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Les fêtes de fin d’année approchant, Rino fut pris par l’obsession de tirer un feu d’artifice plus gros que celui de tout le monde, et surtout plus gros que celui des Solara. Lila se moquait de son frère, et elle était parfois assez dure avec lui. D’après elle, si au début il avait eu des doutes sur leur possibilité de gagner beaucoup d’argent avec les chaussures, maintenant il s’était mis à trop compter dessus : il se voyait déjà patron de l’usine Cerullo et ne voulait plus redevenir savetier. Cela inquiétait Lila, c’était un aspect de Rino qu’elle ne connaissait pas. Il lui avait toujours paru impétueux et généreux, parfois agressif, mais jamais frimeur. Maintenant en revanche il prétendait être ce qu’il n’était pas. Il sentait que la richesse était proche. Il se prenait pour un patron. Et il se croyait en position de donner au quartier un premier signe de la fortune que la nouvelle année allait lui apporter en tirant un énorme feu d’artifice, beaucoup plus gros que celui des frères Solara, qui étaient devenus à ses yeux le modèle à imiter et même à dépasser. Il enviait ces jeunes hommes et les percevait comme des ennemis qu’il devait défaire afin de pouvoir prendre leur place.
Lila n’ajouta jamais, comme elle l’avait fait pour Carmela et les autres filles de notre cour : peut-être que je lui ai mis dans la tête des rêves qu’il ne sait pas maîtriser. Elle-même croyait en ces rêves et pensait pouvoir les réaliser, et son frère tenait un rôle important dans leur réalisation. Et puis elle l’aimait, il avait six ans de plus qu’elle et elle ne voulait pas le traiter comme un enfant qui ne saurait pas contrôler son imagination. Toutefois, elle admit souvent que Rino manquait d’esprit concret, qu’il ne savait pas affronter les difficultés en gardant les pieds sur terre et qu’il tendait toujours à l’excès. Comme dans cette compétition avec les Solara, par exemple.
« Peut-être qu’il est jaloux de Marcello, avançai-je un jour.
— Qu’est-ce que tu veux dire ? »
Elle rit en feignant l’ignorance, mais c’était elle-même qui me l’avait raconté. Marcello Solara passait et repassait devant la cordonnerie tous les jours, à pied ou en Millecento, et Rino devait s’en être rendu compte parce qu’il avait dit plusieurs fois à sa sœur : « T’as pas intérêt à copiner avec c’connard ! » Ne pouvant casser la figure aux Solara parce qu’ils s’intéressaient à sa sœur, peut-être voulait-il leur montrer sa force avec son feu d’artifice – qui sait ?
« Si c’est le cas, alors tu vois que j’ai raison.
— Raison sur quoi ?
— C’est devenu un gros frimeur : où est-ce qu’il va les trouver, les sous, pour son feu d’artifice ? »
C’était vrai. La dernière nuit de l’année était une nuit de batailles, dans le quartier et dans tout Naples. Lumières éblouissantes et explosions. La fumée très dense de la poudre noyait tout dans un brouillard, pénétrait dans les maisons, brûlait les yeux et faisait tousser. Mais le crépitement des pétards, le sifflement des fusées et la canonnade des bombes avaient un coût, et comme toujours celui qui tirait le plus gros feu était celui qui avait le plus d’argent. Nous, les Greco, nous n’avions pas le sou, du coup notre contribution aux feux d’artifice de fin d’année était maigre. Mon père achetait une boîte de pétards, une de roues lumineuses et une autre de petites fusées. À minuit il me mettait en main, comme j’étais la plus grande, la tige des étoiles ou des girandoles, il les allumait et je restais immobile, excitée et effrayée, à fixer les étincelles qui fusaient et les rapides tourbillons de feu tout près de mes doigts. Pendant ce temps, il courait mettre le bâton des fusées dans une bouteille de verre placée sur le marbre de la fenêtre, il allumait la mèche avec la braise de sa cigarette et, enthousiaste, faisait partir vers le ciel le sifflement lumineux. Pour finir il lançait aussi la bouteille dans la rue.
Chez Lila non plus on ne faisait pas grand-chose, au point que Rino s’était vite rebellé. Depuis ses douze ans il avait pris l’habitude de s’en aller pour fêter minuit avec des gens plus audacieux que son père, et ses initiatives pour récupérer les bombes n’ayant pas explosé étaient célèbres : il partait à leur recherche dès que le chaos de la fête finissait. Il les rassemblait toutes dans la zone des étangs, là il y mettait le feu et jouissait de la grande flambée, des boum boum boum et de la déflagration finale. Il avait encore une cicatrice sombre sur la main, une grosse tache, due à la fois où il ne s’était pas reculé à temps.
Parmi les nombreuses raisons évidentes et secrètes à l’origine de ce défi de la fin 1958, il faut peut-être comprendre aussi que Rino voulait prendre une revanche sur la pauvreté de son enfance. En effet il s’acharna à glaner de l’argent ici et là pour s’acheter des feux d’artifice. Mais on savait bien – et il le savait lui aussi, malgré la folie des grandeurs qui l’avait saisi – qu’il n’y avait pas de compétition possible avec les Solara. Comme tous les ans, les deux frères faisaient des va-et-vient depuis des jours dans leur Millecento, le coffre bourré d’explosifs qui, la veille du Nouvel An, tueraient les oiseaux, feraient peur aux chiens, aux chats et aux rats, et feraient trembler les immeubles des caves aux toits. Rino, hargneux, les observait depuis sa boutique tout en trafiquant avec Pasquale, Antonio et surtout Enzo, qui avait un peu plus d’argent, pour constituer un arsenal qui leur permette au moins de faire bonne figure.
Mais la situation prit un tour inattendu et un peu différent le jour où nos mères nous envoyèrent, Lila et moi, faire les courses du réveillon dans l’épicerie de Stefano Carracci. Le magasin était bondé. Derrière le comptoir, en plus de Stefano et Pinuccia, Alfonso servait aussi et il nous fit un sourire gêné. Nous nous préparâmes à attendre longtemps. Mais Stefano m’adressa un signe – oui, indubitablement à moi – et dit quelque chose à l’oreille de son frère. Mon camarade de classe fit le tour du comptoir et me demanda si nous avions la liste des commissions. Nous la lui donnâmes et il repartit aussitôt. Cinq minutes plus tard nos courses étaient prêtes.
On mit le tout dans nos sacs, on alla payer ce que nous devions à Mme Maria et on partit. Mais nous n’avions fait que quelques mètres quand, non pas Alfonso mais Stefano, oui Stefano en personne, m’appela de sa belle voix d’homme fait :
« Lenù ! »
Il nous rejoignit. Il avait une expression paisible et un sourire cordial. Il était juste un peu gâté par les taches de gras sur son tablier blanc. Il nous parla à toutes les deux, en dialecte, mais en me regardant :
« Vous voulez venir fêter le Nouvel An chez moi ? Alfonso y tient beaucoup. »
Depuis l’assassinat du père, la femme et les enfants de Don Achille menaient une vie très retirée : église, épicerie, maison et tout au plus quelque petite fête qu’ils ne pouvaient pas refuser. Cette invitation était une nouveauté. Je répondis en faisant allusion à Lila :
« Nous sommes déjà prises, on fait la fête avec son frère et des amis.
— Alors faites passer l’invitation à Rino et à vos parents : la maison est grande et on tirera les feux d’artifice sur le toit. »
Lila s’entremit d’un ton sans appel :
« Avec nous il y a aussi Pasquale et Carmen Peluso avec leur mère. »
Cette phrase aurait dû couper court à tout bavardage ultérieur : Alfredo Peluso était à Poggioreale parce qu’il avait tué Don Achille, et le fils de Don Achille ne pouvait inviter les enfants d’Alfredo à trinquer chez lui pour la nouvelle année. Or, Stefano regarda Lila comme si jusqu’à cet instant il ne l’avait pas remarquée, avec un regard très intense, et il lâcha sur le ton de l’évidence :
« Très bien, alors venez tous, on boira le mousseux et on dansera : nouvelle année, nouvelle vie. »
Ces paroles m’émurent. Je regardai Lila, qui elle aussi était désorientée. Elle murmura :
« Il faut qu’on en parle à mon frère.
— Tenez-moi au courant.
— Et les feux d’artifice ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— On apportera les nôtres. Et toi ? »
Stefano sourit :
« Tu en veux combien, de feux d’artifice ?
— Plein ! »
Le jeune homme s’adressa de nouveau à moi :
« Venez tous chez moi et je vous promets qu’à l’aube on sera encore en train de les tirer, nos feux d’artifice ! »