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C’est au début du XIXe siècle que des Reilhan ont quitté les hauteurs de l’Aigoual, où, du côté de Camprieu, leurs ancêtres s’étaient mis à l’écart des dragonnades, pour se fixer à Maheux ; une date en fait foi, ainsi que les initiales du défunt, gravées par une main maladroite sur une feuille de schiste plantée à la tête de la plus ancienne tombe : 1808, une vingtaine d’années après l’édit de tolérance qui remettait officiellement les huguenots dans leurs meubles, ou dans ce qu’il en restait. Mais il est probable que l’origine des bâtiments est bien antérieure à cette date.
Autour d’une bergerie primitive, comme tassée par l’âge dans le sol, alors qu’en réalité ce sont les couches successives de fumier de mouton et de détritus de toutes sortes qui ont élevé le niveau de celui-ci, ou simplement à partir d’un mastaba sauvage où s’abritaient des chevriers et des bouscatiers, la vie, vaille que vaille, s’est organisée, prolongeant les murs, élargissant des ouvertures pour en murer d’autres, ajoutant une aile, sécrétant des constructions au petit bonheur la chance, quand s’accroissait la famille, ou le maigre cheptel, et qu’on ne pouvait pas faire autrement.
Cette prolifération de bâtisses qui s’entassent en désordre les unes contre les autres est proprement ruineuse ; je veux dire qu’on n’arrive pas à imaginer qu’un jour elles ont été neuves, et conçues d’après un plan quelconque. Il semblerait plutôt qu’on les a édifiées avec des ruines, ou sur des ruines, et que, de génération en génération, elles se sont agglomérées comme ces concrétions anarchiques constituées par les squelettes de certaines espèces marines qui vivent en colonie.
Elles n’ont, du reste, jamais d’agréments, de raffinements superflus ; on n’y décèle aucune grâce, pas la moindre concession à l’inutile. Tout indique au contraire une brutale occupation des lieux par des gens qui manifestement avaient d’autres chats à fouetter qu’à s’occuper d’élégance et de fioritures. On voit bien que tout a été improvisé au fur et à mesure, sans souci d’alliance avec une terre à laquelle le peu qu’on arrache est arraché par la force, et qui par conséquent ne peut guère inspirer de sentiments amicaux ou de passions gratuites.
C’est par leur hostilité que ces murailles parfois cyclopéennes s’harmonisent avec le paysage, lequel, naturellement, est hostile les trois quarts du temps ; et cette harmonie, s’il est possible de parler d’harmonie, n’est pas recherchée par l’habitant, mais imposée de l’extérieur, par le site. S’il y a une alliance, c’est cette alliance farouche, hargneuse, qu’ont les repaires primitifs avec les rochers dont ils ont surgi et de la barbarie desquels ils ne sont pas parvenus à se libérer tout à fait.
A la fin du siècle dernier, une petite tribu d’une huitaine de besogneux (y compris l’ancêtre qui se momifiait dans son coin en suçant une pipe éteinte, la mère et la fille dures comme le fer, et deux ou trois jeunes sauteurs de haies plus souvent au milieu des chèvres que sur les bancs de la communale) hantait ce délabrement, et, ma foi, trouvait encore de quoi faire bouillir la marmite. Mal, c’est un fait, mais régulièrement : le « bajana », du premier janvier à la Saint-Sylvestre (châtaignes blanchettes cuites à l’eau) ; évidemment, il eût été difficile que le niveau de vie soit plus bas, surtout dans la région des combes et des vallées étroites où la culture n’est possible qu’en traversiers : le peuple le plus misérable de France, a dit Michelet.
Mais si maigrement qu’ils aient vécu jusqu’ici, sans pouvoir mettre un sou de côté pour assurer l’avenir, ni s’offrir les menus plaisirs que leurs proposaient les boutiques des villages où ils allaient négocier au marché les produits de leurs fermes, ignorant les tables bien garnies, les buffets largement approvisionnés, les armoires bourrées de linge, comme en donnaient l’exemple les artisans, ils s’appuyaient malgré tout sur une pauvreté assez stable, et qui n’était encore qu’indirectement concernée par les problèmes d’argent. Tant que ces régions, puis ces cantons, et vers la fin, ces groupes de fermes perdus au fond de la montagne ou aux confins des plateaux, durent se suffire à eux-mêmes, et demeurèrent à peu près coupés du monde extérieur, ce n’était pas exactement la misère ; c’était une frugalité traditionnelle avec laquelle on avait l’habitude de s’entendre et de faire bonne figure, puisque tout le monde, ou presque, était logé à la même enseigne.
Depuis les temps les plus reculés, le troc remplaçait l’argent ; il en fallait un peu, juste pour se payer le nécessaire, parfois le superflu : café, sucre, tabac, poudre noire et plomb pour la chasse, le costume de velours râpeux dans lequel on se mariait et qu’un demi-siècle plus tard on emportait dans la tombe ; sur la cheminée, il y avait généralement une petite boîte en fer qu’on ouvrait à la dernière extrémité, et où l’on avait amassé quelques piécettes pour la médecine ; mais l’homme en redingote et à trousse noires jouira longtemps d’un respect un peu railleur : s’il passait trois fois le seuil de la porte au cours d’une vie, c’était le bout du monde, et sa science lui servait surtout à vérifier que le mort ne respirait pas.
Mais le progrès technique resserrant ses mailles autour de ces îlots où se terrait une petite vie végétative et obstinée, traçant des routes là où serpentaient de mauvais chemins ravinés par les eaux, facilitant l’accès aux villes et multipliant les tentations, les vieilles habitudes vont tout à coup se trouver bouleversées, le manque d’argent se faire cruellement ressentir, l’humiliation de ne pas en avoir, l’amertume de ne pas pouvoir en gagner tout en menant ce qu’on commence à appeler « une existence de bagne », la volonté rageuse de s’en procurer. Dans ces montagnes, c’est une chute d’intérêt brutale pour une certaine manière de vivre, un soudain détachement à l’égard de ces horizons séculaires, c’est la fin d’une civilisation.
Très vite, la vie de ces hauteurs s’appauvrit, se retira, drainée par les vallées, plus humaines, et accessibles aux mouvements du siècle. Ce furent d’abord les plus jeunes que l’isolement se mit à rebuter, une condition besogneuse et privée d’avenir ; sollicités par le changement, stimulés par l’effervescence des bourgs où s’étaient installées de petites manufactures florissantes, ils amorcèrent la désertion du Haut-Pays, et quittèrent sans regret une existence subitement dépourvue d’agréments. Beaucoup de familles étaient si pauvres qu’elles n’emportèrent que leurs hardes sur des charrettes tirées à bras, laissant pourrir sur place des meubles vermoulus, et, quelquefois même, la clef rouiller sur la porte. Il ne fallut pas bien longtemps pour que des arbres poussent dans les cuisines en écartant avec leurs branches les toitures crevées.
La guerre de 1914-1918 dépeupla rapidement les derniers bastions de la solitude ; en 1920, Maheux ne comptait plus qu’un seul habitant : Reilhan le Taciturne, né en 1895, l’ultime de cette lignée sur le point de s’éteindre, mais qu’il restaurera en épousant une cousine éloignée, d’ailleurs on se demande comment, car il ne sortait jamais de son trou et ne disait jamais rien, excepté quelques mots de religion qu’il prononçait d’une voix sourde au moment de passer à table. Bien qu’il ne l’eût rencontrée qu’une fois (c’était à Florac, pour une affaire de succession : elle avait hérité un bois inclus dans la propriété du Taciturne, et dont les limites restaient indécises), sans doute avait-il jugé opportun de se l’attacher, non pas à cause du bois, qui ne valait rien, mais en considération de sa réserve, et de l’imperturbable fermeté paysanne qu’elle avait employée à débattre le litige et à défendre ses droits. Le mariage fut décidé par correspondance ; elle vivait à Bessèges, entre un père ivre mort et des frères mineurs (qui travaillaient à la mine et, du reste, n’avaient pas vingt ans). Adolescente aux yeux rouges, au teint de plâtre et aux épaules fébriles, elle avait remplacé de bonne heure une mère morte d’épuisement : vaisselles, lessives, murs décrépis, corons surpeuplés, rues maculées, sirènes d’usines, un univers de suie, de payes détériorées, de dettes chez l’épicier, de rentes pour le pharmacien, de factions dans le châle de la misère ouvrière en face des bistrots, d’où l’on ramenait l’épave titubante : c’était pire que du Zola. Arrivèrent les premières lettres de Reilhan : en comparaison, c’était Virgile, c’était l’Arcadie et le feuillage des hêtres ; en les décachetant et en les lisant au milieu de cette crasse abominable, la petite cousine croyait ouvrir une fenêtre sur la forêt : étant écrites sur du papier moisi, ces lettres fleuraient le champignon frais.
Illico, la jeune esclave tomba dans le piège du ciel bleu, de l’air pur, des eaux claires et des prairies en fleurs : le style de ces missives était lui-même aussi fleuri que les champs de narcisses qu’elles évoquaient ; leur orthographe, irréprochable à ce qu’elle put en juger, indiquait le sérieux du caractère, la rectitude des intentions – hélas ! l’écriture généreuse, tout empanachée d’arabesques et de boucles artistiques, avait quelque chose de céleste, d’ailé, qui sentait son noble cœur d’une lieue, la larme à l’œil, le bouquet de violettes, le quatrain de sous-officier : toutes qualités requises pour qu’elle puisse entrevoir, outre la fin de son calvaire, les suprêmes félicités d’une vie champêtre en compagnie de ce cœur délicat et robuste, alternativement poète et paysan.
Si bien que, trois mois plus tard, la pauvre fille, que rien ne destinait à devenir une montagnarde, se retrouva là-haut, dans les nuages, mais pas exactement ainsi qu’elle l’avait imaginé : le ciel était immuablement gris, l’air glacé, l’eau claire, peut-être, mais il fallait aller la chercher loin, très loin, et quant aux fameuses prairies en fleurs, c’était une énorme muraille qui dressait ses flancs pelés jusqu’à mille mètres d’altitude. Les pieds toute la journée dans la boue, un ballot de linge sur la tête, un seau rempli d’eau froide au bout de chaque bras, déjà enceinte (d’Abel) et plus fourbue que jamais, eue ne tarda pas à se demander si elle avait vraiment gagné au change, et si, en fin de compte, le coron, la crasse, le tapage et l’ébriété n’étaient pas préférables à cette effrayante solitude, à ces tête-à-tête plutôt lugubres avec un bûcheron d’une sobriété exemplaire, c’est une affaire entendue, mais aussi sobre en paroles qu’il l’était devant les boissons : d’abord, rien ne donnait à espérer qu’il y ait jamais eu dans cette maison autre chose à boire que de l’eau ; ensuite, rien non plus ne laissait entendre que son mari, car la malheureuse était bel et bien mariée, ait la moindre aptitude à pousser la romance ou à taquiner la muse.
Parti dès l’aube, et par des temps à ne pas mettre un chien dehors – il faisait un printemps exécrable, ce qui n’arrangeait pas les affaires –, la hache et la houe sur l’épaule, avec, pour tout viatique, une poignée de châtaignons ou un morceau de fromage fourré dans sa musette (rarement les deux à la fois, et pour cause), il ne rentrait qu’à la nuit, à moitié mort de fatigue, de froid, et probablement de faim, et c’était tous les soirs le même scénario : la tête inclinée sur le brouet végétal quotidien, les mains croisées, il marmottait entre ses dents quelque chose qui devait ressembler à une action de grâce, avalait l’austère pitance sans lever le nez de son assiette ni piper mot, filait droit au lit où il sombrait incontinent dans un sommeil non moins austère assez voisin de la mort ; ayant le nez bouché, il dormait sur le dos, la bouche grande ouverte, comme les cadavres. De poésie, de ritournelle, pas l’ombre. Et ne parlons pas des galipettes : la sobriété englobait le lit. Bref, il n’était pas très vivant. Elle finit par admettre qu’il était même plutôt sinistre, plutôt renfermé : mais comment diable avait-il fait pour lui écrire des lettres aussi sentimentales, aussi romanesques ? A croire que ce n’était pas lui qui les avait écrites, ces lettres qu’elle relisait avec de plus en plus de perplexité. Longtemps elle s’interrogea sur les ténèbres mystérieuses de l’âme humaine, essayant de mettre l’attitude contradictoire de son mari sur le compte d’un excès de timidité, mais elle n’osait rien lui dire, car il lui faisait un peu peur. Jusqu’au jour où, en farfouillant dans le grenier, elle aperçut un paquet dissimulé sur une poutre ; il ne paraissait pas aussi poussiéreux que tout le reste, ce qui lui mit la puce à l’oreille : si par hasard c’était de l’argent ? On ne s’était pas fait faute, à Bessèges, de lui dire que les gens de la montagne sont si avares qu’ils sont capables de mourir dans la misère noire sur un matelas bourré de billets de banque.
Hélas ! Ce n’était qu’un paquet de journaux, une vieille collection de La Veillée des Chaumières, dont elle feuilleta quelques numéros : funeste initiative ! Elle sentit le sang se retirer de son visage : l’essentiel de sa correspondance amoureuse était imprimé là-dedans, des phrases entières, noir sur blanc (gris sur jaune : c’étaient de très vieux journaux) ; de quoi mourir-de honte, en se mettant à sa place, si toutefois il se savait découvert. C’est ce qui la retint, lorsqu’il rentra le soir-même, de les lui jeter à la figure. L’affaire en resta là, mais elle la digéra très mal, et, petit à petit, le sentiment de s’être fait rouler tourna à l’aigre, dégénéra en rancune tenace, d’autant plus tenace que les conditions dans lesquelles elle vivait n’avaient rien pour la lui faire oublier : elles étaient vraiment désastreuses : pas d’eau, du moins, d’eau courante, pas d’électricité, pas de confort du tout, pas d’argent, un avenir aussi bouché que l’était ce site sans horizon, pas de voisin, personne à qui se plaindre, sauf ce sourd-muet, et qui l’avait mystifiée par-dessus le marché, et par-dessus le marché, un climat épouvantable, surtout pour une fille de la vallée, presque de la plaine… C’était bien pire qu’à Bessèges.
Il était dans la nature des choses que l’enfer minier dont l’avait tirée le Taciturne devînt par contrecoup un paradis terrestre qu’elle orna de souvenirs plus merveilleux les uns que les autres. Comme elle les regrettait, ces fumées, cette rumeur ouvrière qui avaient enfiévré le décor de sa jeunesse ! Ici : silence. Elle ne sentait même plus le temps passer ; dans ce cirque désert où la vue s’écrasait contre les immenses remblais du plateau, et où les nuages projetaient des ombres froides et mouvantes qui la déprimaient plus que tout, les jours se ressemblaient d’une manière accablante : on aurait dit qu’ils glissaient sur sa vie sans amener d’autre changement que celui des saisons, et qu’elle demeurait immobile, impuissante à ralentir leur débâcle, prise dans une interminable agonie des heures, tandis qu’autour d’elle s’accélérait leur mouvement circulaire.
Abel était né. Elle s’arrêtait, parfois, stupéfaite de le voir déjà courir au milieu des herbes ; c’est vrai qu’il était né : à peine si elle s’en était rendu compte. Novembre 1922 : des douleurs dans une chambre glaciale, l’assistance d’une sage-femme mamelue et corsetée, à la respiration sifflante, qui réclamait du café et fumait sans interruption, une lancée de feu dans les reins arrachant un râle, la disparition instantanée des douleurs et en même temps des forces, comme vidées ensemble dans ce morceau, de chair indépendante, criant à son tour, quelques claques sur cette vieille poupée toute fripée, ébouillantée, laide à faire peur, et puis se déplissant telle une chrysalide, trouvant ses formes, ses couleurs naturelles, ses miaulements d’affamé ; pendant la boucherie, le père, debout au pied du lit, couillon majuscule conscient de sa paternité, tout a coup empoté devant tout ce gâchis, bousculé à coups de coude par la maîtresse femme aux bras de pâtissière, et qui ne peut souffrir les maris, relégué dans un coin ; coupable et bon à rien, vaguement cocu. A peine tenait-elle sur ses jambes que le cycle infernal reprenait de plus belle, aggravé de lessives continuelles, de charriages d’eau multipliés, de tétées qui vinrent rapidement à bout d’une poitrine expirante par nature.
Les souvenirs tombaient de plus en plus vite dans le passé, les saisons rappliquaient de plus en plus tôt. Tant qu’Abel eut trois mois, ou trois ans, on aurait dit que ça n’avançait guère, et il fallut qu’au bout de huit ans elle en attende un second pour réaliser que ces trois ans en avaient duré huit. Mais outre les lessives, l’apparition des varices et des premiers rhumatismes, que s’était-il passé au cours de ces huit années ?
Rien. Pas grand-chose en tout cas qui la dédommage de ses désillusions sentimentales et de ses déboires domestiques, pas même l’acquisition de ces petits objets si utiles en cas de détresse morale, ces petits trucs qu’on cajole du regard, qu’on bichonne à longueur de journée, surtout dans les mauvais moments : le confort, les bricoles, c’est encore ce qu’on a trouvé de mieux pour lutter d’une manière efficace contre le non-sens criant de l’existence.
Le Taciturne l’était toujours autant ; l’eau aussi froide, le climat aussi rude, la terre aussi basse, le porte-monnaie aussi plat. Acheter un couteau de rien du tout semblait toute une histoire, on tergiversait pendant six mois. Bref, la situation ne s’était pas améliorée, elle avait même plutôt tendance à empirer, vu qu’au bout de dix ans on n’a plus tout à fait les mêmes raisons qu’au premier jour d’espérer que ça changera. Quand elle se sentait à bout de forces et sans courage, elle se mettait au lit et n’en bougeait plus de trois jours, disant qu’elle avait « des nuages dans la tête ».
L’enfant tardif naquit prématurément au milieu des glaces et des bises noires de février, en l’an de grâce 1931. Il était encore plus laid que son frère, ne pesait que 2 kilos 500, ce qui ne représentait pas beaucoup de volume pour quelqu’un paraissant appartenir au sexe mâle. En réalité, c’était un rouquin de complexion laiteuse chez qui le développement génital laissa pas mal de temps à désirer. Il n’y avait pas que de ce côté-là que quelque chose ne tournait pas rond. Une partie des nuages que sa mère avait dans la tête avait dû émigrer dans la sienne : il restait de longs moments à fixer le vide de ses gros yeux éberlués ; sa position naturelle était le cul en l’air et la tête en bas, comme un poussah dont le lest eût garni par erreur le chef et non l’assiette. Une tête énorme, de bébé intellectuel : d’ailleurs, longtemps on redouta qu’il ne fût idiot.
Elle l’appela Joseph-Samuel. Joseph, afin de perpétuer la mémoire de son grand-père maternel, l’éthylique de Bessèges, qui venait de passer l’arme à gauche (elle était allée l’enterrer entre une séance de nuages et les premières coliques, déclenchées sans doute par l’émotion) ; Samuel, parce que c’était un parpaillot.
Celui-ci sera son préféré, pour différentes raisons, dont les trois principales sont que, primo : l’aîné étant en pire le portrait craché de son père, il ne pouvait y avoir, entre elle et lui, de véritable affinité : sa fibre désœuvrée ne demandait donc qu’à vibrer. Secundo : les enfants conçus vers la trentaine, ou après, incarnent les dernières cartouches de la jeunesse, l’aptitude de mettre au monde en étant la preuve la moins contestable ; cette jeunesse étant très relative, au moment où s’amorce la précoce vieillesse paysanne, ce sont généralement des enfants débiles, dont les mères aggravent la débilité en les dévorant d’une sorte de tendresse maniaque, également épuisante pour la mère et l’enfant. Tertio : son petit veau était de santé si chancelante qu’elle reconnut, ou crut reconnaître en lui les prolongements de sa propre fragilité ; soit dit en passant, une fragilité de fer : la pluie, le gel, la neige, le vent, les hivers terribles, les étés brusques et tropicaux lui imposaient des prouesses quotidiennes qui eussent mis un bœuf sur le flanc.
Ce coup-ci, ce fut une tante de feu son père, découverte et remarquée pour son esprit d’initiative le jour de l’enterrement, qu’elle avait mené tambour battant, qui l’assista pendant sa parturition. « Tu ne vas pas dépenser ton argent pour une de ces faiseuses d’anges, lui avait-elle dit, avec moi ce sera sans bourse délier. » Malgré l’ambiguïté de ce propos, elle assurait avoir mis, ou aidé à mettre au monde une quantité impressionnante de rejetons de tous sexes, tous indemnes, affirmait-elle, et sans le moindre dommage pour leurs génitrices, bien que la description de ces accouchements tînt davantage de la scène de torture, ou du fait de guerre, que d’une opération naturelle : sang contre les murs, corps tordus de douleurs affreuses, râles morbides, hurlements causés par l’usage des fers, césariennes, fièvres puerpérales, complications dramatiques, rien ne manquait au tableau de ces atrocités, sauf, ce qui semblait miraculeux, les issues fatales qu’on était en droit d’en redouter. Elle promit cependant que tout irait bien.
Après quelques transfusions de sang et l’administration intensive de solucamphre et autres stimulants par le médecin de Florac appelé d’urgence, les jours de l’accouchée cessèrent d’être en danger. Bien que le médecin en question soit arrivé en levant les bras au ciel et parti en haussant les épaules, cette dangereuse créature recouvra son prestige en enrayant avec une mixture de sa composition une diarrhée verte qu’elle avait vraisemblablement provoquée en faisant ingurgiter une trop grande quantité de lait pur au jeune avorton. Celui-ci sauvé à son tour, la tante s’incrusta pendant un mois, drapée dans un dédain triomphant.
Après avoir essayé de décimer ce foyer, pauvre sans doute, mais paisible, elle s’évertua à en saper les bases en dénigrant systématiquement le peu qu’on y faisait, la manière dont on le faisait, les compétences du chef de famille, insinuant qu’il devait boire en cachette, et promettant pour l’avenir des misères, des maladies, toutes sortes de malheurs irrévocables ; s’ils n’étaient emportés entre-temps, ses fils la planteraient là, veuve, dépouillée, impotente, et elle finirait sur la paille, mangée par la vermine (la pythonisse était loin de se douter de la véracité de ses prédictions). Une fois qu’elle eut critiqué et vaticiné tout son soûl, il n’y avait plus grand-chose qui tienne debout dans la maison, pas même la maison, jugée à peine digne de servir de soue à des porcs ; le Taciturne avait bien entendu mordu la poussière avant les murs, l’appétit de destruction de cette femme ne connaissant pas de limites. Ah ! Que n’avait-elle épousé un bon petit fonctionnaire, au lieu de s’embarrasser d’un bouscatier, qui bouscatier resterait jusqu’à la fin de sa vie !
Elle conseilla enfin de lui faire tout liquider – si toutefois il se trouvait un fou qui le soit assez pour acquérir ce caveau de famille – et de s’en aller le plus loin possible de ce pays où se pendre, de ces sinistres montagnes, et, faute de pouvoir ajouter le mari au bout de la liste, elle suggéra d’en faire un gendarme, s’il n’était pas trop vieux (trente-deux ans) et s’il était assez dégourdi pour ça – ou qu’il s’emploie comme jardinier dans le Bas-Pays, où, à côté d’ici, les gens se la coulent douce. Elle décrivit une existence de rêve – réalisable, en y regardant de près, à condition d’hériter la fortune ou de gagner le gros lot à la loterie nationale –, mais les pique-assiette n’en sont jamais à quelques millions près ; c’était une manière comme une autre de faire oublier ses imprudences et de payer son écot.
Ayant versé goutte à goutte le poison dans l’oreille de sa nièce, la vipère, épuisé le venin, quitta les lieux un beau matin pour aller se recharger ailleurs, et détraquer une autre famille.
Malheureusement, ses propos venimeux et ses élucubrations encore plus nocives n’étaient pas tombés dans l’oreille d’une sourde. Et malheureusement, il y avait beaucoup de vrai dans ce qui constituait son réquisitoire. Pelotonnée au fond de son lit, et tout en écoutant la pluie battre aux volets et le vent secouer les portes dans leurs clenches sur un froissement profond venu de la forêt, l’innocente se mit à tirer le fil de cette pelote de rêves que la tante vipérine lui avait laissée en partant. Elle s’installait déjà dans un monde de vergers opulents, de terres grasses, d’eaux libres, de bons voisinages, d’armoires et de coffres pleins, qu’il fallut promptement lâcher le rêve et reprendre le collier. Les nuages rappliquèrent, avec, cette fois pourtant, des trouées de soleil éclairant son marasme : le Taciturne, à qui, un soir de folies, elle s’était ouverte de ce projet (vendre, s’en aller), ne s’était pas montré aussi réticent qu’on aurait pu s’y attendre : derrière sa taciturnité, peut-être lui aussi en avait-il par-dessus la tête de trimer pour des prunes, de s’échiner à rebâtir des murs de soutènement effondrés par la fonte des neiges et par les orages, de faucher des prés dont la raideur forçait à s’encorder à un arbre comme une bête de somme, de bouffer des clopinettes, et pour se retrouver au bout de vingt ans Gros-Jean comme devant. Toujours est-il qu’il promit de s’occuper de l’affaire, et de lâcher au plus offrant qui se présenterait. Cette nuit-là, pour la première fois de sa vie, sa femme vit le ciel.
Naturellement, il ne se présenta personne, soit que, passées les folies, le Taciturne ait trahi ses promesses, ou bien que les gens ne soient pas aussi fous qu’ils en ont l’air : ce n’était pas encore l’époque où un tas de pierres, pourvu qu’il se trouve en pleine nature, atteindrait un prix astronomique. De nouveau, les nuages s’épaissirent ; les années filèrent, les enfants grandirent, fortifiés par les corbeaux rôtis et les avalanches de corvées qui s’abattaient sur eux à la moindre incartade.
Mais l’espoir fait vivre. Un beau jour, on reçut une visite : un citadin de sang pauvre et de goûts rustiques arpentait la région et désirait y finir ses jours. Il cherchait le désert, le calme, la vie austère, Maheux fut à sa convenance ; il avait déjà la main au portefeuille ; on prit un rendez-vous chez le notaire de Florac, où la vente fut fixée au début septembre. On était en juillet 1939. Ce fut un été particulièrement torride. Au fond de tous les cafés de villages, dans les cuisines pleines de mouches, on entendait beugler un animal bizarre à travers les postes de T.S.F. que le temps orageux faisait horriblement crachoter.
Le 10 septembre, les Reilhan se rendirent à Florac. Il y avait beaucoup de monde sur le quai de la gare : des couples enlacés, des femmes dont le visage ruisselait de larmes, des gendarmes disposés à ouvrir le feu sur les déserteurs éventuels, des enfants qui n’avaient jamais été si heureux de leur vie ; ils profitaient de la consternation générale pour jeter sur les mobilisés des poignées de gratterons : ça leur ferait un souvenir du pays.
« Le notaire, ce sera pour après la guerre, quand on aura flanqué la pile à Hitler », dit le Taciturne au moment où le train s’ébranlait.
Il fallait qu’il soit bouleversé pour en dire aussi long ; malgré ce projet audacieux, il avait un air pitoyable – le vêtement flasque, le cheveu hirsute, le poil bleuissant, cette inexplicable dégaine d’évadé de prison qu’ont la plupart du temps les civils voyageant sous autorité militaire – comme si la guerre était déjà finie.
Né en 1922, Abel n’avait pas grand-chose à redouter d’une guerre dont nul n’ignorait qu’elle serait terminée au bout de six mois, et, par ailleurs, dont il paraissait superflu d’ajouter qu’elle le serait par une victoire éclatante : c’était une spéculation imprudente. Mais le départ de son père lui ayant mis la ferme et ses rudes travaux sur les bras, il prit rapidement l’humeur sombre et la brusquerie des adolescents chargés de responsabilités.
C’est un homme presque fait que Reilhan retrouva chez lui lorsque, en juin 40, il fut ramené par le flot hétéroclite de créatures poussiéreuses, affamées et hagardes qui reflua jusque sur ces hauteurs, comme si, là-haut, dans le nord de la France, une chose énorme et terrifiante était tombée du ciel au beau milieu d’une mare humaine ; lui-même à moitié assommé par cette gigantesque débandade, par le cauchemar qu’elle lui avait fait subir, où se mélangeaient la fatigue, l’insomnie, les marches harassantes, les routes torrides et les trains mitraillés, plus que par des événements qui lui étaient incompréhensibles, et qu’il assimilait plus ou moins aux catastrophes naturelles, inéluctables, devant lesquelles il n’y a qu’à rentrer la tête dans les épaules sans chercher à comprendre. Il avait l’air abasourdi du pauvre type qui n’a pas très bien réalisé ce qui lui est arrivé, et qui n’a pas les moyens de le réaliser ; à toutes les questions dont on le harcelait, on obtenait à peu près la même réponse, timidement nuancée d’une pointe d’admiration :
« Une frottée ! C’est une belle frottée ! » Ces mots auxquels il revenait sans cesse en hochant la tête semblaient indiquer l’extrême limite de ses facultés de pénétration mentale, ainsi, du reste, que l’espèce de fascination ténébreuse qu’elle exerçait sur lui, sans doute parce qu’il ne parvenait pas à pousser plus loin son investigation. Au-delà de cette faible lueur de lucidité, son esprit restait plongé dans un abîme de confusion et d’obscurité, digne de l’indescriptible fléau qui s’était abattu sur la France. On le sentait légèrement scandalisé, mais à peine plus que s’il avait assisté à la déconfiture de son équipe de football favorite, et sans qu’il soit évident que le désastre fût lui-même en cause, comme si c’était plutôt cette confusion et cette obscurité qui le scandalisaient.
Il paraissait aussi assez contrarié par la perte d’un vieux couteau qu’il avait emporté là-bas, le trimbalant toujours dans sa poche, et qui, disait-il en fermant un œil, n’était certainement pas perdu pour tout le monde.
De la guerre elle-même, du sort de la France, de l’avance foudroyante des armées allemandes, des armes diaboliques qu’elles avaient à leur disposition, et dont l’aspect bizarre et sinistre, joint à une stupéfiante efficacité, obsédait ceux qui avaient eu le redoutable privilège de les voir à l’œuvre de près (tout le monde avait été frappé par l’étrange silhouette des « Stukas », par leurs ailes en décrochement et par ce train d’atterrissage non escamotable qui évoquaient irrésistiblement une espèce de vautour fondant sur sa proie toutes serres dehors, ainsi que par certains blindés qui, avec ce canon-revolver leur écrasant le mufle, n’avaient rien à leur envier), de tout cela il n’avait pas d’idée très claire, et peut-être même pas d’idée du tout, s’étant trouvé pris dans la mêlée comme un badaud au milieu d’une échauffourée, incapable de voir plus loin que son mal aux pieds, ses crampes d’estomac – provoquées par ce « singe », qu’il n’arrivait pas à digérer –, ses nuits à la belle étoile, au creux d’un fossé ou dans les taillis, comble d’infortune pour un homme de la terre, lequel en général ne montre pas d’inclination particulière pour le camping.
Si bien qu’après deux ou trois nuits de sommeil dans son lit, il semblait avoir presque tout oublié, et, frais et dispos, repartait dès l’aube pour ses bois et ses friches, comme si de rien n’était, comme s’il les avait quittés la veille, et sans plus s’inquiéter de la suite des événements ; de cette « belle frottée » qui risquait tout de même de changer la face du monde, il ne fut plus jamais question que sous les espèces très diminuées de « cette histoire-là », terme qu’accompagnait un haussement d’épaules, vestige d’une vague indignation.
Pendant quelques jours, souffla sur la région ce vent barbare et neuf que soulèvent dans leur sillage les grands désastres. Chaque train spécial qui arrivait, chaque file de camions surchargés ou de voitures bringuebalantes apportait dans le silence de ces hautes vallées un écho mourant de l’exode ; les convois de réfugiés attiraient du monde sur le bord des routes, comme naguère le passage du tour de France : c’était une sorte de kermesse à grand spectacle, dont le clou éventuel eût été la fin du monde, – ou tout au moins d’un monde.
Par tous les sentiers muletiers sillonnant les pentes de la montagne, on voyait descendre à la tombée du jour des familles entières qui s’asseyaient sur les talus pour recueillir des nouvelles plus fraîches et commenter la situation par des propos sagaces ; les rumeurs les plus fantastiques circulaient, réveillant d’antiques terreurs qui mêlaient volontiers la merveille à l’actualité ; excités comme des puces par tout ce mouvement, les enfants continuaient de s’en donner à cœur joie, menant leur propre guerre sous les halliers, traquant un ennemi invisible, fourrageurs infatigables. Tard dans la nuit, on entendait crisser les cailloux des chemins, et s’élever au-dessus du bruissement des torrents le brouhaha plus clair des conversations résonnant dans l’air calme, lorsque les gens regagnaient leurs pénates, une fois que leur fièvre était retombée, et qu’ils étaient certains que la nuit avait épuisé ses surprises.
Chez les Reilhan, la guerre avait sonné le glas des beaux rêves. L’acheteur providentiel, sans doute dégoûté de son projet dans un moment de lucidité, n’ayant plus donné signe de vie, on avait classé l’affaire en attendant des jours meilleurs : adieu veaux, vaches, cochons, couvée…
Paradoxalement, les années d’occupation, quoique sombres, avaient marqué la monotonie de leur existence d’une trêve un peu magique, dans la mesure où elles modifiaient l’ordre habituel de leurs préoccupations. Tout compte fait, on ne conservait pas de cet âge trouble un souvenir tellement déplaisant : avec la complicité des événements, on était retombé sans le vouloir dans cette mentalité enfantine qui découvre dans le malheur des temps la solution miraculeuse de ses inquiétudes et de ses contrariétés, et, en particulier, cette incertitude du lendemain grâce à laquelle s’éloigne momentanément le spectre de la discipline et des sanctions irrévocables : l’air du temps sentait la terre brûlée, les écoles qui ferment, la mise en suspens des institutions. Depuis que la plupart des gens étaient logés à la même enseigne, on laissait plus facilement ses ennuis personnels entre parenthèses.
On aurait même cru qu’à travers ces landes inanimées où pesait la torpeur des siècles, où jamais rien ne se passait qui aide à vivre, commençait maintenant une attente mystérieuse, comme si approchait le temps des signes et de la Révélation. Malgré soi, on s’attendait à ce qu’au-dessus de ces crêtes désertes et hantées seulement par le vent, se produise je ne sais quel surprenant phénomène de nature à bouleverser le cours normal des choses ; c’était une crainte vague, mal définie, qui n’avait qu’un lointain rapport avec les épreuves réelles qu’on traversait, ou les dangers qui menaçaient tout le monde. L’enchaînement des servitudes s’en trouvait considérablement allégé : ce qu’on faisait aujourd’hui, on n’était pas sûr de pouvoir le refaire demain, et quant à l’avenir, on était arrivé à ne plus l’envisager sous l’angle personnel, mais comme une très possible apocalypse qui concernait l’ensemble de la population, globalement, et qui vous libérait en partie de vos propres soucis : à quoi bon s’inquiéter pour soi quand tout va de travers par le monde ? Comment parler d’avenir lorsque la terre entière est à feu et à sang ?
On avait vécu jusqu’à la Libération sur ce capital d’incertitude. Le Haut-Pays était dans la situation d’une place forte épargnée par les combats, mais sur un perpétuel qui-vive, et sans cesse alertée. Cependant, par une sorte de compensation, ou de retournement du sort, cette province misérable, retirée comme un toit au-dessus de la France, et laissée pour compte en période de prospérité, avait été moins sensible aux séquelles de la guerre et de la défaite que des régions plus riches et plus favorisées en temps ordinaire. Son isolement, sa pauvreté, le peu d’intérêt stratégique qu’elle offrait, sans pour cela lui éviter les sévices de l’occupant – qui voyait dans ce désert de forêts haut perché une forteresse rêvée du terrorisme –, avaient malgré tout contribué à sauvegarder son intégrité : du moment qu’on avait l’habitude de vivre et de se nourrir en circuit fermé, donc de se contenter de peu, on n’était guère plus touché par les restrictions que ce qu’on avait été nanti, jadis, par l’abondance. C’était la revanche du maigre sur l’obèse, de l’impécunieux sur le prospère, du sobre résistant aux maladies du bien-être, sur l’intempérant, qu’elles terrassent. Il avait suffi que tout manque partout pour que le peu qu’on possédât ici obtienne du coup une valeur inestimable.
A partir du moment où les Allemands avaient envahi la zone sud, le Haut-Pays s’était organisé en camp retranché derrière ses falaises et ses croupes boisées, toutes bruissantes d’hôtes clandestins et de va-et-vient nocturnes. De menus échanges s’effectuaient entre les groupes de familles, un troc séculaire de matériel pour le travail et de victuailles, qui équilibrait l’économie de chacun et contribuait à rapprocher ces solitaires les uns des autres. De fermes en hameaux, de métairies en bergeries, les marchandises se colportaient à dos d’homme et les nouvelles de bouche à oreille, comme au temps des dragonnades ou des grandes invasions.
Souvent, par les longues soirées d’hiver, lorsque la neige bloquait toutes les voies d’accès du plateau, on se réunissait les uns chez les autres pour traiter en commun les problèmes, régler les affaires en cours, épiloguer sur la situation générale à la lueur de l’âtre. Ces petites assemblées, identiques à celles que tenaient les anciens au moment des guerres de religion, avaient lieu la plupart du temps chez un certain Marius Despuech, à Mazel-de-Mort, centre névralgique d’où rayonnaient les principaux chemins desservant les fermes isolées. Là, blotti autour du feu tandis que la tempête balayait ces hauteurs désertes, secouant portes et fenêtres, on buvait ce vin de « Clinton », âpre et noir comme de l’encre, et on mangeait des châtaignes rôties en jouant aux cartes et en écoutant l’ancêtre raconter des histoires de camisards. Les jeunes gens nettoyaient de vieux fusils à piston qu’ils avaient dénichés dans un grenier ; ils se voyaient déjà participer à d’éventuelles embuscades. Entassés dans un coin de la cheminée, les enfants les regardaient faire, écarquillant des yeux de chat et retenant leur souffle. Les vieux, de leur côté, dodelinaient continuellement de la tête, et personne ne savait très bien si ce mouvement indiquait une approbation quelconque, ou si c’était simplement un effet de la sénilité.
Un soir de mars 1943, alors que le noir de l’hiver commençait à s’éclaircir et qu’à l’ubac des combes jaunissaient de vieilles plaques de neige laquée et incrustée de feuilles, la porte s’ouvrit d’un coup sur un vieux berger de Saint-Julien, tout suant et haletant :
« Les boches ! Ils sont là ! Ils arrivent ! »
Il faillit s’étrangler ; on dut le faire asseoir et lui donner à boire. Il expliqua enfin qu’au début de l’après-midi le bourdonnement d’un gros taon avait soudain fait trembler les vitres et précipité tout le monde aux fenêtres ; et depuis le pont de Saint-Julien, on avait aperçu, descendant du col de Jalcreste par la route de Cassagnas – la route des plaines, celle qu’avaient empruntée les barbares, les royaux, de tout temps la route des emmerdements – une chenille verdâtre étirée le long de plusieurs virages ; elle remplissait toute la vallée d’un horrible vacarme de ferraille écrasée : c’était, encadré par quelques automitrailleuses responsables de tout ce fracas, un convoi de camions bourrés de soldats. Allons bon, qu’est-ce qu’ils venaient foutre par ici, les doryphores ?
Eh bien, ils avaient attendu que la neige fonde pour ratisser la région, purger quelques hameaux au petit bonheur, incendier une demi-douzaine de bergeries qui avaient la réputation de servir de repaire aux résistants, et embarquer manu militari les récalcitrants bons pour le S.T.O. qui, par ici, fournissait déjà au maquis beaucoup plus de partisans que de travailleurs à l’Allemagne. Les jeunes gens qui avaient astiqué leur fusil – ceux de la classe quarante, quarante et un et quarante-deux – prirent aussitôt le chemin des bois : leurs sentes, leurs caches, leurs gîtes n’avaient plus de secrets pour eux. Pour ces bouscatiers que le bûcheronnage appelait à passer plusieurs mois de l’année dans des cabanes forestières, ce ne fut pas un très grand changement ; ils se retrouvèrent en groupes sur les hauteurs les plus escarpées, au fond des combes les moins accessibles du massif, et s’il n’y avait eu, à deux ou trois reprises, quelques voyous pour les trahir, – signaler leurs déplacements et leurs points de ralliement, ils n’auraient gardé que de bons souvenirs de cette aventure qui, pour quelques-uns d’entre eux, se termina au bout d’une corde ou dans les chambres à gaz.
Dès qu’on commença à recevoir des ordres et qu’il fallut boucler les sacs, Abel fit la sourde oreille : il voulait bien prendre le maquis, mais il préférait le prendre tout seul ; se joindre aux autres et être obligé de vivre en groupe ne lui disait rien. C’était un solitaire, et qui entendait le rester, fût-ce au maquis.
Les chefs de réseaux haussèrent les épaules : qu’il aille se faire pendre où ça lui chante ! Depuis les chantiers de jeunesse, on savait à qui on avait affaire : à un ours, et qui devait à peine parler le français. Dans les baraquements de Villemagne où Abel Reilhan, contraint et forcé, avait passé quelques mois, personne n’avait eu envie de frayer avec ce sauvage, qui semblait même un peu arriéré, mais qui était fort comme un Turc, et même comme deux Turcs, ce qui n’engageait guère les copains à lui faire des blagues. Le zèle obscur qu’on devinait en lui le désignait d’avance et automatiquement aux corvées de plein air les plus pénibles : déblayer la neige, abattre des arbres pour le cuvelage des mines, arracher les souches, creuser des tranchées qui ne servaient à rien, mais qu’on lui faisait creuser pour qu’il puisse taper et se dépenser sur quelque chose : c’était son régal. Il était toujours seul, dans son coin ; jamais un mot ; il ne se mêlait pas aux autres, restait au camp lorsqu’ils partaient en virée pour écumer les bistrots des alentours, et s’occupait pendant les veillées à de mystérieux travaux d’aiguille ou de réparation de chaussures ; malgré la promiscuité du camp, ses habitudes demeuraient celles d’un forestier de hautes coupes que la vallée n’attire ni ne retient ; et jusqu’à sa façon de manger assis sur une souche à l’écart des autres, en économisant ses gestes comme ces bergers qui partagent leur pain et leur solitude avec les chiens, d’être couché et debout le premier, de s’envelopper dans une couverture sans se déshabiller, ainsi qu’à la belle étoile, pour dormir le nez contre le mur, indifférent à l’animation de la chambrée, ou aux plaisanteries qu’il aurait pu soulever, on le sentait séparé, protégé de son entourage par une force d’inertie animale, primitive, imperturbable, qu’on eût dit liée aux origines mêmes de la vie.
C’est donc seul et pour son propre compte qu’il prit le maquis, seul, ou presque, qu’il vécut là-haut pendant plus d’une année, dans cette borie perdue au large du plateau, à mi-chemin entre Tardonnenche et Balazuègnes.
C’était une vieille bâtisse échouée comme une arche de pierre au sommet d’une crête d’où fuyait à perte de vue, vers l’Ouest et vers les monts d’Aubrac, l’immense houle des causses. La retraite était sûre, car depuis le seuil en terre-plein de la bergerie, venteux et net, raclé jusqu’à l’os par les troupeaux auxquels elle servait quelquefois d’étape, le pays se découvrait dans son entier, nu et lisible dans toutes les directions ; et en cas d’alerte, il y avait, s’ouvrant à pic non loin de là dans la corniche du plateau, une sorte de cheminée qui débouchait en plein sous-bois une vingtaine de mètres plus bas, et par laquelle il pouvait toujours déguerpir.
Un sac de « blanchettes » et l’eau d’une citerne suffisaient à son ordinaire ; il couchait dans la paille, semblait insensible aux intempéries, à l’énorme chaleur qui embrasa ce désert durant deux terribles mois d’été, aux brouillards et aux pluies galeuses d’automne, aux froids qui les remplacèrent, aux nuits glacées, aux vents qui balayaient cette steppe élevée, et criblaient de courants d’air les murs en pierres sèches qu’aucun mortier ne jointait ; il y avait enfin ces solitudes barbares avec lesquelles il paraissait faire bon ménage, lorsque de plus coriaces auraient été sans doute rebutés par une fréquentation aussi âpre : lui, au contraire, s’en accommodait si bien qu’on ne le voyait débarquer à Maheux qu’à la dernière extrémité, quand il n’avait plus rien à se mettre sous la dent – hirsute, barbu, fleurant le suint de mouton, le vieux foin et la sauvagine, sale à taire peur, pareil au loup que la faim chasse de sa tanière.
Au plus dur des travaux saisonniers, il vint cependant aider les siens à avancer la moisson et à éclaircir les coupes, se retrouvant avec eux dès l’aube sans courir de risque : sur ces hautes terres en balcon au-dessus des bois, la situation était idéale pour surveiller le cirque et son entrée, ainsi que les combes voisines. Mais il regagnait son refuge à la chute du jour – épave à l’ancre à la surface laiteuse du brouillard, mouillée au loin par les nuits de lune – ivre un peu plus tous les jours de ce silence et de cette pure solitude auxquels il avait pris goût, et qui lui rendaient les bêtes des bois plus familières que ses semblables ; il lisait tous les matins autour de la bergerie les signes qu’elles inscrivaient délicatement sur le givre.
Vers la fin, vrai Robinson de ces grands espaces, il avait tout de même essayé d’améliorer son installation, comme si, grâce aux événements, à l’enracinement d’un état de guerre incertain et illimité, cette vie sans attache, offerte à la liberté des horizons vastes et des ciels mouvants, ne devait plus cesser.
Il entreprit de restaurer le four archaïque ouvert dans l’épaisseur de la muraille près de la cheminée, et dont la voûte s’était en partie effondrée ; une fois qu’il l’eut réparé, il put y faire rôtir des galettes de seigle, qu’il truffait à l’occasion d’une grive capturée par un système de pierres plates et de tiges de bois2 dont il avait piégé le dessous de chaque touffe de genévrier ou de buis dans les alentours. Il nettoya la citerne et boucha les fissures qui dîmaient sa réserve d’eau ; remplaça les lauzes brisées du toit, constellé jusqu’à présent d’éclats de ciel ; confectionna, avec des rondins de hêtre vert amenés du chantier, une table, des tabourets à traire, un châlit sanglé de cordes sur lesquelles il jeta une couverture gonflée de foin ; et même, comble de luxe, il balaya à l’aide d’une branche de genêt le sol de terre noire et pulvérulente d’où se levait à chaque pas une vieille odeur fanée de fumier de mouton. Puis, dans l’âtre propre, une marmite de fonte fêlée emplit la pièce nuit et jour de son chantonnement paisible, rétablissant au logis les pénates que les courants d’air et la désolation des ruines en avaient chassés.
Mais voilà qu’un matin, vers la mi-août 1944, tandis qu’il était occupé à remonter le mur de clôture de cette aire à moutons, plate comme une aire à battre, d’où la vue s’élançait jusqu’aux confins du plateau, il aperçut les silhouettes de deux hommes qui venaient vers lui en agitant les bras : c’était Marais Despuech accompagné du Taciturne, qui se tenait en retrait, gauchement excité, dans le sillage d’une nouvelle apparemment d’importance, puisqu’il en laissait à son voisin la primeur. Et quelle nouvelle ! Il fallait bien en effet la faconde de Despuech pour la trimbaler toute chaude de ferme en ferme depuis l’aube, chez ceux qui ne possédaient ni électricité ni radio : les Alliés venaient de débarquer en Provence ! Pour Hitler, quel coup dans le dos ! C’était même le coup de grâce… Le IIIe Reich craquait de tous côtés à la fois… La sale engeance battait en retraite, comme des rats aveuglés par le soleil. En tout cas, tout allait bientôt rentrer dans l’ordre ; et déjà, par ici, il n’y avait probablement plus rien à craindre.
Malgré sa petite taille, Despuech l’avait pris aux épaules et il scandait chaque parole en le secouant :
« Plus rien à craindre, tu entends, mon gars, je te dis qu’il n’y a plus rien à craindre ! Tu penses bien qu’ils ont d’autres chats à fouetter qu’à traîner par ici… Et pour se faire tirer comme des lapins ! Vous allez voir une belle débandade… Et ton père, là-bas, dans son trou, qui ne savait rien ! Allons, viens, tu peux quitter ta baraque. Vivre comme un sanglier, c’est fini, maintenant. »
Reilhan dans son coin opinait du bonnet, incapable, bien entendu, d’ajouter un seul mot à ce qu’on disait devant lui. Despuech, tout en considérant la masure pauvrement rafistolée, sa fenêtre condamnée par des planches arrachées aux herbes rases et à moitié pourries, les fagots entassés jusqu’au toit de chaque côté de la porte, et qu’il avait fallu apporter à dos d’homme depuis Dieu sait où, le chicot rongé de la cheminée par lequel filait un peu de fumée, répétait entre ses dents, comme s’il se parlait à lui-même : « C’est fini, maintenant, de vivre comme une bête…»
Abel, qui n’avait pas lâché la pierre qu’il étreignait entre ses mains, le regardait stupidement. Tout à coup, il gonfla le cou :
« J’en ai rien à foutre, moi », leur cria-t-il. Et devant les deux hommes médusés, il replongea aussitôt dans sa besogne avec une brusquerie rageuse.