17
C’était la première fois qu’il descendait du car sans qu’elle fût là, noire et chétive – l’anxiété même – à l’attendre ; il fut moitié soulagé, moitié inquiet, devant ce sentier solitaire qui lui donnait l’impression que sa mère était morte, tant son image restait liée à son arrivée, à ce remblai escaladé par les fougères, à ce gros châtaignier sous lequel elle avait l’habitude de s’abriter, lorsqu’il pleuvait. Il grimpa, sa veste sous le bras et une bouteille d’eau de Cologne à la main, étonné de nouveau par le rétrécissement spectaculaire que le voyage, l’absence, le changement avaient fait subir au paysage : que ces montagnes, naguère himalayennes, paraissaient étriquées à côté de celles qu’il avait aperçues au loin, en Suisse… L’échine osseuse, les flancs décharnés, médiocrement boisés, leurs horizons bornés – vieillottes, usagées, besogneuses, domestiquées par leurs traversiers, perforées de mines : une banlieue méridionale décidément sans envergure.
En arrivant en vue de la ferme, il s’arrêta un instant pour souffler. Comme tout avait changé, en quelques mois… Juste au moment où on les retrouve, on voit les choses comme si on ne les avait jamais vues ; cela ne dure pas longtemps, mais c’est suffisant pour les découvrir telles qu’elles sont, écrêtées brusquement, dépréciées par des rivalités hautaines et impitoyables. Jamais, l’ensemble et la disposition des bâtiments ne lui avaient provoqué une telle impression de délabrement, d’abandon, de tristesse : murs lézardés, volets grisâtres, gondolés par la pluie, décolorés par le soleil, et qu’on n’avait pas repeints depuis cent cinquante ans : il y en avait même un qui pendait, là-bas, à moitié arraché, sinistre… Ces toits qui s’affaissaient, perdant leurs écailles comme une bête morte… Et ce fouillis indescriptible, dans la cour que pas une fleur n’éclairait, mais par contre qu’encanaillait un tas de détritus qu’on n’avait même pas pris la peine d’enfouir ou de jeter plus loin. Un drap pendait à une fenêtre, déchiré. Partout, des ronces et des orties, sournoises, velues, mangeuses de gravats, plantes rapaces flairant la charogne, comme attirées par les ruines prochaines…
L’ensemble offrait l’aspect du terrain vague et du bidonville, malpropre, malfamé, à peine plus décent que ces repaires où nichent caraques et clochards. Et là autour, l’indifférence royale du monde : le bleu total du ciel, poignant de pureté, innocent de toute cette misère, coupable d’une vénéneuse espérance – comme si la terre fût une prison intolérable à la plupart des hommes, et qu’on ne pût y vivre que l’esprit ailleurs – la douceur de la température, la limpidité de l’air immobile, laissant transparaître le bleu de la jeune verdure – frisson de verdure naissante encore un peu pâle et fripée, gluante de sirop… Royaume dont la trace se perdait, et qui n’existait plus que sous forme de décor, vaine et conventionnelle…
Cette décrépitude du lieu, dont l’accélération était beaucoup plus imaginaire que réelle, il la ressentait comme si elle n’était que le prolongement d’une fêlure morale congénitale ; elle trouvait en lui des correspondances lointaines et désespérées, mais moins amères qu’il l’eût cru… parce que précisément désespérées.
Le chien accourut en gémissant, lui aussi pelé, chassieux, servile, pitoyable : c’était toute son enfance bâtarde qui rampait à ses pieds en agitant la queue, bête-esclave reconnaissante à son maître de n’être pas rouée de coups.
Il fut sur le point de rebrousser chemin : il n’était pas ici ce matin pour se laisser emberlificoter par les astuces de la fidélité – autant dire du renoncement ; ni pour épouser les causes de son insuffisance, ou de son pessimisme (le fait de mettre causes au pluriel trahissait un lapsus étrange : il avait pensé à la fois « connaître » et « prendre parti pour »).
Mais la complaisance noire fut la plus forte : il s’accroupit, et, gorge serrée, caressa l’animal, fou de gratitude. « Toi, au moins, tu n’as pas à être quelqu’un, à épater les culs-terreux, ni à culbuter des jeunes filles suisses…» Il traversa la cour, accompagné par les sauts et les jappements insouciants, presque pénibles, du chien. Mais comment se faisait-il que tout ce chahut n’attire pas sa mère sur le pas de la porte ? Était-elle encore couchée à onze heures du matin ?
Il entra, franchement inquiet ; malgré le temps magnifique, peut-être à cause de lui, la pièce était sombre, humide, elle sentait l’être mort, la cendre froide : le fourneau n’était même pas allumé – sinistre, comme si s’était obligatoirement éteinte avec lui la vie de cette domestique qui avait fini par s’identifier avec son vieux tyran de fonte noire. Il entendit craquer légèrement les solives ; un chat ne les aurait guère sollicitées davantage. Il monta, appelant pour ne pas la surprendre. Elle parut enfin dans la cage de l’escalier, descendit à son avance, prudemment, marche après marche, donnant moins l’impression de faiblesse que d’une grande fragilité qui eût ralenti tous ses gestes : il semblait que le moindre choc l’eût brisée comme du verre. « Ah ! C’est toi…»
Elle l’accueillait aussi placidement que s’ils s’étaient quittés la veille. Elle parlait d’une voix un peu nonchalante.
Il l’embrassa, décontenancé ; la robe, le châle qui enveloppait ses épaules paraissaient tendus directement sur les os. Elle trottina devant lui, ouvrit la porte, jeta un coup d’œil dehors.
« Il fait bien froid, ici… Tu n’allumes pas le feu ? »
Elle referma la porte ; quelque chose semblait la chiffonner.
« Tu ne vois pas qu’il est sous la table ? »
Elle cherchait le chien.
« Le feu… Oh ! Tu sais, pour moi toute seule… Je l’allume le soir. Mais puisque, tu es là…»
Elle s’affaira, brisa quelques bûchettes, froissa un vieux journal.
« Abel t’a dit que je viendrais, aujourd’hui ?
— Ah ! Oui… Il me l’a dit…»
Elle hocha la tête en ayant l’air de réfléchir là-dessus. « Et tu as reçu mes cartes ?
— Oui, oui… Elles sont jolies…» Elle souriait.
Les cartes postales étaient alignées sur le dessus de la cheminée : Genève, le jet d’eau, le lac, Thonon, Evian… Images rassurantes d’un monde en ordre, dont on sentait la sécurité lointaine – échantillon des Puissances Supérieures Occultes.
Un peu de fumée s’éleva de la grille du fourneau ; elle ouvrit la fenêtre pour faciliter le tirage. L’odeur du feu, mêlée à cette quiétude matinale et ensoleillée – on entendait à peine craqueter le bois sec ; enflammé – suspendit un instant le cours des choses et du temps. Il ressentit une intense sensation de bien-être et de légèreté – vie retrouvée à sa source fraîche, non encore contaminée par la maladie mortelle des hommes. Tandis qu’elle tisonnait son feu, il regardait par la fenêtre, étonné par cet instant de paix merveilleuse et surnaturelle qui se prolongeait en lui, n’osant penser trop fort, ni faire un faux mouvement, crainte de dissiper cet enchantement fragile.
Ces sensations intimes étaient au fond aussi dérisoires que poignantes : c’était comme si on se tenait toute sa vie à côté du vrai monde, à côté de la vie, à côté de la beauté et de la vérité, mais perdu pour lui, perdu pour elles, sans parvenir à replonger tout à fait dans l’innocence originelle – qu’on frôlait pourtant dans des instants semblables à celui-ci. Au seuil du Royaume, sur les frontières du monde interdit, témoin malheureux, jamais dedans… Il songea à son accident, à sa vie antérieure, où de tels moments de plénitude étaient monnaie courante : il y avait toujours le grain de sable qui venait flanquer tout par terre, la punition, et tout, ensuite, se corrompait à toute vitesse. Abel, lui, peut-être… Il soupira :
« Tiens, voilà pour que tu fasses la coquette…»
Il lui tendit la bouteille d’eau de Cologne. Elle la lui prit des mains et la tint serrée contre la poitrine.
« Tu ne veux pas la sentir ? »
Il l’observait, guettant le moindre signe qui lui eût brusquement rendu ce visage étranger, qui l’eût rendu étranger à lui-même. Elle avait l’air simplement préoccupée et nonchalante.
« Oh ! Si c’est toi qui l’as choisie, elle doit sentir bon…»
Leur regards se croisèrent, ou plutôt, il essaya d’accrocher dans celui de sa mère une connivence, un signe d’intelligence muet qui fussent une réponse à l’interrogation qu’il mettait dans le sien : « Tu dois bien te douter de la raison pour laquelle je suis ici ce matin ; dis quelque chose, ou fais-moi comprendre que tu comprends…» Mais dans ces yeux rapetissés par la vieillesse, comme nageant, au milieu d’un nid de rides, dans ces fausses larmes qui humectent continuellement les yeux de certains animaux, il n’y avait rien qu’une gaieté affreuse sur laquelle son propre regard n’aurait plus aucune prise. Le silence s’élargissait entre eux, dense, inquiétant, palpable comme un écran étanche de part et d’autre duquel il eût été impossible de communiquer.
« Bien ; et alors, c’est tout ce que tu me racontes. Tu es contente, au moins, de me voir ? »
Elle hocha de nouveau la tête sans répondre, son sourire enfantin, légèrement cruel dans un visage de vieille femme, se diluant peu à peu, et remplacé insensiblement par cette expression préoccupée qui devait être devenue son expression naturelle. Elle serrait toujours la bouteille contre sa poitrine ; il la lui enleva doucement des mains et la posa sur la table. Puis, machinalement, comme il eût caressé un chien, il lui caressa les cheveux. Ce geste de douceur inutile lui donnait la nausée. Enfin, il s’accroupit devant elle :
« Dis, tu sais qui je suis, au moins ? »
A l’affût d’un revirement possible, il faisait semblant de prendre la chose en riant.
« Tu es Joseph », dit-elle gravement.
Il se redressa et la dévisagea pensivement un long moment, sans qu’elle parût y prêter attention. Il aurait préféré qu’elle ne réponde rien, ou pas ainsi. Nonchalante, lointaine, préoccupée par une minuscule pensée qui lui grignotait doucement le cerveau, elle était là, assise devant lui, présente-absente, aussi morte qu’une morte, légère petite poupée animale où la vie se faisait de plus en plus discrète, dont la peau était de plus en plus fine, les os de plus en plus délicats, creux comme ceux des oiseaux – et la conscience de plus en plus superficielle.
D’un coup, il pensa qu’elle mourrait comme elle était née, comme elle avait vécu : pour rien. Ce fut comme si d’un mouvement des épaules il s’était débarrassé d’un fardeau gênant. Il la prit par les épaules, deux petites noix dans ses paumes, qui n’étaient pourtant pas bien grandes, et lentement, avec précaution :
« Pendant que tu prépares le dîner, je vais aller faire un petit tour dehors, hein ? D’accord…» Il la flatta d’une tape de la main et sortit.
Un peu plus loin que l’aire, il tomba sur deux ou trois traces de cendres au milieu des pierres noircies, là même où jadis, écrasé d’angoisse et d’ennui, il s’amusait à ce jeu idiot et funèbre. Les tours qu’elle avait essayé de construire s’étaient effondrées, l’herbe qu’elles contenaient ayant brûlé, sauf une, où le feu n’avait pas pris : c’était pitoyable de maladresse et de grossièreté d’exécution. C’était même un peu difforme, monstrueux, comme ces travaux d’enfants retardés ou de débiles mentaux. S’il était besoin d’une preuve…
De toutes ses forces, il écrasa la tour d’un coup de talon, s’acharna sur les ruines calcinées des autres en soulevant un nuage de cendres. « Un salaud. » Il s’assit au soleil, sur un muret ceinturant un ancien potager, et, la tête entre les mains, contempla l’amphithéâtre de pentes roussies par la neige, où le printemps tardif commençait à plaquer çà et là des taches vertes ; plus haut, les falaises, qui dégorgeaient par leur pertuis les sanies rougeâtres du plateau ; et plus haut encore, couronnant leur crête d’un liséré noir, présence mystérieuse contre le ciel, la forêt – la forêt de sapins. Son cœur, d’effort brusque, de rage, lui battait dans la bouche. Apparu devant lui-même, il se considérait froidement.
« Un salaud. Je ne suis qu’un salaud. »
Comme une vieille embarcation abandonnée coule entre deux eaux ou se détache du quai et part à la dérive, elle avait fini par se détacher doucement de cette prison qui serait aussi son tombeau ; ni folle, ni saine, entre deux eaux, dans ce mélange hideux de la vérité et du délire. Trente ans d’attente déçue, de souffrance, d’espérances détruites, avec, sous le nez du matin au soir, cette muraille énorme, implacable comme la mort. Quoi qu’il fasse, maintenant, c’était trop tard, personne ne pouvait plus rien.
« Et pour rien ! »
Il serrait les poings, pris d’une colère neuve, inconnue, amère et stimulante, comme les grands vents païens de printemps, sur les plateaux.
Il passa l’après-midi avec elle, ayant décidé de ne rentrer à Florac que le lendemain, ou même le surlendemain : les Barthélémy comprendraient et ne s’inquiéteraient pas.
Dès qu’il eut terminé son assiette de « bajana », elle-même ayant mâchonné sa ration debout, toute seule, avant de le servir, suivant la bonne tradition, passée dans le sang, de la ségrégation des sexes – il se lança dans une grande opération de salut.
Il commença par ouvrir en grand portes et fenêtres : qu’au moins l’air et le soleil puissent entrer et circuler dans cette maison, renouveler cette atmosphère de sépulcre qui vous pesait sur les épaules comme une chape de plomb… Il eût démonté la bâtisse pierre par pierre pour la reconstruire plus loin et qu’elle trouvât une âme nouvelle. A défaut de cette solution idéale, il se contenta d’y mettre de l’ordre, nettoya, ratissa les saletés éparpillées dans la cour, brûla les détritus amoncelés sous les fenêtres, ainsi que pas mal d’épaves inutiles qui encombraient la turne. Dans la chambre de sa mère, coincé entre le mur et l’armoire, il y avait le matelas sur lequel avait reposé le corps de son père.
Ce fut la première chose qu’il brûla ; il le fit basculer par une fenêtre qui donnait derrière la maison, puis ayant traîné cette horreur au large, il l’arrosa de pétrole et y mit le feu. Il le regarda flamber imperturbablement. Il fit main basse sur d’autres vieilleries qui vinrent alimenter l’autodafé ; il éprouvait une âpre satisfaction à voir les flammes rouges dévorer et réduire en cendres des objets si longtemps complices de la misère, de tyrannies et de résignations intolérables.
Et il n’y avait pas que les maisons qui eussent réclamé des mesures d’hygiène radicales. Sa rage de brûler semblait inextinguible : s’il avait pu mettre le feu à tous les bâtiments, il eût été quasiment comblé : d’ailleurs, il avait toujours eu un goût bizarre et assez morbide pour le feu, les incendies – ne fût-ce que les incendies en miniature. On brûle ce qu’on peut.
Sur le moment, il avait eu peur que ce nettoyage par le vide n’affole complètement la pauvre femme, elle qui avait la manie de conserver jusqu’au moindre bout de ficelle… Mais elle le laissa faire sans protester, et même fit mine de mettre la main à la pâte.
« Non, non, aujourd’hui, c’est ta journée…»
Il l’installa dehors, dans un vieux fauteuil de rotin déniché au grenier, son tricot à la main, le chien attaché à côté d'elle de façon qu’elle n’ait pas à le chercher partout : manifestement, cette bête minable était devenue pour elle une obsession tyrannique.
« Allez, on va faire un peu entrer le printemps dans la maison…»
De temps en temps, il interrompait sa besogne pour venir lui dire un mot, ou jeter un coup d’œil sur elle depuis une fenêtre. Absorbée par son tricot, elle semblait sereine, et ne bougea pas de son fauteuil de tout l’après-midi ; dans un mouvement familier aux tricoteuses, elle haussait l’ouvrage à intervalles réguliers pour donner du mou à la laine, en écartant les coudes, et elle levait en même temps les yeux par-dessus ses lunettes pour s’assurer machinalement de la présence du chien. Hors de cette marge, étroite de conscience, elle ne devait plus très bien se rendre compte de ce qui se passait autour d’elle. Et au fond, ce n’était pas plus mal ainsi.
Abel rentra à la tombée de la nuit. Il parut ne pas remarquer lui non plus les prouesses d’ordre et de propreté que Joseph avait accomplies pendant son absence ; au-dessus de la ferme, dans une excavation au milieu des rochers, les détritus achevaient de brûler et avec l’humidité du soir, la fumée commençait à blanchir.
Il mangea sa soupe à peine arrivé et s’alla coucher aussitôt ; il avait bien essayé, en entrant, de sonder d’un long regard d’herbivore le visage de son frère, pour y lire en clair l’exposé de la situation, mais celui-ci, exaspéré que ce rustaud n’ait même pas eu ; un regard pour tout ce qu’il avait fait en si peu de temps, avait conservé un visage de marbre.
Le lendemain matin, Joseph se réveilla très tôt, un peu moulu mais satisfait de lui ; l’aube bleue suintait à la fenêtre. Il entrebâilla les volets, reçut au visage la fraîcheur délicieuse de la verdure apprivoisée par des émanations fermières que son nez déshabitué captait avec une sensibilité accrue. Celle qui dominait surtout était l’odeur du foin ; on aurait dit qu’elle lui restituait la profondeur disparue et illimitée des prairies où il avait séché. Outre cette sensation subtile et la bouffée d’espoir violent qui l’accompagnait il éprouvait un sentiment diffus, bizarre, hésitant si c’était une présence dans l’air ou une absence impalpables qui rendaient celui-ci plus neuf, plus lumineux, plus léger à respirer. Et puis il se souvint qu’on était dimanche, et il se sentit tout drôle.
En observant la cour nettoyée de ses ronces et débarrassée de ses immondices, il eut la surprise agréable de constater que la somme des petits efforts pour obtenir ce résultat le lui avait masqué sur le moment, mais qu’il en recevait d’un coup l’usufruit.
Pour la seconde fois depuis hier, une onde de bien-être l’envahit, et il restait là, penché à la fenêtre, considérant cette cour, plus propre qu’il ne l’avait trouvée en arrivant, les venelles, entre les communs, désherbées par ses soins, savourant le résultat de son travail, attentif à l’étrange plénitude qui naissait en lui de ce petit monde matinal paisible et grâce à lui plus accueillant.
C’était curieux, tout de même, cet accord irremplaçable des sens et du monde qui parfois – très rarement – pour des raisons mystérieuses, des influences accidentelles, se réalisait de nouveau ; les sens émerveillés se désaltéraient à cette source miraculeuse qui ne consentait à couler, après de longues étapes de sécheresse intérieure, que pendant quelques secondes, comme des oasis rafraîchissantes de plus en plus espacées dans le temps. Ainsi que ces valétudinaires sans cesse à l’affût des signes de guérison ou d’échéance fatale, et passés maîtres dans l’art d’interpréter le fonctionnement de leur corps en menaces de mort ou en promesses de félicité, il avait fini par remarquer que le phénomène en question semblait lié à la profondeur et à la durée de son sommeil, et qu’il se manifestait en même temps par une impression de légèreté, d’absence de corps, et de relief saisissant des perspectives : le décor de théâtre retrouvait sa profondeur primitive. Pendant quelques instants, Adam respirait, depuis l’est d’Eden, une bouffée du pays natal interdit. Sans attendre que le charme se dissipe de lui-même, il interrompit sa contemplation, s’habilla, descendit, prêt à croire que la moindre opération physique ou mentale de la matinée serait placée sous le signe de la métamorphose rédemptrice. Autre signe clinique du phénomène : un optimisme légèrement délirant. Etonnée d’être délivrée de sa torpeur ordinaire, la conscience, au même titre qu’un individu dans un état d’ébriété, éliminait toutes les contrariétés, dorait toutes les pilules, se payait le luxe d’envisager les pires catastrophes avec une sérénité orientale : sa mère guérirait de sa langueur ; il s’engagerait à venir la voir plus souvent, à l’emmener avec lui en voyage, lui donnerait de l’argent, ferait restaurer à ses frais cette ruine, y passerait ses vacances, etc.
Dieu est bien dans le ciel, tout va bien sur la terre.
C’était six heures du matin ; sa mère n’était peut-être pas guérie mais elle dormait encore. Abel ne tarda pas à le rejoindre dans la cuisine. Joseph décida de passer aux actes illico, et de se montrer plein d’indulgence à l’égard de son frère. Ils déjeunèrent assis l’un en face de l’autre.
Calmement, Joseph entreprit d’exposer à son aîné ce qu’il pensait de ces anomalies, et les dispositions qu’il y avait lieu de prendre.
« A mon avis, ce n’est pas bien grave. Une mauvaise passe qui ne durera pas : c’est à cet âge que les femmes ont le plus d’ennuis. Le sang, à ce qu’il paraît… Le docteur Stéphan est absent jusqu’à la fin de la semaine ; et faire venir son remplaçant, qui ne connaît pas maman… Mais lui viendra de toute façon. »
Abel écoutait ; c’était tout ce qu’il pouvait faire. Ce qui ne l’empêchait pas d’orchestrer ce soliloque d’un contrepoint de clappements et de gargouillis qu’il produisait en enfournant de véritables pelletées de châtaignons sur le rythme d’une locomotive happant le charbon à toute vapeur.
Sentant renaître en lui une sorte de curiosité hébétée pour cette phénoménale insouciance, et craignant que ses bonnes dispositions ne rendent l’âme avant terme, Joseph à travers la table attrapa au vol le bras de son frère :
« Ecoute-moi bien : ce qu’il faut, maintenant, c’est la distraire, lui tenir compagnie, lui parler, ne plus la laisser seule trop longtemps. Je reconnais que, de mon côté, je n’aurais pas dû rester sans venir pendant tout ce temps. Mais que veux-tu, on ne fait pas toujours ce qu’on veut. Désormais, je monterai plus souvent, ça, je te le promets. Je suis sûr et certain que tout rentrera dans l’ordre ; elle redeviendra normale, tu verras…»
Il se tut un instant ; on entendit trembler le sol dans l’écurie voisine : le cheval rouspétait après les mouches.
« Et… Et… Et-la-Suisse ? » vociféra tout à coup Abel ; Joseph sursauta.
« Ça, alors, il avait donc bien saisi, l’animal, et par-dessus le marché, il s’en souvient », se dit-il sidéré.
« Ne crie pas si fort, tu vas la réveiller… Eh bien, la Suisse, d’abord ce n’est que dans quatre ou cinq mois, et je pense qu’elle sera guérie d’ici là, si tant est qu’elle soit réellement malade. Et puis, à ce moment-là, il y aura peut-être du changement, dans cette maison, hein ? »
Joseph lui adressa une œillade décelable à quatre-vingts mètres.
« P’t’et-ben…» fit Abel avec flegme.
« Incroyable. Ce matin, il comprend tout ce que je lui dis, et à demi-mot…»
« A propos, comment va la Marie ? »
Abel, qui s’était mis à rouler une cigarette, fit claquer sa langue :
« Ça va, ça va…
— Et alors, ce mariage, c’est pour quand ?
— En… En… En octobre. A… A… Après la récolte. Faut des sous pour se marier.
— Ce sera tout de même plus gai, pour toi. C’est plus une vie, tout seul, comme ça, toute la journée… »
Il se leva de table, traversa la pièce, ouvrit la porte. Que le monde était beau, ce matin. Il avait vraiment l’impression de renaître, de ne vivre plus qu’à travers la légère existence des choses, d’être sans existence propre, tout entier offert à ce qu’il regardait. Des corbeaux tournoyaient lentement au large des falaises, comme des débris à la surface d’un remous. Abel vint fumer sa cigarette sur le pas de la porte. « Ce sera une belle journée », dit Joseph. Abel hocha la tête, cracha par terre et écrasa son crachat sous le pied.
« Viens donc voir tout ce que j’ai fait, hier. » Il le prit par le bras et l’entraîna ; les deux frères firent le tour des communs. L’herbe coupée la veille et mouillée de rosée sentait déjà le foin. En contrebas des pentes de prés et de genêtières, un bourrelet d’un léger brouillard ourlait le lit du torrent ; le cirque était encore plongé dans l’ombre. Ils revinrent dans la cour.
« Je sais bien que tu n’as pas le temps de t’occuper de tout ça. Aujourd’hui, si tu veux, on pourrait nettoyer les étables et le bûcher. Ça doit être plein de vermine, là-dessous… Si tu avais vu les fagots que j’ai tirés du fond de la cheminée… Des cafards filaient de tous les côtés, des rats y avaient niché dedans… J’ai tout brûlé aux immondices…»
Ils commencèrent par les étables et travaillèrent jusqu’à midi sans relâche. Ils avaient attaché les trois chèvres dehors ; indifférentes, elles broutaient le lierre de la muraille et de temps à autre, tournant la tête dans leur direction, montraient leur impénétrable regard de pieuvre.
La mère s’était levée vers neuf heures ; elle avait doucement entrebâillé les volets de sa chambre, puis, peu de temps après, on l’avait entendue racler le foyer de son fourneau. « Bon signe », avait pensé Joseph, pour qui la santé de celle-ci dépendait étroitement du fonctionnement de celui-là.
Ils entassaient au milieu de l’aire le foin et la paille pourris, de vieux sacs de jute moisis, tout ce qui leur tombait sous la main de vétusté et d’inutile ; le tout une fois allumé dégageait une fumée jaune épaisse comme de la crème. Joseph contemplait avec avidité les lourdes volutes qui bouffaient et s’élevaient lentement dans l’air calme. Il avait presque envie de passer ici la semaine ; il y avait encore tant de choses à faire, à nettoyer, à réparer, dans cette maison. Il pensait aussi à une petite phrase qui avait retenu son attention dans le Voyage en Cévennes sur un âne, de l’impayable Stevenson : «… car lorsque le présent montre tant d’exigences, qui se soucierait du futur ? » Il lui semblait que, depuis hier, le temps ne s’écoulait plus, mais que, dompté par ces travaux rustiques, il s’étendait autour de lui sans bouger comme l’eau paisible d’un lac. « Je pourrais faire dire aux Barthélémy que je ne puis laisser toute seule ma mère malade tant que le médecin ne l’a pas vue…»
Avant de passer à table, il se lava dehors à l’eau froide, torse nu ; le soleil s’était mis à chauffer terriblement.
C’était midi, les ombres étaient maintenant immobilisées sous la lumière quasiment verticale, et, le temps de manger, déjà on devinait leur imperceptible mouvement de fuite dans l’autre sens.
La mère tricotait devant la porte, dans le vieux fauteuil de rotin, avec les mêmes gestes que la veille, mais Joseph, maintenant, avait terminé le rangement de la maison, il ne se dépensait plus à trier des vieilles nippes, à brûler des saletés, à aller et venir de la cave au grenier, à changer les meubles de place et à soulever des nuages de poussière ; il était assis dehors, sur une marche du seuil, et il regardait devant lui sans penser à rien. Abel, on ne l’entendait pas ; il devait somnoler sur sa chaise. La lumière glissait sur le toit d’en face, terne, comme huileuse.
Joseph se dressa brusquement et entra dans la cuisine.
« Je vais bientôt partir, dit-il. Il y a un car vers deux heures et demie. »
Abel rota. Des mouches véloces circulaient sur ses mains.
« Bien entendu, si quelque chose ne va pas, tu me fais prévenir. Je monterai à la fin de la semaine avec le docteur Stéphan ; de cette façon, nous saurons définitivement à quoi nous en tenir. »
Il ressortit, sa veste sous le bras, embrassa sa mère, et lui effleurant les cheveux avec le bout de ses doigts :
« Tous les samedis, toi et moi, hein, comme avant ; tu me promets d’être sage…»
Elle rit et se remit à son tricot après un coup d’œil discret dans la direction de son chien.
Abel accompagna son frère jusqu’à la hauteur du petit cimetière ; depuis la mort de Reilhan, Joseph ne s’y était pas arrêté une seule fois. Il y entra un instant. Les mauvaises herbes avaient presque entièrement enseveli la plaque de schiste sur laquelle Abel avait gravé les initiales de son père ; de gros escargots y avaient élu domicile. Les orties, plus vigoureuses que jamais, menaient tranquillement au-dessus des morts leur existence casanière d’ortie, en se nourrissant de leur décomposition sans arrière-pensée. Il ressortit et tira sur lui la modeste grille grinçante ; plissant les yeux et regardant son frère, il parut réfléchir.
« Tu ne vas jamais au temple, toi… Tu ne dis jamais les prières que papa nous a apprises. Je parie que tu n’as pas ouvert une bible depuis des années. »
Il baissa les yeux, traça, dans la poussière, un arc de cercle de la pointe de son soulier.
« Tu ne crois peut-être même pas en Dieu. »
Sur le moment, Abel eut l’air interloqué ; puis il eut un sourire un peu ironique ; ouvrant la bouche et montrant ses gencives nues — affreusement vulnérables :
« Ça, c’est… C’est… C’est… pas mes affaires, c’est… C’est les tiennes…
— Et le trou, dit Joseph avec une rage rentrée, ça ne te fait rien, d’y aller, dans le trou ?
— Le trou… Quel trou ? »
Du pouce, sans se retourner, Joseph désigna les tombes alignées derrière lui :
« Dans celui-là, mon pauvre vieux, ce trou plein de vermine, où tu boufferas la terre et où les vers te boufferont. T’y penses, des fois, à ça ? Bouffé, rongé, disparu… Plus rien, zéro, néant… Volatilisé…»
Il parlait d’une voix sourde et précipitée :
« Comme si t’avais jamais existé. Comme cette fourmi, regarde – d’un coup de talon, il écrasa la bestiole ; terminé ! Adieu les bois, les castagnades ! Adieu tout ce qui te fait plaisir. Hop ! Le trou, t’entends, le trou, comme un chien, comme un con… De la merde. T’es que de la merde, comme moi, comme tout le monde, si y a pas autre chose…»
Il donna une bourrade au géant consterné et stupide qui le fixait d’un œil ahuri, et lentement, s’éloigna de lui et se mit en route. Il se retourna une dernière fois avant de prendre la descente, forcé de crier à cause de la distance.
« T’es trop con pour comprendre, hein ? Mais réfléchis bien à ça : de la merde. Le trou – caca ! »
Il serrait les poings, envieux jusqu’à la haine que tant d’innocence fût le privilège du plus grand nombre.
« Du caca ! Du caca ! Du caca ! »
Secoué, d’un hoquet de rage, le désespoir au cœur, il disparut, enveloppé de la triple invective.
Il était trop malheureux, trop dégoûté pour rentrer directement chez le pasteur. Il alla finir la journée et consommer ce qu’il tenait pour une exécution capitale à la terrasse d’un café, à boire des canettes de bière et à loucher sur l’entrecuisse des filles assises en face de lui.
Le soir, il y avait un bal sous les platanes. Il vint rôder dans la pénombre, lia connaissance et réussit à coucher. C’était la première fois (la Suisse n’avait donné pour l’instant que des approches). Il se sentit tout drôle. Léger. Comme guéri. La petite avait des cuisses sublimes et l’air stupide ; il n’osa pas lui demander si c’était toujours comme ça la première fois. Voilà sa vocation trouvée.