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Nous ne fîmes que rire à gorge déployée pendant tout le chemin du retour en échangeant des phrases du genre :

« C’est pour toi qu’il le fait !

— Mais non, c’est pour toi !

— Il est amoureux et pour que tu viennes chez lui il est prêt à inviter des communistes, et même les assassins de son père !

— Mais qu’est-ce que tu racontes ? Il m’a même pas regardée. »

Rino écouta la proposition de Stefano et répondit non tout de suite. Mais ensuite l’envie de battre les Solara le fit hésiter et il en parla à Pasquale, qui piqua une grosse colère. Enzo en revanche bougonna : « D’accord, si je peux je viens. » Nos parents furent ravis de cette invitation parce que pour eux Don Achille n’existait plus, quant à ses enfants et sa femme c’étaient de braves gens, ils étaient aisés et les avoir pour amis était un honneur.

Au début Lila en resta étourdie, comme si elle avait oublié où elle se trouvait – les rues, le quartier, la cordonnerie. Puis, un jour en fin d’après-midi, elle apparut chez moi avec l’air de celle qui a tout compris et m’annonça :

« Nous nous sommes trompées : Stefano ne s’intéresse ni à toi ni à moi. »

Nous en discutâmes comme nous le faisions toujours, en mélangeant des faits réels et imaginaires. S’il ne s’intéressait pas à nous, alors que voulait-il ? On se dit que Stefano avait peut-être lui aussi en tête l’idée de donner une leçon aux Solara. On se rappela quand Michele avait fait chasser Pasquale de la fête de la mère de Gigliola, se mêlant ainsi des affaires des Carracci et faisant passer Stefano pour quelqu’un incapable de défendre la mémoire de son père. À cette occasion les deux frères, à bien y réfléchir, n’avaient pas seulement humilié Pasquale mais aussi Stefano. Et voilà que maintenant ce dernier en remettait une couche, comme pour les embêter : il faisait définitivement la paix avec les Peluso et allait jusqu’à les inviter chez lui pour le Nouvel An !

« Et qu’est-ce qu’il y gagne ? demandai-je à Lila.

— Je sais pas. Il veut peut-être faire un geste que, dans le quartier, personne d’autre ne ferait.

— Pardonner ? »

Lila secoua la tête, sceptique. Elle essayait de comprendre, toutes les deux nous essayions de comprendre – et comprendre, c’était quelque chose qui nous plaisait beaucoup. Stefano n’avait pas l’air du genre à pardonner. D’après Lila, il avait quelque chose d’autre en tête. Et petit à petit, puisant dans une des idées fixes qui la travaillaient ces derniers temps, depuis qu’elle s’était mise à discuter avec Pasquale, elle crut être arrivée à la solution :

« Tu te rappelles quand j’ai raconté à Carmela qu’elle pourrait être la petite amie d’Alfonso ?

— Oui.

— Stefano a une idée du même genre.

— Il veut se marier avec Carmela ?

— Mieux. »

D’après Lila, Stefano voulait remettre tous les compteurs à zéro. Essayer de mettre fin à l’avant. Il ne voulait pas faire semblant de rien comme le faisaient nos parents, mais au contraire faire passer dans les actes une phrase du genre : je sais, mon père était ce qu’il était, mais maintenant c’est moi qui suis là, c’est nous, alors ça suffit. Bref, il voulait faire comprendre à tout le quartier qu’il n’était pas Don Achille et que les Peluso non plus n’étaient pas l’ancien menuisier qui l’avait tué. Cette hypothèse nous plut et devint bientôt une certitude, et nous fûmes prises d’un grand élan de sympathie pour le jeune Carracci. Nous décidâmes d’être de son côté.

Nous nous mîmes à expliquer à Rino, Pasquale et Antonio que l’invitation de Stefano était plus qu’une invitation, que derrière elle il y avait des enjeux très importants, puisque c’était comme s’il disait : avant nous de mauvaises choses se sont produites, nos pères, d’une façon ou d’une autre, se sont mal conduits, mais à partir d’aujourd’hui prenons-en acte et prouvons que nous, leurs enfants, nous sommes meilleurs qu’eux.

« Meilleurs ? interrogea Rino, intéressé.

— Meilleurs, répondis-je, et à l’opposé des Solara, qui sont encore pires que leur grand-père et leur père. »

Je parlai avec beaucoup d’émotion, en italien, comme si j’étais à l’école. Lila elle-même me lança un regard émerveillé et Rino, Pasquale et Antonio bredouillèrent quelque chose, gênés. Pasquale tenta même de me répondre en italien mais y renonça aussitôt. Il répliqua, sombre :

« L’argent qui permet à Stefano de gagner encore plus d’argent, c’est celui que son père a gagné avec le marché noir. Son épicerie c’est le local où avant il y avait la menuiserie de mon père. »

Les yeux de Lila se firent tout petits, on ne les voyait presque plus :

« C’est vrai. Mais vous voulez être du côté de quelqu’un qui veut changer les choses, ou du côté des Solara ? »

Pasquale dit avec fierté, à la fois par conviction et parce qu’il était visiblement jaloux de la place centrale imprévue qu’avait prise Stefano dans les paroles de Lila :

« Moi je suis de mon côté un point c’est tout. »

Mais c’était un brave garçon, il y réfléchit encore et encore. Il alla en parler à sa mère, il en discuta avec toute la famille. Giuseppina, autrefois travailleuse infatigable et toujours de bonne humeur, légère et exubérante, était devenue après l’incarcération de son mari une femme mélancolique et défaite par le mauvais sort. Elle s’adressa au curé qui passa à la boutique de Stefano, discuta longuement avec Maria, puis retourna parler avec Giuseppina Peluso. À la fin tout le monde fut convaincu que la vie était déjà assez difficile comme ça et que si l’on réussissait, à l’occasion de la nouvelle année, à diminuer les tensions habituelles, ce serait mieux pour tout le monde. C’est ainsi que le 31 décembre après le réveillon, à vingt-trois heures trente, plusieurs familles – celles de l’ancien menuisier, du portier, du cordonnier, du marchand de fruits et de Melina (qui pour l’occasion soigna beaucoup son apparence) – grimpèrent en file indienne jusqu’au quatrième étage, jusqu’à ce vieil appartement de Don Achille que nous avions tellement détesté, afin de fêter ensemble la nouvelle année.

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