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Je pris Antonio en affection presque sans m’en apercevoir. Nos jeux sexuels se firent un peu plus audacieux et agréables. Je me dis que si Lila revenait au Sea Garden je lui demanderais ce qui se passait entre Stefano et elle quand ils s’éloignaient seuls en voiture. Faisaient-ils les mêmes choses qu’Antonio et moi ou bien davantage, par exemple ces trucs que lui attribuaient les rumeurs lancées par les deux Solara ? Je n’avais personne à qui me comparer, à part elle. Mais je n’eus pas d’occasion pour tenter de lui poser ces questions : elle ne vint plus au Sea Garden.
Peu avant le 15 août mon travail s’acheva, et finit aussi la joie du soleil et de la mer. La papetière fut très satisfaite de la manière dont je m’étais occupée de ses filles ; bien que celles-ci, malgré mes recommandations, aient raconté à leur mère que de temps en temps venait à la plage un jeune homme de mes amis qui faisait de beaux plongeons, au lieu de me gronder elle m’embrassa et s’exclama : « Tant mieux ! Lâche-toi un peu, s’il te plaît, tu es trop sérieuse pour ton âge. » Et elle ajouta, perfide : « Regarde Lina Cerullo qui fait les quatre cents coups ! »
Le soir aux étangs je dis à Antonio :
« Ça a toujours été comme ça, depuis que nous sommes petites : tout le monde croit que c’est elle la méchante et moi la gentille. »
Il m’embrassa et murmura, ironique :
« Pourquoi, c’est pas vrai ? »
Cette réponse m’attendrit et m’empêcha de lui annoncer qu’il fallait que l’on se quitte. C’était une décision qui me semblait urgente : l’affection n’était pas l’amour, j’aimais Nino et je savais que je l’aimerais toujours. J’avais préparé un discours pour Antonio, je voulais lui dire posément : on a passé un bon moment, tu m’as beaucoup aidée à une époque où j’étais triste, mais maintenant c’est la rentrée et cette année je commence le grand lycée, j’ai de nouvelles matières, ça va être difficile et il va falloir que je travaille beaucoup ; je suis désolée mais il faut qu’on arrête. Je sentais que c’était indispensable et, tous les après-midi, j’allais à notre rendez-vous aux étangs avec mon petit discours tout prêt. Mais il était tellement affectueux et passionné que le courage me manquait, et je repoussais. Le 15 août. Après le 15 août. Avant la fin du mois. Je me disais qu’il était impossible d’embrasser, toucher quelqu’un, se laisser toucher, si on n’avait rien d’autre qu’une certaine affection pour ce quelqu’un ; Lila aime beaucoup Stefano, moi je n’aime pas Antonio.
Le temps passa et je ne réussis jamais à trouver le bon moment pour lui parler. Il était inquiet. En général avec la chaleur l’état de Melina empirait, mais dans la seconde moitié d’août cette dégradation devint vraiment criante. Sarratore, qu’elle appelait Donato, lui était revenu à l’esprit. Elle disait qu’elle l’avait vu, qu’il était venu la chercher, et ses enfants ne savaient que faire pour la calmer. L’anxiété me vint à l’idée que Sarratore soit réellement apparu dans les rues du quartier et qu’il ne cherche pas Melina mais moi. La nuit, je me réveillais en sursaut avec l’impression qu’il était entré par la fenêtre et se trouvait dans ma chambre. Puis je me calmais et me disais : il doit être en vacances à Barano, aux Maronti, certainement pas ici avec cette chaleur, les mouches et la poussière.
Mais un matin où j’allais faire les courses, j’entendis qu’on m’appelait. Je me retournai et sur le coup ne le reconnus pas. Puis je distinguai les moustaches noires, les traits agréables dorés par le soleil et la bouche aux lèvres fines. Je continuai tout droit, il me suivit. Il dit qu’il avait souffert de ne pas me retrouver chez Nella, à Barano, cet été. Il dit qu’il pensait tout le temps à moi et ne pouvait vivre sans moi. Il ajouta que pour donner forme à notre amour il avait écrit de nombreuses poésies et qu’il aurait aimé me les lire. Il conclut qu’il voulait me voir, me parler tranquillement, et que si je refusais il se tuerait. Alors je m’arrêtai et lui sifflai qu’il devait me laisser en paix, que j’étais fiancée et ne voulais jamais le revoir. Cela le désespéra. Il murmura qu’il m’attendrait éternellement et que tous les jours à midi il se tiendrait à l’entrée du tunnel, sur le boulevard. Je secouai vigoureusement la tête : je ne le rejoindrais jamais. Il se pencha pour m’embrasser, je bondis en arrière avec un mouvement de dégoût et il eut un sourire déçu. Il murmura : « Tu es intelligente et sensible, je t’apporterai les poésies auxquelles je tiens le plus » et il s’en alla.
J’étais totalement épouvantée et ne savais que faire. Je décidai d’avoir recours à Antonio. Le soir même, aux étangs, je lui dis que sa mère avait raison et que Donato Sarratore rôdait dans le quartier. Il m’avait arrêtée dans la rue. Il m’avait demandé de dire à Melina qu’il l’attendrait tous les jours, éternellement, à l’entrée du tunnel, à midi. Antonio s’assombrit et murmura : « Qu’est-ce que je vais faire ? » Je lui dis que je l’accompagnerais moi-même au rendez-vous et qu’ensemble nous tiendrions un discours bien clair à Sarratore sur l’état de santé de sa mère.
Je ne dormis pas de la nuit tant j’étais inquiète. Le lendemain nous nous rendîmes au tunnel. Antonio était taciturne, il marchait lentement, je sentais qu’il avait sur les épaules un poids qui le faisait ralentir. Une part de lui était furieuse et l’autre était intimidée. Je me dis avec colère : il a été capable d’affronter les Solara pour sa sœur Ada et pour Lila mais maintenant il est impressionné, à ses yeux Donato Sarratore est un personnage important, prestigieux. Le sentir dans cet état me rendit encore plus déterminée, j’aurais voulu le secouer et lui crier : toi tu n’as peut-être écrit aucun livre, mais tu es beaucoup mieux que ce type-là ! Je me contentai de le prendre par le bras.
Sarratore nous vit de loin et tenta aussitôt de se fondre dans l’obscurité du tunnel. Mais je l’appelai :
« Monsieur Sarratore ! »
Il se retourna à contrecœur.
Je lui dis en utilisant la forme de politesse en italien, ce qui à l’époque était hors du commun dans notre milieu :
« Je ne sais pas si vous vous souvenez d’Antonio, c’est le fils aîné de Mme Melina. »
Sarratore eut recours à une voix claironnante et pleine d’affection :
« Mais bien sûr que je m’en souviens ! Salut, Antonio !
— Lui et moi on est fiancés.
— Ah bon, c’est bien.
— Et on a beaucoup discuté ensemble : il va vous expliquer. »
Antonio comprit que son moment était venu et dit, très pâle, tendu et peinant à parler en italien :
« Je suis très heureux de vous voir, monsieur Sarratore. Je suis quelqu’un qui n’oublie pas et je vous serai toujours reconnaissant de ce que vous avez fait pour nous après la mort de mon père. Je vous remercie surtout de m’avoir trouvé un travail dans le garage de M. Gorresio : si j’ai appris un métier, c’est grâce à vous.
— Parle-lui de ta mère », le pressai-je nerveusement.
Cela l’agaça et il me fit signe de me taire. Il poursuivit :
« Toutefois vous ne vivez plus dans le quartier et vous ne comprenez pas bien la situation. Ma mère, rien qu’à entendre votre nom, perd la tête. Et si jamais elle vous revoit, même une seule fois, c’est sûr elle finit à l’asile. »
Sarratore se troubla :
« Antonio, mon garçon, je n’ai jamais eu la moindre intention de faire du mal à ta mère. À juste titre, tu te rappelles tout ce que j’ai fait pour vous. Et en effet, je n’ai jamais voulu faire autre chose que l’aider et aider toute la famille.
— Eh bien si vous voulez continuer à l’aider n’essayez pas de la revoir, ne lui envoyez pas de livres et ne vous montrez pas dans le quartier.
— Mais tu ne peux pas me demander une chose pareille, tu ne peux pas m’interdire de revoir des lieux qui me sont chers ! » dit Sarratore d’une voix chaude et faussement émue.
Ce ton m’indigna. Je le connaissais, il l’avait souvent utilisé à Barano, sur la plage des Maronti. C’était un ton onctueux et caressant : Sarratore imaginait que c’était celui qu’un homme profond, écrivant des vers et des articles pour le Roma, devait avoir. Je fus sur le point d’intervenir mais Antonio, à ma grande stupeur, me précéda. Il courba les épaules et rentra la tête tout en tendant une main vers la poitrine de Donato Sarratore, le heurtant de ses doigts puissants. Il dit en dialecte :
« Je ne vous l’interdis pas ! Mais je vous promets que si vous enlevez à ma mère ce peu de raison qui lui reste, je vous ferai passer pour toujours l’envie de revoir cet endroit de merde. »
Sarratore devint tout pâle :
« D’accord, dit-il rapidement, j’ai compris, merci. »
Il tourna les talons et se dirigea vers la gare.
Je passai mon bras sous celui d’Antonio, fière de son emportement, mais je m’aperçus qu’il tremblait. Je pensai, peut-être alors pour la première fois, à ce qu’avait dû être pour lui, quand il était encore tout gamin, la mort de son père, et puis le travail, la responsabilité qui lui était tombée dessus et l’effondrement de sa mère. Je l’entraînai, très affectueuse, et me donnai une autre date butoir : je le quitterai après le mariage de Lila, me dis-je.