14

Cet été-là les frontières du quartier commencèrent à s’estomper. Un matin, mon père m’emmena avec lui. À l’occasion de mon inscription au lycée, il voulut que je connaisse bien les moyens de transport que je devrais utiliser et les rues que je devrais emprunter pour aller à ma nouvelle école en octobre.

C’était une belle journée, venteuse et très claire. Je me sentis aimée, chouchoutée, et à l’affection que j’avais pour lui vint s’ajouter une admiration croissante. Il connaissait très bien l’espace immense de la ville, il savait où aller prendre le métro, le train et le bus. Dans la rue il avait des manières sociables, courtoises et patientes qu’il n’avait presque jamais à la maison. Il sympathisait avec tout le monde, dans les transports et les bureaux, et il réussissait toujours à faire savoir à son interlocuteur qu’il travaillait à la mairie et que, si besoin était, il pourrait accélérer un dossier et ouvrir des portes.

Nous passâmes toute la journée ensemble, la seule de notre vie – je ne me souviens d’aucune autre. Il s’occupa beaucoup de moi, comme s’il voulait me transmettre en quelques heures tout ce qu’il avait appris d’utile au cours de son existence. Il me montra la Piazza Garibaldi et la gare en construction : d’après lui, elle était tellement moderne que les Japonais venaient exprès du Japon pour l’étudier et la refaire à l’identique chez eux, surtout les piliers. Mais il avoua qu’il préférait la gare précédente, il y était plus attaché. Tant pis. Naples, selon lui, était ainsi depuis toujours : on enlève, on démolit et puis on refait, ça fait circuler l’argent et ça crée du travail.

Il m’emmena Corso Garibaldi, jusqu’au bâtiment qui serait bientôt mon école. Il fit les démarches au secrétariat avec une grande bonhomie, il avait le don d’être avenant, un don qu’il gardait caché dans le quartier et à la maison. Il se vanta de mon extraordinaire bulletin auprès d’un appariteur dont, découvrit-il alors, il connaissait bien le témoin de mariage. J’entendis qu’il répétait souvent des phrases comme : « Tout va bien ? » ou « On fait c’qu’on peut ». Il me montra la Piazza Carlo III, l’Hospice des Pauvres, le jardin botanique, la Via Foria et le musée. Il me fit passer par la Via Costantinopoli, la Port’Alba, la Piazza Dante et le Toledo. Je fus submergée par les noms, le bruit de la circulation, les voix, les couleurs, l’atmosphère de fête qui régnait partout, l’effort de tout conserver en mémoire afin de pouvoir en parler à Lila, l’aisance avec laquelle mon père bavardait avec le pizzaiolo chez qui il m’acheta une pizza à la ricotta toute chaude ou le marchand des quatre saisons chez qui il me prit une pêche bien jaune. Était-il donc possible que seul notre quartier soit saturé de tensions et de violences, alors que le reste de la ville était radieux et bienveillant ?

Il m’emmena voir l’endroit où il travaillait, qui se trouvait sur la Piazza Municipio. Là aussi, m’expliqua-t-il, tout avait changé, on avait coupé les arbres et tout détruit : « Tu vois tout l’espace qu’il y a maintenant ? Tout ce qui reste d’ancien c’est le Maschio Angioino, mais qu’est-ce qu’il est beau ! Pitchoune, il n’y a que deux vrais hommes à Naples : ton papa et ce château. » Nous entrâmes dans la mairie, il salua untel et untel, il était très connu. Avec certains il fut jovial, me présentant et répétant une énième fois qu’à l’école j’avais eu neuf en italien et neuf en latin, avec d’autres il fut presque muet, seulement : « Ça va merci, à votre service, vous n’avez qu’à demander. » Enfin il m’annonça qu’il allait me montrer le Vésuve de près et la mer.

Ce fut un moment inoubliable. Nous prîmes par la Via Caracciolo, il y avait toujours plus de vent et toujours plus de soleil. Le Vésuve était une forme délicate couleur pastel au pied de laquelle s’agglutinaient les pierres blanches de la ville, la silhouette couleur de terre du Castel dell’Ovo et la mer. Et quelle mer ! Très agitée elle rugissait et le vent coupait le souffle, plaquait les vêtements contre le corps et soulevait les cheveux du front. Nous restâmes de l’autre côté de la route, au milieu d’une petite foule qui admirait le spectacle. Les vagues roulaient comme des tubes de métal bleu, portant à leur sommet le blanc d’œuf de l’écume, puis elles se brisaient en mille éclats scintillants et arrivaient jusqu’à la route au milieu des « oh » d’émerveillement et de crainte de tous ceux qui regardaient. Quel dommage que Lila ne soit pas là ! Je me sentis étourdie par les rafales puissantes et par le bruit. J’avais l’impression que, même si je retenais une grande partie de ce spectacle, un tas de choses – trop – s’éparpillaient autour de moi sans que je puisse les saisir.

Mon père me serra la main comme s’il avait peur que je ne m’échappe. En effet j’avais envie de le laisser pour aller courir, changer de place, traverser la route et me laisser renverser par les écailles brillantes de la mer. En cet instant tellement fantastique, plein de lumière et de clameur, je m’imaginai seule dans la nouveauté de la ville, neuve moi-même avec toute la vie devant moi et exposée à la furie mouvante du monde dont, sans nul doute, je sortirais gagnante : et je pensai à Lila et moi, à cette capacité que nous avions toutes deux quand nous étions ensemble – seulement ensemble – de nous approprier la totalité des couleurs, des bruits, des choses et des personnes, de nous les raconter et de leur donner de la force.

Je rentrai dans notre quartier comme si je revenais d’une terre lointaine. Voilà de nouveau ces rues bien connues, l’épicerie de Stefano et de sa sœur Pinuccia, Enzo qui vendait ses fruits et la Millecento des Solara garée devant le bar – celle-là, je ne sais combien j’aurais donné pour qu’elle disparaisse de la surface de la terre. Heureusement ma mère n’avait rien su de l’épisode du bracelet. Et heureusement personne n’avait raconté à Rino ce qui s’était passé.

Je parlai à Lila des rues, de leur nom, du vacarme et de cette lumière extraordinaire. Mais je me sentis tout de suite mal à l’aise. Si c’était elle qui avait fait le récit de cette journée, j’aurais ajouté à sa narration un indispensable contre-chant et, même si je n’y étais pas allée avec elle, je me serais sentie vivante et active, je l’aurais interrogée, lui aurais posé toutes sortes de questions et aurais tenté de lui démontrer que nous devions absolument refaire ce parcours ensemble, expliquant que je l’aurais rendu plus intéressant pour elle et que ma compagnie aurait été bien meilleure que celle de son père. Mais elle m’écouta sans curiosité et, sur le coup, je crus qu’elle le faisait par méchanceté, pour saper mon enthousiasme. Mais je finis par me dire que ce n’était pas ça, c’était juste qu’elle avait son propre imaginaire, qui se nourrissait de choses concrètes, que ce soit un livre ou une fontaine. Ses oreilles m’écoutaient certainement mais ses yeux et son esprit restaient solidement ancrés dans ce qui l’entourait : la route, les quelques arbres du jardin, Gigliola qui se promenait avec Alfonso et Carmela, Pasquale qui disait bonjour depuis l’échafaudage du chantier, Melina qui parlait à haute voix de Donato Sarratore tandis qu’Ada essayait de la traîner vers la maison, Stefano, le fils de Don Achille, qui venait d’acheter une Fiat Giardinetta – sa mère était assise à côté de lui et sa sœur Pinuccia sur le siège arrière –, Marcello et Michele Solara qui passaient dans leur Millecento, Michele qui faisait semblant de ne pas nous voir tandis que Marcello ne manquait pas de nous adresser un regard cordial, et surtout cette activité secrète, en cachette de son père, à laquelle elle se consacrait pour faire avancer son projet de chaussures. Pour elle, mon histoire n’était en ce moment qu’un ensemble de signes inutiles venant d’espaces inutiles. Elle ne s’occuperait de ces espaces que si elle avait l’occasion d’y aller. De fait, après tout mon récit, elle dit simplement :

« Il faut que je dise à Rino que dimanche on doit accepter l’invitation de Pasquale Peluso. »

Voilà, je lui racontais le centre de Naples et elle, c’était l’appartement de Gigliola qu’elle mettait au centre – elle habitait un des immeubles du quartier et c’était là que Pasquale voulait nous emmener danser. J’étais déçue. Nous avions toujours accepté les invitations de Peluso sans jamais y aller, moi pour éviter les discussions avec mes parents et elle parce que Rino s’y opposait. Mais souvent nous l’espionnions, les jours de fête, quand il était là tout beau à attendre ses amis, les grands comme les plus jeunes. C’était un garçon généreux, il ne faisait pas de distinction d’âge et invitait tout le monde. En général il attendait devant la station d’essence et les autres arrivaient petit à petit : Enzo, Gigliola, Carmela qui maintenant se faisait appeler Carmen, parfois Rino lui-même s’il n’avait rien d’autre à faire, Antonio qui avait toujours la charge de sa mère Melina, et quand Melina était calme sa sœur Ada venait aussi – Ada que les Solara avaient forcée à monter en voiture pour l’emmener Dieu sait où pendant plus d’une heure. Quand la journée était belle ils allaient à la mer, d’où ils revenaient le visage rougi par le soleil. Ou bien, le plus souvent, ils se réunissaient tous chez Gigliola, dont les parents étaient plus accommodants que les nôtres, et là ceux qui savaient danser dansaient, les autres apprenaient.

Lila commença à m’entraîner dans ces petites fêtes : elle s’était mise à s’intéresser, je ne sais trop comment, à la danse. Nous découvrîmes avec surprise que Pasquale et Rino étaient d’excellents danseurs et ils nous enseignèrent le tango, la valse, la polka et la mazurka. Rino, il faut le dire, était un professeur qui s’énervait vite, surtout avec sa sœur, alors que Pasquale était très patient. Au début il nous fit danser en nous tenant sur ses pieds de façon que nous apprenions bien les pas puis, dès que nous eûmes un peu d’expérience, il nous fit tournoyer à travers la maison.

Je découvris que j’adorais danser, j’aurais dansé toute la journée. Lila, elle, avait son air de celle qui veut comprendre comment ça marche, et son plaisir semblait consister entièrement dans l’apprentissage, au point que souvent elle restait assise à nous regarder et nous étudier, applaudissant les meilleurs couples. Un jour j’allai chez elle et elle me montra un petit livre qu’elle avait pris à la bibliothèque : tout y était consigné sur les différentes danses, et chaque mouvement était expliqué au moyen de silhouettes noires d’hommes et de femmes en train de virevolter. Elle était très joyeuse pendant cette période et d’une exubérance inhabituelle. De but en blanc elle m’attrapa par la taille et, jouant le rôle de l’homme, m’obligea à danser le tango en faisant la musique avec sa bouche. Rino apparut, il nous vit et éclata de rire. Il voulut danser lui aussi, d’abord avec moi et ensuite avec sa sœur, même s’il n’y avait pas de musique. Pendant que nous dansions il me raconta que Lila avait été prise d’une telle manie perfectionniste qu’elle l’obligeait sans arrêt à pratiquer, bien qu’ils n’aient pas de gramophone. Mais dès qu’il prononça ce mot – gramophone, gramophone, gramophone – Lila me cria d’un coin de la pièce, en plissant les yeux :

« Tu sais ce que c’est, comme mot ?

— Non.

— C’est du grec. »

Je la regardai, perplexe. Sur ce Rino m’abandonna pour faire danser sa sœur – elle jeta un petit cri, me confia son manuel de danse et partit voltiger avec lui à travers la pièce. Je posai le manuel parmi ses autres livres. Qu’est-ce qu’elle avait dit ? Gramophone c’était de l’italien, pas du grec ! Je vis alors que sous Guerre et Paix apparaissait, recouvert d’étiquettes de la bibliothèque de M. Ferraro, un volume tout abîmé qui s’intitulait Grammaire grecque. Grammaire. Grecque. J’entendis qu’elle me promettait, tout essoufflée :

« Après je t’écris gramophone avec les lettres grecques ! »

Je répliquai que j’avais à faire et m’en allai.

Загрузка...