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Dans son rôle de fiancée, Lila fut très enviée et causa bien de l’agacement. D’ailleurs sa manière d’être énervait déjà quand elle était une gamine maigrelette, alors vous pensez bien, maintenant qu’elle était une jeune fille aussi chanceuse ! Elle-même me parla de l’hostilité croissante de la mère de Stefano et surtout de Pinuccia. Les deux femmes portaient clairement leur antipathie écrite sur le visage. Mais pour qui se prenait-elle, la fille du cordonnier ? Quel filtre maléfique avait-elle fait boire à Stefano ? Comment se faisait-il que, dès qu’elle ouvrait la bouche, il ouvrait aussitôt le portefeuille ? Elle veut venir faire la patronne chez nous ?

Si Maria se contentait de faire la tête en silence, Pinuccia ne se retenait pas et explosait en s’adressant ainsi à son frère :

« Pourquoi elle, tu lui achètes tout, alors que moi tu m’achètes jamais rien ? En plus, à chaque fois que je trouve quelque chose de joli, tu ne fais que me critiquer en disant que ce sont des dépenses inutiles ! »

Stefano affichait son demi-sourire tranquille et ne répondait rien. Mais bientôt, fidèle à sa ligne conciliante, il se mit aussi à faire des cadeaux à sa sœur. C’est ainsi que débuta une compétition entre les deux jeunes filles, qui allaient ensemble chez le coiffeur et s’achetaient des toilettes identiques. Mais cela ne fit que rendre Pinuccia encore plus aigrie. Elle n’était pas laide, avait quelques années de plus que nous et était peut-être mieux formée, mais l’effet que produisait n’importe quel vêtement ou accessoire sur Lila était sans comparaison avec l’effet produit sur elle. La première à s’en rendre compte fut sa mère. Maria, quand elle voyait Lila et Pinuccia prêtes à sortir, même coiffure et même robe, trouvait toujours le moyen de changer de sujet et d’arriver, par des voies de traverse et avec un ton faussement inoffensif, à critiquer sa future belle-fille pour quelque chose qu’elle avait fait plusieurs jours avant, comme laisser la lumière allumée dans la cuisine ou le robinet ouvert après avoir pris un verre d’eau. Puis elle tournait le dos comme si elle avait beaucoup à faire et bougonnait, sinistre : « Rentrez de bonne heure ! »

Et nous aussi, les filles du quartier, nous eûmes bientôt des problèmes du même genre. Tous les jours chômés, Carmela (qui insistait pour qu’on l’appelle Carmen), Ada et Gigliola commencèrent à se mettre sur leur trente et un afin de rivaliser avec Lila – même si elles ne l’avouaient ni aux autres ni à elles-mêmes. Gigliola surtout, qui travaillait à la pâtisserie et qui, même si ce n’était pas officiel, s’était mise avec Michele Solara, s’achetait et se faisait acheter de belles choses exprès pour pouvoir se pavaner quand elle allait se promener à pied ou en voiture. Mais il n’y avait pas de compétition possible, Lila semblait hors de portée, comme quelque silhouette ensorcelante vue à contre-jour.

Au début nous tentâmes de la retenir et de lui imposer nos vieilles habitudes. Stefano fut enrôlé dans notre groupe où il fut chouchouté et flatté, ce qui eut l’air de lui plaire, au point qu’un samedi, peut-être poussé par la sympathie qu’il éprouvait pour Antonio et Ada, il dit à Lila : « Demande à Lenuccia et aux enfants de Melina s’ils veulent venir manger quelque chose avec nous demain soir. » Par « nous » il entendait eux deux plus Pinuccia et Rino, qui désormais tenait beaucoup à passer son temps libre avec son futur beau-frère. Nous acceptâmes, mais ce fut une soirée compliquée. Ada, craignant de détonner, se fit prêter une robe par Gigliola. Stefano et Rino ne choisirent pas une pizzeria mais un restaurant à Santa Lucia. Comme ni Antonio, ni Ada, ni moi n’étions jamais allés au restaurant, un truc de bourgeois, nous fûmes terrassés par l’anxiété : comment s’habiller ? et combien ça allait coûter ? Alors que les quatre autres s’y rendirent en Giardinetta, nous arrivâmes en bus jusqu’à la Piazza Plebiscito et fîmes le reste du trajet à pied. Une fois parvenus à destination, ils commandèrent nonchalamment toute une série de plats et nous presque rien, de peur que l’addition ne se révèle trop élevée pour nos possibilités. Nous demeurâmes presque toujours silencieux, parce que Rino et Stefano parlèrent surtout d’argent et ne pensèrent jamais à impliquer dans leurs différentes conversations ne serait-ce qu’Antonio. Ada, refusant de se résigner à la marginalité, essaya pendant toute la soirée d’attirer l’attention de Stefano à grand renfort de minauderies, ce qui déplut à son frère. Pour finir, quand il fallut payer, nous découvrîmes que l’épicier y avait déjà pourvu, et si cela ne dérangea pas du tout Rino, Antonio rentra chez lui furieux : il avait le même âge que Stefano et le frère de Lila, il travaillait comme eux, et il s’était senti traité comme un moins-que-rien. Mais ce qui était encore plus frappant c’était qu’Ada et moi, avec des sentiments différents, nous nous aperçûmes que dans un lieu public, en dehors de nos relations amicales en tête à tête, nous ne savions pas quoi dire à Lila, ni comment nous comporter avec elle. Elle était tellement bien maquillée et habillée qu’elle semblait faite pour la Giardinetta, la décapotable et le restaurant de Santa Lucia, mais désormais physiquement inadaptée à prendre le métro avec nous, monter dans un bus, se promener à pied, manger une pizza sur le Corso Garibaldi, aller au cinéma de la paroisse ou danser chez Gigliola.

Ce soir-là, il fut bien évident que Lila était en train de changer de statut. Au fil des jours et des mois elle devint une demoiselle qui imitait les modèles des revues de mode, les femmes de la télévision et les jeunes filles qu’elle avait vues se promener Via Chiaia. En la voyant, on se disait qu’elle dégageait une lumière qui était une grande claque assenée à la misère de notre quartier. Son corps de petite fille, dont il restait encore quelques traces lorsque nous tissions ensemble la trame qui l’avait conduite à ses fiançailles avec Stefano, fut rapidement chassé vers quelque territoire obscur. Et à la lumière du jour apparut une jeune femme qui, lorsqu’elle sortait le dimanche au bras de son fiancé, avait l’air d’appliquer les clauses d’un contrat établi dans leur couple ; quant à Stefano, avec ses cadeaux, il semblait vouloir démontrer au quartier que, si Lila était belle, elle pouvait l’être toujours plus. Lila avait apparemment découvert la joie de puiser dans la source inépuisable de sa beauté et celle de sentir et montrer qu’aucun profil bien dessiné ne pouvait la contenir de manière définitive, de sorte qu’une nouvelle coiffure, une nouvelle robe, un nouveau maquillage des yeux ou de la bouche n’étaient que des frontières de plus en plus avancées qui effaçaient les frontières précédentes. Stefano avait l’air de chercher en elle le symbole le plus éclatant de l’avenir d’aisance et de pouvoir auquel il tendait ; et elle utilisait sans doute le sceau qu’il était en train de lui imposer pour se protéger elle-même et son frère, ses parents et le reste de sa famille, de tout ce qu’elle avait confusément affronté et défié depuis son enfance.

Je ne savais encore rien de ce qu’elle appelait en secret, seulement pour elle-même, la délimitation, depuis sa pénible expérience du Nouvel An. Mais je connaissais son récit de la casserole explosée : il était là, toujours aux aguets dans quelque recoin de mon esprit, j’y pensais encore et toujours. Et je me rappelle qu’un soir, à la maison, je relus exprès la lettre qu’elle m’avait envoyée à Ischia. Comme sa manière de parler d’elle-même était séduisante, et comme elle semblait maintenant lointaine ! Je dus reconnaître que la Lila qui m’avait écrit ces mots avait disparu. Dans cette lettre il y avait encore celle qui avait écrit « La Fée bleue », la fillette qui avait appris le latin et le grec toute seule, celle qui avait dévoré la moitié de la bibliothèque de M. Ferraro, et même celle qui avait fait les dessins de chaussures encadrés dans la cordonnerie. Mais dans la vie de tous les jours je ne la voyais plus, je ne l’entendais plus. La Cerullo nerveuse et agressive s’était pour ainsi dire immolée. Nous avions beau habiter toujours elle et moi le même quartier, avoir eu la même enfance et être toutes les deux dans notre quinzième année, nous nous retrouvions soudain dans deux mondes différents. Tandis que les mois défilaient, je me transformais en une jeune fille à lunettes négligée et ébouriffée, toujours penchée sur des livres en lambeaux qui dégageaient la mauvaise odeur des volumes d’occasion achetés au prix de grands sacrifices ou bien obtenus grâce à Mme Oliviero. Lila passait au bras de Stefano, coiffée comme une star et habillée avec des vêtements qui la faisaient ressembler à une actrice ou une princesse.

Je la regardais de ma fenêtre, je me disais que sa forme précédente s’était cassée et je repensais à ce splendide passage de sa lettre, au cuivre fendu et tordu. C’était une image que désormais j’utilisais sans cesse, à chaque fois que je percevais une fracture à l’intérieur d’elle ou de moi-même. Je savais – ou peut-être j’espérais – qu’aucune forme ne pourrait jamais contenir Lila et que, tôt ou tard, elle casserait tout une nouvelle fois.

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