les prouesses avec Antonio. Dès que la musique s’arrêta la mère de Gigliola prit cordialement Pasquale par le bras, l’emmena dans un coin et lui dit quelque chose à l’oreille.
« Vas-y, lança Michele à son frère en riant, la voie est libre. » Et Marcello Solara repartit à la charge auprès de Lila.
J’étais sûre qu’elle lui dirait non, je savais combien elle le détestait. Mais cela ne se passa pas comme ça. La musique reprit et Lila, l’envie de danser tendant tous ses muscles, chercha Pasquale du regard ; mais ne le voyant pas, elle attrapa la main de Marcello comme si ce n’était qu’une main, comme si au bout il n’y avait ni bras ni corps et, tout en sueur, elle recommença à faire ce qui en ce moment comptait le plus pour elle : danser.
Je regardai Stefano, puis Enzo. La tension saturait l’atmosphère. Alors que mon cœur battait fort sous le coup de l’anxiété, Pasquale, l’air menaçant, alla trouver Carmela et lui dit quelque chose avec brusquerie. Carmela protesta à mi-voix, il la fit taire sur le même ton. Antonio s’approcha d’eux et s’entretint avec Pasquale. Tous deux regardèrent en chiens hargneux Michele Solara qui complotait à nouveau avec Stefano, et Marcello qui dansait avec Lila en la saisissant, la soulevant et la jetant dans les airs. Puis Antonio alla voir Ada pour qu’elle arrête de danser. La musique s’interrompit et Lila me rejoignit. Je lui dis :
« Il y a quelque chose qui cloche, il vaut mieux qu’on parte. »
Elle rit et s’exclama :
« Même s’il y a un tremblement de terre, moi je danse encore une fois ! » et elle regarda Enzo qui était appuyé contre le mur. Mais c’est Marcello qui revint l’inviter et elle se laissa à nouveau entraîner dans la danse.
Pasquale vint me voir et, sombre, me dit que nous devions partir.
« Attendons que Lila ait fini de danser !
— Non, tout de suite », répliqua-t-il avec un ton qui n’admettait aucune réplique – dur et désagréable. Alors il fonça droit vers Michele Solara et lui donna un grand coup d’épaule. Michele rit et dit quelque chose d’obscène entre ses dents. Pasquale continua son chemin vers la porte suivi de Carmela, réticente, et d’Antonio qui traînait Ada avec lui.
Je me retournai pour voir ce que faisait Enzo, mais il resta appuyé contre le mur à regarder Lila qui dansait. La musique s’arrêta. Lila se dirigea vers moi, aussitôt suivie par Marcello dont les yeux brillaient de plaisir.
« On doit y aller ! » lançai-je presque en criant, extrêmement nerveuse.
Ma voix devait être tellement chargée d’angoisse qu’elle finit par regarder autour d’elle, comme si elle se réveillait :
« D’accord, on s’en va », fit-elle, perplexe.
Je me dirigeai vers la porte sans plus attendre, la musique recommença. Marcello Solara attrapa Lila par le bras et lui dit, entre rire et supplication :
« Reste, je te ramènerai après. »
Lila le regarda, incrédule, comme si elle venait tout juste de le reconnaître, et il lui sembla soudain impossible qu’il se permette de la toucher avec une telle familiarité. Elle tenta de libérer son bras mais Marcello la serra plus fort en insistant :
« Allez, rien qu’une danse. »
Enzo se détacha du mur et, sans mot dire, saisit le poignet de Marcello. Je le vois encore : il était calme et, bien qu’il soit plus petit et plus jeune, il n’avait pas l’air de faire le moindre effort. La puissance de sa poigne se vit uniquement sur le visage de Marcello Solara qui lâcha Lila avec une grimace de douleur et se prit immédiatement le poignet avec l’autre main. Nous partîmes et j’entendis Lila indignée qui disait à Enzo, tout en dialecte :
« T’as vu, y m’a touchée, moi ! Mais quel connard ! Heureusement qu’y avait pas Rino. S’il refait ça, il est mort. »
Était-ce possible qu’elle ne se soit pas rendu compte qu’elle avait dansé avec Marcello, et même à deux reprises ? Oui, c’était possible, elle était comme ça.
Dehors nous retrouvâmes Pasquale, Antonio, Carmela et Ada. Pasquale était hors de lui, on ne l’avait jamais vu comme ça. Il braillait des insultes, hurlait à gorge déployée avec des yeux de fou, et il n’y avait pas moyen de le calmer. Il en voulait à Michele, bien sûr, mais surtout à Marcello et Stefano. Il disait des choses que nous n’étions pas en mesure de comprendre. Il disait que le bar Solara avait toujours été un repaire d’usuriers et de camorristes, qu’il servait pour la contrebande et pour recueillir des voix pour Stella e Corona, le parti des monarchistes. Il disait que Don Achille avait collaboré avec les nazis-fascistes, il disait que l’argent qui avait permis à Stefano de développer son épicerie, son père l’avait gagné au marché noir. Il hurlait : « Papa a bien fait de le crever ! » Et puis : « Les Solara père et fils, c’est moi qui vais les étendre, et je débarrasserai aussi la planète de Stefano et de toute sa famille ! » Enfin il gueulait à l’adresse de Lila, comme si c’était le plus grave : « Et toi t’as même dansé avec lui, c’t enculé ! »
À partir de là, comme si Pasquale lui avait insufflé sa furie, Antonio commença à crier à tue-tête, et il semblait presque en vouloir à Pasquale parce que celui-ci voulait le priver de son plaisir, tuer les Solara pour ce qu’ils avaient fait à Ada. Du coup Ada se mit à pleurer et Carmela, ne pouvant plus se retenir, éclata en sanglots aussi. Alors Enzo tenta de nous convaincre tous de ne pas rester dans la rue. « Allez, on va dormir », dit-il. Mais Pasquale et Antonio le firent taire : ils voulaient rester pour affronter les Solara. Menaçants, ils répétèrent plusieurs fois à Enzo, faisant semblant de s’être calmés : « Rentre, rentre, on se voit demain. » Ce à quoi Enzo rétorqua tranquillement : « Si vous restez, je reste aussi. » À ce moment-là j’éclatai en sanglots moi aussi et peu après – ce qui m’émut plus encore – Lila commença à pleurer, elle que je n’avais jamais vue en larmes.
Nous étions maintenant quatre jeunes filles en pleurs, et c’étaient des pleurs désespérés. Mais Pasquale s’adoucit seulement quand il vit Lila pleurer. Il dit alors d’un ton résigné : « D’accord, pas ce soir, je réglerai leur compte aux Solara une autre fois. Allons-nous-en. » Aussitôt, et sans cesser de sangloter, nous le prîmes par le bras Lila et moi et l’entraînâmes au loin. Au début nous le consolâmes en disant des horreurs sur les Solara, mais aussi en affirmant qu’il valait mieux faire comme s’ils n’existaient pas. Puis Lila demanda, tout en essuyant ses larmes avec le dos de sa main :
« Pascà, mais c’est qui, les nazis-fascistes ? Et les monarchistes ? Et c’est quoi, le marché noir ? »