36

Je retrouvai Naples plongée dans une chaleur écrasante et nauséabonde. Ma mère, sans dire un mot sur ma nouvelle apparence – sans acné et noircie par le soleil –, me gronda parce que j’étais rentrée plus tôt que prévu :

« Mais qu’est-ce que tu as fabriqué ? s’exclama-t-elle. Tu as fait des bêtises ? L’amie de la maîtresse t’a chassée ? »

Cela se passa différemment avec mon père, qui eut les yeux humides et me couvrit de compliments, parmi lesquels ressortait surtout celui-ci, répété cent fois : « Mon Dieu, qu’est-ce qu’elle est belle ma fille ! » Quant à mes frères et sœur, ils dirent avec un certain mépris : « Tu ressembles à une négresse. »

Je me regardai dans la glace et fus moi-même stupéfaite : le soleil m’avait rendue d’un blond resplendissant mais mon visage, mes bras et mes jambes semblaient peints en or noir. Tant que j’étais restée immergée dans les couleurs d’Ischia, toujours entourée de visages bronzés, ma transformation m’avait paru adaptée à l’environnement ; maintenant, une fois retrouvée l’ambiance du quartier, où tous les visages et toutes les rues étaient restés maladifs et blafards, elle me parut exagérée, presque anormale. Les gens, les immeubles et le boulevard poussiéreux plein de circulation me firent l’impression d’une photo mal imprimée, comme dans les journaux.

Dès que je pus je courus chercher Lila. Je l’appelai depuis la cour, elle passa la tête et se précipita dehors. Elle m’enlaça, m’embrassa et me couvrit de compliments comme elle ne l’avait jamais fait, au point que je fus bouleversée par tant d’affection aussi explicite. Elle était toujours la même et pourtant, en un peu plus d’un mois, elle avait encore changé. Elle avait l’air non plus d’une jeune fille mais d’une femme, une femme d’au moins dix-huit ans, ce qui alors me semblait un âge avancé. Ses vieilles robes semblaient trop courtes et trop serrées, comme si elle avait grandi dedans en l’espace de quelques minutes, et elles lui comprimaient le corps plus que de raison. Elle était encore plus grande, avait les épaules droites et était toute sinueuse. Son visage très pâle sur son cou fin me sembla d’une beauté rare et délicate.

Je sentis qu’elle était nerveuse, dans la rue elle regarda autour d’elle, derrière son dos, mais elle ne me donna pas d’explications. Elle dit simplement « Viens avec moi » et voulut que je l’accompagne à l’épicerie de Stefano. Elle ajouta en me prenant le bras : « C’est quelque chose que je ne peux faire qu’avec toi, heureusement que tu es rentrée : je pensais devoir attendre jusqu’en septembre. »

Nous n’avions jamais fait le chemin jusqu’au jardin public aussi serrées l’une contre l’autre, aussi unies et aussi heureuses de nous retrouver. Elle me raconta que la situation empirait de jour en jour. La veille au soir, Marcello était arrivé avec des pâtisseries et du mousseux et lui avait offert un anneau incrusté de brillants. Elle l’avait accepté et mis au doigt pour éviter les problèmes en présence de ses parents, mais peu avant qu’il ne s’en aille, sur le pas de la porte, elle le lui avait rendu sans y aller par quatre chemins. Marcello avait protesté, l’avait menacée comme il le faisait désormais de plus en plus souvent, et puis avait éclaté en sanglots. Fernando et Nunzia s’étaient tout de suite aperçus que quelque chose n’allait pas. Sa mère avait pris Marcello en affection, elle aimait les bonnes choses qu’il apportait tous les soirs chez eux et était fière d’être propriétaire d’un téléviseur ; Fernando sentait que ses tribulations touchaient à leur fin parce que, grâce à sa parenté prochaine avec les Solara, il pouvait regarder l’avenir sans anxiété. Ainsi, dès que Marcello fut parti, tous deux l’avaient harcelée plus que de coutume pour savoir ce qui se passait. Du coup, après tout ce temps et pour la première fois Rino l’avait défendue, il avait crié que si sa sœur ne voulait pas d’un abruti comme Marcello l’éconduire était son droit sacro-saint et s’ils continuaient à vouloir la lui donner en mariage alors il allait tout faire flamber : la maison, la cordonnerie, lui-même et toute la famille. Père et fils en étaient venus aux mains, Nunzia s’était mise entre les deux et ils avaient réveillé le voisinage. Ce n’était pas tout : Rino s’était jeté sur son lit très agité, avait brusquement sombré dans le sommeil et une heure après avait eu un nouvel épisode de somnambulisme. Ils l’avaient trouvé dans la cuisine en train de craquer une allumette après l’autre, qu’il passait devant la poignée du gaz comme pour vérifier s’il y avait une fuite. Nunzia terrifiée avait réveillé Lila en lui disant : « Rino veut vraiment tous nous faire brûler vifs ! » Lila avait couru voir et avait rassuré sa mère : Rino dormait et dans son sommeil il s’inquiétait véritablement pour les fuites de gaz, contrairement à ce qu’il faisait éveillé. Elle l’avait raccompagné et l’avait aidé à se recoucher.

« Je n’en peux plus, conclut-elle, tu n’as pas idée de ce que je traverse, il faut que je sorte de cette situation. »

Elle se serra contre moi comme si je pouvais la recharger en énergie.

« Toi tu vas bien, dit-elle, et tout te réussit : il faut que tu m’aides. »

Je lui répondis qu’elle pouvait compter sur moi pour tout et elle eut l’air soulagé, elle me serra le bras et chuchota :

« Regarde ! »

Je vis de loin une sorte de tache rouge qui lançait des feux.

« Qu’est-ce que c’est ?

— Tu ne vois pas ? »

Non, je ne voyais pas bien.

« C’est la nouvelle voiture que Stefano s’est achetée. »

La voiture était garée devant l’épicerie qui avait été agrandie avec maintenant deux entrées et était bondée. Les clientes, en attendant d’être servies, jetaient des regards admiratifs vers ce symbole d’opulence et de prestige : dans le quartier on n’avait jamais vu une automobile de ce genre, toute de verre et de métal, avec le toit qui s’ouvrait. Une voiture de grands seigneurs, rien à voir avec la Millecento des Solara.

J’en fis le tour pendant que Lila restait à l’ombre et surveillait la route, comme si elle s’attendait d’un moment à l’autre à quelque agression. Stefano apparut sur le seuil de l’épicerie avec son tablier tout sale ; sa grosse tête et son front haut lui donnaient un air un peu disproportionné mais pas désagréable. Il traversa la rue et me salua cordialement en s’exclamant :

« Tu as l’air en forme ! On dirait une actrice ! »

Lui aussi se portait bien : comme moi il avait pris le soleil et nous étions peut-être les seuls dans tout le quartier à avoir un air aussi sain. Je lui dis :

« Tu es tout bronzé !

— J’ai pris une semaine de vacances.

— Où ça ?

— À Ischia.

— Moi aussi j’étais à Ischia.

— Je sais, Lina me l’a dit : je t’ai cherchée mais je ne t’ai pas vue. »

J’indiquai la voiture :

« Elle est belle ! »

Stefano mit sur son visage une expression modeste de consentement. Faisant allusion à Lila, il dit avec un regard amusé :

« Je l’ai achetée pour ton amie mais elle ne veut pas me croire. » Je regardai Lila qui restait à l’ombre, sérieuse et avec une expression tendue. Stefano s’adressa à elle, vaguement ironique : « Maintenant que Lenuccia est rentrée, qu’est-ce que tu fais ? »

Lila répondit comme si cela lui déplaisait :

« On y va. Mais on est d’accord : tu l’as invitée elle, pas moi, et je n’ai fait que vous accompagner. »

Il sourit et rentra dans le magasin.

« Qu’est-ce qui se passe ? » lui demandai-je déboussolée.

« Je ne sais pas », répondit-elle, et elle voulait dire qu’elle ne savait pas exactement dans quoi elle était en train de se fourrer. Elle avait son air de quand elle devait faire un calcul difficile, mais sans son expression effrontée de toujours : elle était visiblement inquiète, comme si elle tentait une expérience dont l’issue était incertaine. « Tout a commencé, me raconta-t-elle, avec l’arrivée de cette voiture. » Stefano, au début comme si c’était une plaisanterie et puis de plus en plus sérieusement, avait juré qu’il avait acheté cette voiture pour elle, pour le plaisir d’ouvrir au moins une fois la portière pour elle et de la faire monter à l’intérieur. « Cette voiture est faite pour toi, rien que pour toi ! » lui avait-il déclaré. Et depuis qu’on la lui avait livrée, fin juillet, il n’avait cessé de lui demander – mais pas en la harcelant, non, gentiment – d’abord de faire un tour avec Alfonso et lui, puis avec Pinuccia et lui, et enfin même avec sa mère et lui. Mais elle avait toujours refusé. Finalement elle lui avait promis : « Je viendrai quand Lenuccia rentrera d’Ischia. » Et maintenant on en était là, et ce qui devait arriver arriverait.

« Mais il est au courant, pour Marcello ?

— Bien sûr qu’il est au courant.

— Et alors ?

— Alors il insiste.

— Lila, j’ai peur.

— Tu te rappelles toutes les choses qu’on a faites et qui nous faisaient peur ? Je t’ai attendue exprès. »

Stefano revint sans son tablier : cheveux bruns, visage bronzé, yeux noirs brillants, chemise blanche et pantalon sombre. Il ouvrit la voiture, s’assit au volant et souleva la capote. Je m’apprêtai à me glisser sur l’exigu siège arrière mais Lila m’arrêta et c’est elle qui s’y installa. Mal à l’aise je pris place à côté de Stefano, qui partit aussitôt en se dirigeant vers les nouveaux immeubles.

La chaleur se dispersa avec le vent. Je me sentis bien, à la fois enivrée par la vitesse et par les certitudes tranquilles que dégageait le corps de Carracci. J’eus l’impression que Lila m’avait tout expliqué sans rien m’expliquer. D’accord il y avait cette voiture de sport flambant neuve qui avait été achetée rien que pour l’emmener faire la virée qui commençait tout juste. D’accord il y avait ce jeune homme qui, tout en étant au courant pour Marcello Solara, violait toutes les règles de la virilité sans aucune anxiété apparente. D’accord il y avait moi, entraînée à la hâte dans cette affaire pour dissimuler par ma présence des paroles secrètes entre eux, peut-être même une amitié. Mais quel genre d’amitié ? À l’évidence il se passait quelque chose d’important avec cette promenade en voiture, et pourtant Lila n’avait pas pu ou pas voulu me fournir les éléments nécessaires pour que je comprenne. Qu’avait-elle en tête ? Elle ne pouvait pas ne pas savoir qu’elle était en train de provoquer un tremblement de terre bien pire que lorsqu’elle lançait des bouts de papier imbibés d’encre. Et pourtant il était probablement vrai qu’elle ne visait rien de précis. Elle était comme ça, elle rompait les équilibres seulement pour voir de quelle autre manière elle pouvait les recomposer. Si bien que nous nous retrouvions là à rouler à vive allure, cheveux au vent, Stefano qui conduisait avec une aisance satisfaite et moi qui étais assise à son côté comme si j’étais sa petite amie. Je pensai à la manière dont il m’avait regardée, quand il m’avait dit que j’avais l’air d’une actrice. Je pensai à la possibilité de lui plaire plus que mon amie ne lui plaisait en ce moment. Je pensai avec horreur à la possibilité que Marcello Solara lui tire dessus. Sa jolie personne aux gestes assurés perdrait sa consistance, comme le cuivre de la casserole dont Lila m’avait parlé dans sa lettre.

Le tour par les nouveaux immeubles permit d’éviter de passer devant le bar Solara.

« Moi je m’en fiche que Marcello nous voie, dit Stefano sans emphase, mais si pour toi c’est important, alors d’accord. »

On emprunta le tunnel pour filer vers la Marina. C’était la route que nous avions faite ensemble Lila et moi des années auparavant, quand nous avions été surprises par la pluie. Je fis allusion à cet épisode, elle sourit et Stefano voulut que nous le lui racontions. Nous lui racontâmes toute l’histoire, on s’amusa bien et sur ces entrefaites on arriva aux Granili.

« Qu’est-ce que vous en pensez ? Elle est rapide, non ?

— Très rapide », répondis-je enthousiaste.

Lila ne fit aucun commentaire. Elle regardait autour d’elle, touchant parfois mon épaule pour m’indiquer des maisons ou la pauvreté loqueteuse des rues, comme si elle y voyait la confirmation de quelque chose et que j’aurais dû le comprendre au vol. Puis, sérieuse et sans préambule, elle demanda à Stefano :

« Alors toi tu es vraiment différent ? »

Il la chercha dans le rétroviseur :

« Différent de qui ?

— Tu le sais bien. »

Il ne répondit pas tout de suite. Puis il dit en dialecte :

« Tu veux que je te dise la vérité ?

— Oui.

— C’est mon intention, mais je ne sais pas comment ça finira. »

À ce moment-là j’eus la confirmation que Lila avait dû me taire de nombreux épisodes. Ce ton allusif prouvait qu’il y avait une entente entre eux et qu’ils avaient déjà eu des occasions de se parler et pas pour plaisanter, mais sérieusement. Qu’est-ce que j’avais raté pendant que j’étais à Ischia ? Je me retournai pour la regarder, elle tardait à répliquer et je me dis que la réponse vague de Stefano devait la rendre nerveuse. Je la vis inondée de soleil, les yeux mi-clos, le chemisier gonflé par sa poitrine et par le vent.

« Ici la misère est pire que chez nous », fit-elle. Et puis elle ajouta, sans transition et en riant : « Ne t’imagine pas que j’ai oublié que tu voulais me percer la langue ! »

Stefano fit oui de la tête.

« C’était une autre époque, dit-il.

— Quand on est lâche on le reste ! Tu étais deux fois plus gros que moi. »

Il eut un petit sourire gêné et sans répondre accéléra en direction du port. La promenade dura presque une demi-heure et on rentra par le Rettifilo et le Corso Garibaldi.

« Ton frère ne va pas bien », dit Stefano alors que nous étions déjà revenus aux abords du quartier. Il la chercha encore dans le rétroviseur et demanda : « Ce sont celles que vous avez fabriquées, les chaussures exposées en vitrine ?

— Comment tu es courant, pour les chaussures ?

— Rino ne parle que de ça.

— Et alors ?

— Elles sont très belles. »

Les yeux de Lila devinrent tout petits, elle les plissa presque jusqu’à les fermer :

« Achète-les, lança-t-elle avec son ton provocateur.

— Vous les vendez combien ?

— Parle à mon père. »

Stefano fit un demi-tour déterminé qui m’envoya battre contre la portière et on prit la route de la cordonnerie.

« Qu’est-ce que tu fais ? demanda Lila, à présent alarmée.

— Tu m’as dit de les acheter, alors je vais les acheter. »

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