17

Nous passâmes ensemble l’examen de fin de primaire. Quand elle se rendit compte que je passerais aussi celui d’admission au collège, l’énergie vint à lui manquer. Il se produisit alors quelque chose qui surprit tout le monde : je réussis mes deux examens avec des dix sur dix partout ; Lila réussit son examen avec des neuf partout et un huit en arithmétique.

Elle n’eut pas un mot de colère ni de mauvaise humeur. En revanche elle se mit à faire bande à part avec Carmela Peluso, la fille du menuisier joueur, comme si je ne lui suffisais plus. En quelques jours nous devînmes un trio, mais moi qui avais fini première à l’école, j’étais presque toujours la troisième au sein de ce trio. Elles parlaient et plaisantaient tout le temps entre elles ou, plus précisément, Lila parlait et plaisantait tandis que Carmela écoutait et s’amusait. Quand nous allions nous promener entre l’église et le boulevard, Lila se tenait toujours au milieu et nous à ses côtés. Si je sentais qu’elle se rapprochait de Carmela, cela me faisait de la peine et j’avais envie de rentrer chez moi.

Lors de cette dernière phase elle était comme étourdie, on aurait dit qu’elle était victime d’un coup de soleil. Il faisait déjà très chaud et nous nous trempions souvent la tête dans la petite fontaine. Je me souviens d’elle les cheveux et le visage dégoulinant, qui n’arrêtait pas de parler de l’année suivante, quand nous irions au collège. C’était devenu son sujet préféré et elle le traitait comme si c’était un de ces récits qu’elle avait l’intention d’écrire pour devenir riche. Désormais, quand elle parlait elle s’adressait de préférence à Carmela Peluso, qui avait eu des sept partout à l’examen et n’avait pas passé l’examen d’admission non plus.

Lila avait de grands talents de conteuse et tout semblait vrai – l’école où nous irions, nos professeurs –, elle savait me faire rire et me faire peur. Un matin pourtant je l’interrompis :

« Lila, lui dis-je, toi tu ne peux pas aller au collège parce que tu n’as pas passé l’examen. Ni toi ni Peluso ne pouvez y aller. »

Elle se mit en colère. Elle répondit qu’elle irait au collège de toute façon, examen ou pas examen.

« Carmela aussi ?

— Oui.

— Ce n’est pas possible.

— C’est ce que tu vas voir. »

Mais mes paroles durent lui faire un sacré choc. Dès lors elle cessa ses récits sur notre futur de collégiennes et retomba dans le silence. Puis, avec une détermination inattendue, elle se mit à tourmenter toute sa famille en criant qu’elle voulait apprendre le latin comme Gigliola Spagnuolo et moi. Elle s’en prit surtout à Rino, qui avait promis de l’aider et ne l’avait pas fait. Il était inutile de lui expliquer que désormais il n’y avait plus rien à faire, elle devenait encore plus déraisonnable et agressive.

Au début de l’été, je fus envahie par un sentiment sur lequel j’ai du mal à mettre des mots. Je voyais qu’elle était nerveuse et méchante comme elle l’avait toujours été et j’en étais contente car ainsi, je la reconnaissais. Mais je percevais aussi, derrière ses vieilles manières de faire, une peine qui m’agaçait. Elle souffrait et sa douleur me déplaisait. Je l’aimais mieux quand elle était différente de moi, le plus éloignée possible de mes angoisses. Découvrir sa fragilité me mettait mal à l’aise et, par des méandres secrets, ce sentiment se transformait en un besoin de supériorité. Dès que je le pouvais, avec prudence, et surtout quand Carmela Peluso n’était pas avec nous, je trouvais le moyen de lui rappeler que mon bulletin avait été meilleur que le sien. Dès que je le pouvais, avec prudence, je lui signalais que j’irais au collège et pas elle. Cesser d’être la deuxième et la dépasser me sembla, pour la première fois, un succès. Elle dut s’en rendre compte car elle devint encore plus dure mais pas avec moi, avec sa famille.

Souvent, quand j’attendais qu’elle descende dans la cour, j’entendais ses hurlements qui arrivaient par la fenêtre. Elle lançait des insultes dans un dialecte de la rue des plus agressifs : elle était tellement violente qu’en l’écoutant des idées d’ordre et de respect me venaient, car il ne me semblait pas juste qu’elle traite les grands de cette façon, y compris son frère. C’est vrai que son père Fernando le cordonnier, quand ça lui prenait, pouvait devenir mauvais. Mais tous les pères avaient des accès de fureur. Et puis le sien, quand elle ne le provoquait pas, était un homme doux, sympathique, et un grand travailleur. De visage, il ressemblait à un acteur qui s’appelait Randolph Scott, mais sans en avoir la finesse. Il était plus rustre, sans rien de lumineux, une espèce de barbe toute noire lui montait jusque sous les yeux et la crasse était fichée dans chaque sillon de ses mains larges et courtes, ainsi que sous ses ongles. Il plaisantait volontiers. Quand je me rendais chez Lila il prenait mon nez entre son index et son majeur et faisait semblant de me l’enlever. Il voulait me faire croire qu’il me l’avait volé et que maintenant mon nez se débattait, prisonnier entre ses doigts, s’efforçant de lui échapper et de retourner sur mon visage. Cela me faisait rire. Mais si Rino, Lila ou ses autres enfants l’énervaient alors moi aussi, l’entendant depuis la rue, j’étais effrayée.

Un après-midi, je ne sais ce qui se produisit. À la belle saison, nous restions dehors jusqu’à l’heure du dîner. Ce jour-là, Lila demeurant invisible, j’allai l’appeler sous ses fenêtres qui se trouvaient au rez-de-chaussée. Je criais « Lì, Lì, Lì ! » et ma voix se superposait à celle, très forte, de Fernando, à celle de sa femme, forte elle aussi, et à celle très insistante de mon amie. Je sentis clairement qu’il était en train de se passer quelque chose d’affreux. Des fenêtres provenaient un napolitain grossier et le fracas d’objets que l’on brisait. À première vue, rien ne différait de ce qui se passait chez moi quand ma mère s’énervait parce qu’on n’avait pas assez d’argent et que mon père se mettait en colère parce qu’elle avait déjà dépensé la part du salaire qu’il lui avait donnée. Mais en fait, il y avait une différence fondamentale. Mon père se retenait même lorsqu’il était furieux et il devenait violent en sourdine, empêchant sa voix d’exploser même si les veines de son cou se gonflaient et si ses yeux s’enflammaient. Fernando, en revanche, hurlait, cassait des objets, et sa rage se nourrissait d’elle-même : non seulement il ne parvenait pas à s’arrêter, mais les tentatives que faisait sa femme pour s’interposer ne faisaient que l’excéder davantage au point que, même s’il n’avait rien contre elle, il finissait par la frapper. J’insistais et continuais à appeler Lila, ne serait-ce que pour la sortir de cette tempête de cris, d’obscénités et de bruits de dévastation. Je criais : « Lì, Lì ! » mais elle – je l’entendis – ne cessa d’insulter son père.

Nous avions dix ans, bientôt nous en aurions onze. Je devenais de plus en plus ronde ; Lila, elle, restait toute petite, elle était très maigre, légère et délicate. Tout à coup les cris cessèrent, et quelques instants plus tard mon amie vola par la fenêtre, passa au-dessus de ma tête et atterrit derrière moi, sur le bitume.

Je restai bouche bée. Fernando se mit à la fenêtre, hurlant toujours d’horribles menaces à sa fille. Il l’avait lancée comme un objet.

Je la regardai consternée tandis qu’elle tentait de se relever et me disait avec une moue presque amusée : « Je me suis même pas fait mal ! »

Mais elle saignait et s’était cassé le bras.

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