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Mon travail commença, ma relation avec Antonio aussi. La papetière me prit une sorte d’abonnement et tous les matins je traversais la ville avec les trois gamines, dans des bus bondés, pour les amener dans cet endroit plein de couleurs : parasols, mer bleue, jetées en ciment, étudiants, femmes aisées disposant de beaucoup de temps libre et femmes m’as-tu-vu à la figure avide. Je traitais avec gentillesse les garçons de plage qui essayaient d’engager la conversation. Je m’occupais des petites et faisais de longues baignades avec elles, profitant du maillot que Nella m’avait cousu l’année précédente. Je les faisais manger, jouais avec elles et les laissais boire sans fin au jet d’une fontaine en pierre, attentive à ce qu’elles ne glissent pas et n’aillent pas se casser les dents sur la vasque.
Nous rentrions dans le quartier en fin d’après-midi. Je ramenais les filles à la papetière et courais à mon rendez-vous secret avec Antonio, brûlée par le soleil et couverte de sel de mer. Nous nous rendions aux étangs par des chemins détournés, j’avais peur d’être vue par ma mère et peut-être plus encore par Mme Oliviero. Mes premiers vrais baisers, je les échangeai avec lui. Je lui permis bientôt de me toucher les seins et entre les jambes. Moi-même, un soir, je serrai son pénis caché à l’intérieur de son pantalon, tendu et gros, et quand il le sortit je le tins volontiers dans ma main pendant que nous nous embrassions. J’acceptai ces pratiques avec deux questions très précises en tête. La première était : Lila fait-elle ces trucs avec Stefano ? Et la deuxième : le plaisir que j’éprouve avec ce garçon est-il le même que j’ai éprouvé le soir où Donato Sarratore m’a touchée ? Dans les deux cas, Antonio finissait par n’être qu’un fantôme utile, d’une part, pour évoquer les amours de Lila et Stefano et, d’autre part, pour mettre des mots sur l’émotion forte et complexe que m’avait procurée le père de Nino. Mais je ne me sentis jamais coupable. Il m’était tellement reconnaissant pour ces maigres contacts aux étangs et dépendait de moi de façon tellement absolue que je fus bientôt convaincue que c’était lui qui me devait quelque chose et que le plaisir que je lui donnais était largement supérieur à celui que lui me donnait.
Parfois le dimanche il nous accompagnait les gamines et moi au Sea Garden. Il dépensait beaucoup d’argent avec une feinte désinvolture, bien qu’il en gagnât très peu, et en plus il détestait prendre le soleil. Mais il le faisait pour moi, uniquement pour rester à mon côté, sans aucune compensation immédiate puisque, pendant toute la journée, il n’y avait aucune possibilité de s’embrasser ou de se toucher. De surcroît il amusait les gamines en faisant toutes sortes de clowneries et des plongeons athlétiques. Pendant qu’il jouait avec elles je m’allongeais au soleil pour lire, me glissant comme une méduse dans les pages d’un roman.
Un de ces dimanches, je levai un instant les yeux et vis une jeune fille grande, mince et élégante avec un superbe deux-pièces rouge. C’était Lila. Désormais habituée à toujours avoir sur elle le regard des hommes, elle se déplaçait comme si, dans cet endroit bondé, il n’y avait personne, pas même le jeune garçon de plage qui la précédait pour l’accompagner à son parasol. Elle ne me vit pas et j’hésitai à l’appeler. Elle portait des lunettes de soleil et exhibait un sac en toile très coloré. Je ne lui avais pas encore parlé de mon travail et même pas d’Antonio : je craignais probablement son jugement sur l’un comme sur l’autre. Attendons que ce soit elle qui m’appelle, pensai-je en posant à nouveau les yeux sur mon livre, mais je ne parvins plus à lire. Peu après je regardai encore dans sa direction. Le garçon de plage avait ouvert sa chaise longue et elle s’était assise au soleil. Et maintenant c’était Stefano qui arrivait, tout blanc et en maillot bleu, portefeuille, briquet et cigarettes à la main. Il embrassa Lila sur les lèvres comme le font les princes avec les belles endormies, et il s’assit à son tour sur une chaise longue.
J’essayai encore de lire. J’étais habituée depuis longtemps à me discipliner et cette fois-ci, pendant quelques minutes, je réussis vraiment à saisir le sens des mots – je me souviens que je lisais Oblomov. Quand je relevai la tête Stefano était toujours assis et regardait la mer, mais Lila n’était plus là. Je la cherchai des yeux et vis qu’elle parlait avec Antonio, et Antonio me montrait du doigt. Je fis un salut joyeux auquel elle répondit tout aussi joyeusement avant de se tourner aussitôt pour appeler Stefano.
Nous nous baignâmes tous les trois ensemble tandis qu’Antonio gardait les filles de la papetière. Cette journée eut l’apparence d’une fête. À un moment donné Stefano nous emmena tous au bar et commanda des délices en tout genre – sandwiches, boissons et glaces – et les gamines laissèrent aussitôt tomber Antonio pour lui consacrer toute leur attention. Quand les deux garçons commencèrent à parler de je ne sais quels problèmes avec la décapotable, une conversation qui permit à Antonio de briller, je m’éloignai avec les fillettes pour qu’elles ne les dérangent pas. Lila me rejoignit.
« Combien elle te paye, la papetière ? » me demanda-t-elle.
Je le lui dis.
« C’est pas beaucoup.
— D’après ma mère, c’est déjà trop.
— Tu dois te faire payer à ta juste valeur, Lenù.
— Je me ferai payer à ma juste valeur quand c’est tes enfants que j’accompagnerai à la mer.
— Je te donnerai des caisses de pièces d’or, moi je sais ce qu’il vaut, le temps passé avec toi. »
Je la regardai pour comprendre si elle plaisantait. Non elle ne plaisantait pas, mais elle le fit aussitôt après, avec une allusion à Antonio :
« Et lui il la connaît, ta valeur ?
— On est ensemble depuis vingt jours.
— Tu l’aimes ?
— Non.
— Et alors ? »
Je la défiai du regard :
« Et toi, tu aimes Stefano ? »
Elle dit, sérieuse :
« Beaucoup.
— Plus que tes parents, plus que Rino ?
— Plus que tout le monde, mais pas plus que toi.
— Tu te moques de moi ! »
Cependant je me disais aussi : elle a beau se moquer de moi, c’est quand même bien de bavarder comme ça, au soleil, assises sur le ciment chaud avec les pieds dans l’eau ; tant pis si elle ne m’a pas demandé quel livre j’étais en train de lire ; tant pis si elle ne s’est pas renseignée sur mes examens de fin de petit lycée ; peut-être que tout n’est pas fini : même après son mariage, quelque chose continuera entre nous. Je lui dis :
« Je viens ici tous les jours. Pourquoi tu ne viens pas toi aussi ? »
Cette suggestion lui plut beaucoup et elle en parla à Stefano, qui fut d’accord. Ce fut une belle journée pendant laquelle tous, miraculeusement, nous nous sentîmes à l’aise. Puis le soleil commença à décliner, c’était l’heure de ramener les filles. Stefano se rendit à la caisse et là il découvrit qu’Antonio avait déjà tout payé. Il en fut vraiment navré et remercia chaleureusement. Au retour, dès que Stefano et Lila eurent filé dans la décapotable, je disputai Antonio. Melina et Ada lavaient les escaliers d’immeubles et lui gagnait des clopinettes au garage.
« Mais pourquoi tu as payé ? finis-je presque par lui crier en dialecte, très en colère.
— Parce que toi et moi on est plus beaux et plus chics », répondit-il.