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S’était-elle mise à apprendre le grec avant même que je ne commence le lycée ? L’avait-elle fait toute seule, alors que moi je n’y pensais même pas, et l’été, quand c’étaient les vacances ? Faisait-elle toujours ce que je devais faire, avant moi et mieux que moi ? Me fuyait-elle quand je la suivais, et en même temps me talonnait-elle, me dépassait-elle ?
Pendant quelque temps je m’efforçai de l’éviter, j’étais en colère. J’allai à la bibliothèque pour emprunter moi aussi une grammaire grecque, mais il n’en existait qu’une et elle était prêtée à tour de rôle à tous les membres de la famille Cerullo. Peut-être que je ferais mieux d’effacer Lila de mon esprit comme un dessin sur un tableau noir, me dis-je – et je crois que c’était la première fois. Je me sentais fragile, exposée à tout, je ne pouvais passer mon temps à la suivre ou à découvrir que c’était elle qui me suivait, et dans un cas comme dans l’autre me sentir diminuée. Mais je n’y parvins pas et me remis bientôt à la chercher. Je la laissai m’enseigner à danser le quadrille. Je la laissai me montrer qu’elle savait écrire tous les mots italiens avec l’alphabet grec. Elle voulut que j’apprenne moi aussi cet alphabet avant de commencer le lycée, elle m’obligea à l’écrire et à le lire. J’eus de plus en plus de boutons. J’allais danser chez Gigliola avec un sentiment permanent d’infériorité et de honte.
J’espérais que ça passerait, mais infériorité et honte ne firent que s’intensifier. Un jour, Lila et son frère nous firent une démonstration de valse. Ils dansaient tellement bien ensemble qu’on leur laissa toute la place. J’en fus émerveillée. Ils étaient beaux et harmonieux. En les regardant je compris définitivement que, dans peu de temps, elle aurait tout perdu de son air de petite fille-petite vieille, comme on perd un motif musical très connu quand il est adapté avec trop d’inventivité. Elle était devenue sinueuse. Son front haut, ses grands yeux qui se plissaient brusquement, son petit nez, ses pommettes, ses lèvres et ses oreilles cherchaient une nouvelle orchestration, et ils semblaient sur le point de la trouver. Quand elle se faisait une queue-de-cheval, son long cou révélait une blancheur attendrissante. Sa poitrine avait de petites pommes gracieuses toujours plus visibles. Son dos faisait une courbe profonde avant d’arriver sur l’arc de plus en plus tendu des fesses. Ses chevilles étaient encore trop maigres, des chevilles d’enfant ; mais combien de temps leur faudrait-il pour s’adapter à sa silhouette, qui était désormais celle d’une jeune fille ? Je me rendis compte que les garçons, pendant qu’ils la contemplaient en train de danser avec Rino, voyaient encore plus de choses que moi. Pasquale surtout, mais aussi Antonio et Enzo. Ils avaient les yeux rivés sur elle comme si nous autres avions toutes disparu. Et pourtant j’avais plus de poitrine. Et pourtant Gigliola était d’une blondeur éblouissante, avec des traits réguliers et des jambes parfaites. Et pourtant Carmela avait des yeux magnifiques et surtout des mouvements de plus en plus provocants. Mais il n’y avait rien à faire : du corps mobile de Lila commençait à émaner quelque chose que les hommes sentaient, une énergie qui les étourdissait, comme le bruit toujours plus proche de la beauté en train d’arriver. C’est seulement quand la musique s’interrompit que les garçons reprirent leurs esprits avec des sourires hésitants et des applaudissements exagérés.