15
Juste après Pâques, Gigliola et moi commençâmes à aller chez la maîtresse pour nous préparer à l’examen d’admission. La maîtresse habitait juste à côté de l’église de la Sacra Famiglia ; ses fenêtres donnaient sur le petit jardin et de là on voyait, derrière une dense végétation, les pylônes de la voie ferrée. Gigliola passait sous mes fenêtres et m’appelait. J’étais déjà prête et sortais en courant. J’aimais bien ces leçons particulières qui avaient lieu, me semble-t-il, deux fois par semaine. À la fin de la séance, la maîtresse nous offrait des gâteaux secs en forme de cœur et une limonade.
Lila ne vint jamais : ses parents n’avaient pas accepté de payer la maîtresse. Mais, comme désormais nous étions très amies, elle continua à me dire qu’elle passerait l’examen et qu’elle irait au collège, dans la même classe que moi.
« Et les livres ?
— Tu pourras me les prêter. »
Sur ce, pourtant, c’est un roman qu’elle s’acheta avec l’argent de Don Achille : Les Quatre Filles du docteur March. Elle se décida parce qu’elle connaissait déjà ce livre, qui lui avait beaucoup plu. En quatrième année, Mme Oliviero nous avait donné, à nous les meilleures de la classe, des livres à lire. Elle était tombée sur Les Quatre Filles avec, comme phrase accompagnatrice, la formule suivante : « C’est un livre pour les grandes, mais il te convient bien » ; moi j’avais eu le livre Cuore, sans même un mot m’expliquant de quoi il s’agissait. Lila avait lu aussi bien Les Quatre Filles du docteur March que Cuore en très peu de temps, et elle disait qu’il n’y avait pas de comparaison possible : d’après elle, Les Quatre Filles était sublime. Moi je n’avais pas réussi à le lire et j’avais déjà eu du mal à finir Cuore dans les délais fixés par la maîtresse pour la restitution des livres. Je lisais lentement, et aujourd’hui encore je suis ainsi. Lila, quand elle avait dû rendre le livre à Mme Oliviero, s’était plainte de ne pas pouvoir constamment relire Les Quatre Filles du docteur March, et de ne pas pouvoir en parler avec moi. C’est pour cela qu’un matin, elle se lança. Elle m’appela de la rue et on alla aux étangs, à l’endroit où nous avions enterré l’argent de Don Achille dans une boîte en métal : on le prit pour aller demander à Iolanda, la papetière qui exposait dans sa vitrine depuis Dieu sait combien de temps un exemplaire des Quatre Filles du docteur March jauni par le soleil, si cela suffisait. C’était bon. À peine devenues propriétaires du livre, nous commençâmes à nous retrouver dans la cour pour le lire, soit silencieusement, l’une à côté de l’autre, soit à voix haute. Nous le lûmes pendant des mois, tellement de fois qu’il en devint un torchon : il partait en lambeaux et perdit son dos, on pouvait en tirer des fils et en détacher les cahiers. Mais c’était notre livre, et nous l’aimions beaucoup. C’est moi qui en étais la gardienne et je le conservais à la maison au milieu de mes manuels scolaires, parce que Lila ne se voyait pas le garder chez elle. Son père, ces derniers temps, s’énervait rien qu’en la surprenant à lire.
Rino, en revanche, la protégeait. Quand il y eut le débat sur l’examen d’admission, des disputes ne cessèrent d’éclater entre son père et lui. À cette époque, il avait dans les seize ans, c’était un garçon très nerveux qui avait engagé sa propre bataille afin d’être payé pour le travail qu’il fournissait. Il raisonnait ainsi : je me lève à six heures, je vais au magasin et travaille jusqu’à huit heures du soir, je veux un salaire. Mais ces paroles scandalisaient son père aussi bien que sa mère. Rino avait un lit où dormir, il avait de quoi manger, alors pourquoi voulait-il de l’argent ? Son devoir était d’aider sa famille, pas de l’appauvrir. Mais le jeune homme insistait : il trouvait injuste de trimer autant que son père et de ne pas recevoir un centime. À ce stade, Fernando Cerullo lui rétorquait avec une feinte patience : « Mais moi, je te paye déjà, Rino ! Je te paye grassement en t’apprenant tout le métier : non seulement tu sauras bientôt refaire tout seul des talons ou une couture ou bien changer une demi-semelle, mais ton père te transmet tout ce qu’il sait et après tu arriveras à fabriquer, dans les règles de l’art, une chaussure entière. » Mais ce paiement à base d’instruction ne suffisait pas à Rino, et du coup les prises de bec s’enchaînaient, en particulier pendant le dîner. Elles commençaient sur des questions d’argent et finissaient en disputes à propos de Lila.
« Si tu me payes, c’est moi qui me chargerai de lui faire suivre des études, disait Rino.
— Des études ? Pourquoi, j’ai fait des études, moi ?
— Non.
— Et toi, tu as fait des études ?
— Non.
— Alors pourquoi ta sœur devrait en faire, alors que c’est une fille ? »
L’affaire se terminait presque toujours par une claque sur la joue de Rino qui, d’une manière ou d’une autre et même sans l’avoir voulu, avait manqué de respect à son père. Le jeune homme, sans pleurer, demandait pardon d’une voix mauvaise.
Pendant ces discussions, Lila se taisait. Elle ne me l’a jamais dit, mais j’ai toujours eu l’impression qu’alors que je haïssais ma mère – et je la haïssais vraiment, profondément – elle, malgré tout, n’en voulait nullement à son père. Elle racontait qu’il était plein de gentillesse et que, quand il devait faire les comptes, il les lui laissait faire ; elle l’avait entendu dire à des amis que sa fille était la personne la plus intelligente du quartier ; quand c’était sa fête, il lui apportait lui-même un chocolat chaud et quatre biscuits au lit. Mais il n’y avait rien à faire, l’idée qu’elle continue ses études ne faisait pas partie de ses manières de voir. Et cela ne faisait pas partie non plus de ses possibilités économiques : il avait une famille nombreuse, et tout le monde vivotait grâce à sa petite boutique, y compris les deux sœurs célibataires de Fernando et les parents de Nunzia. Par conséquent, cette histoire de faire des études, c’était comme parler à un mur, et au fond sa mère était de la même opinion. Seul son frère pensait autrement, et il se battait courageusement contre son père. Et Lila, pour des raisons que je ne comprenais pas, semblait convaincue que Rino gagnerait. Il obtiendrait son salaire et l’enverrait à l’école avec son argent.
« S’il y a des frais d’inscription, il me les payera », m’expliquait-elle.
Elle était convaincue que son frère lui donnerait de l’argent pour ses manuels scolaires mais aussi pour ses plumes, son porte-plume, ses pastels, sa mappemonde, sa blouse et son ruban. Elle l’adorait. Elle m’avoua qu’après ses études, elle voulait gagner beaucoup d’argent uniquement pour que son frère devienne la personne la plus riche du quartier.
Au cours de notre dernière année de primaire, la richesse devint notre idée fixe. Nous en parlions comme on parle, dans les romans, de la recherche d’un trésor. Nous nous exclamions : quand on sera riches, on fera ceci, on fera cela ! À nous entendre, on aurait dit que la richesse était cachée quelque part dans le quartier, dans des coffres qui, une fois ouverts, s’illuminaient, et qu’elle attendait simplement que nous la trouvions. Puis, je ne sais pourquoi, cela changea, et nous commençâmes à associer les études à l’argent. Notre idée était qu’en travaillant beaucoup nous écririons des livres, et ces livres nous rendraient riches. La richesse conservait la forme d’un scintillement de pièces d’or enfermées dans d’innombrables caisses, mais pour y arriver il suffisait de faire des études et d’écrire un livre.
« On en écrit un ensemble ! » s’exclama Lila un jour, me comblant de joie.
Ce projet naquit peut-être quand elle découvrit que l’auteure des Quatre Filles du docteur March avait gagné tellement d’argent qu’elle avait donné une partie de ses richesses à sa famille. Mais je ne le jurerais pas. Nous en discutâmes, et je proposai de commencer aussitôt l’examen d’admission passé. Elle consentit, toutefois elle ne sut pas résister. Alors que je devais travailler beaucoup, ne serait-ce que pour mes cours de l’après-midi avec Spagnuolo et la maîtresse, elle était plus libre, alors elle se mit à l’œuvre et écrivit un roman sans moi.
J’eus bien de la peine quand elle me l’apporta pour que je le lise, mais je ne dis rien, au contraire je retins ma déception et lui fis grande fête. Il s’agissait d’une dizaine de feuilles quadrillées, pliées et fermées avec une épingle à couture. La couverture était illustrée avec des pastels, et je me souviens du titre : il s’intitulait « La Fée bleue ». Ah, comme il était passionnant, et plein de mots difficiles ! Je lui conseillai de le faire lire à la maîtresse. Elle refusa. Je la suppliai et proposai de le lui donner. Peu convaincue, elle fit signe qu’elle acceptait.
Un jour où j’étais chez Mme Oliviero pour mon cours, je profitai d’un moment où Gigliola était aux toilettes pour sortir « La Fée bleue ». J’expliquai que c’était un superbe roman écrit par Lila, et que Lila voulait qu’elle le lise. Mais la maîtresse, qui ces cinq dernières années avait toujours été enthousiaste de tout ce que faisait Lila – méchancetés mises à part –, répliqua froidement :
« Dis à Cerullo qu’elle ferait mieux de travailler pour l’examen, au lieu de perdre son temps. » Elle garda quand même le roman de Lila, qu’elle posa sur la table sans daigner lui accorder un regard.
Ce comportement me désorienta. Que s’était-il passé ? Elle s’était fâchée avec la mère de Lila ? Elle avait étendu sa colère à Lila elle-même ? Elle était déçue parce que les parents de mon amie n’avaient pas voulu lui donner de l’argent ? Je ne compris pas. Quelques jours plus tard, je lui demandai prudemment si elle avait lu « La Fée bleue ». Elle me répondit d’une manière insolite, obscure, comme si seulement elle et moi pouvions vraiment nous comprendre :
« Greco, tu sais ce que c’est, la plèbe ?
— Oui : la plèbe, les tribuns de la plèbe, les Gracques.
— La plèbe, c’est vraiment pas du joli.
— Ben non.
— Et si quelqu’un veut rester dans la plèbe, lui, ses enfants et les enfants de ses enfants, il ne mérite rien. Laisse tomber Cerullo, et pense à toi. »
Mme Oliviero ne reparla jamais de « La Fée bleue ». Lila m’en demanda des nouvelles deux ou trois fois, puis elle abandonna. Elle déclara sombrement :
« Dès que j’ai le temps, j’en écris un autre : celui-là n’était pas bon.
— Il était magnifique.
— Il était nul. »
Mais elle devint moins vive, surtout en classe, sans doute parce qu’elle se rendit compte que Mme Oliviero ne chantait plus ses louanges, et était même parfois agacée par ses excès de bravoure. Quand ce fut la compétition de fin d’année, elle finit quand même la première, mais sans son côté effronté d’autrefois. À la fin de la journée, le directeur soumit les élèves restés en lice – à savoir Lila, Gigliola et moi – à un problème très difficile qu’il avait inventé lui-même. On peina, Gigliola et moi, sans résultat. Lila, comme d’habitude, réduisit ses yeux à deux fentes et s’appliqua à la tâche. Elle fut la dernière à capituler. Elle annonça d’un ton timide, inhabituel pour elle, qu’il était impossible de résoudre ce problème car il y avait une erreur dans l’énoncé, mais elle ne savait pas où. Tonnerre de Zeus ! Mme Oliviero lui passa un énorme savon. Je voyais Lila au tableau, toute menue, la craie à la main et très pâle, assaillie par des rafales de phrases agressives. Je souffrais pour elle, je ne supportais pas la vue du tremblement de sa lèvre inférieure et j’étais sur le point d’éclater en sanglots.
« Quand on ne sait pas résoudre un problème, conclut Mme Oliviero glaciale, on ne dit pas : il y a une erreur dans l’énoncé, mais : je ne suis pas capable de le résoudre. »
Le directeur garda le silence. Pour autant que je me souvienne, la journée finit comme ça.