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Il trouva à s’embaucher du côté de Marvéjols, chez un ami de son beau-père dont le fils venait d’être appelé sous les drapeaux et qui avait besoin de quelqu’un à tout prix pour l’aider à ramasser ses poires. Outre le gîte et le couvert, il recevait cinq cents francs par jour : ce fut le Pérou pendant trois semaines, durée de la cueillette. Les heures supplémentaires augmentèrent un peu le pécule, il rapporta exactement onze mille cinq cents francs et de quoi faire « péter l’arquebuse » ; il n’avait dépensé que pour la poudre et pour son tabac. Voilà qui clouerait le bec à la Noiraude pour un bout de temps. Si de violents orages ne piétinaient pas le blé avant la moisson, la récolte ne serait pas aussi désastreuse qu’une telle sécheresse pouvait le laisser craindre. Une fois terminés labours et semailles, viendrait le temps, marqué d’une pierre blanche dans son esprit, de l’affouage et des hautes coupes : une trentaine d’hectares de fayards, auxquels s’ajoutaient une dizaine en conifères inclus dans les communaux mettaient un peu plus d’argent dans la boîte en fer et remplissaient le bûcher pour l’hiver.

Dans son programme, un gros point noir : les mois de grande neige, qui l’expédiaient à la scierie. Mais il faut bien vivre. Quant à aller mendier sa vie aux autres… Sur le chemin du retour, il cracha dans la direction de Mazel-de-Mort. Des œufs, des légumes, des laitages… Il se débrouillerait.

« C’est toi…»

Elle vint à lui, lui tendit la joue, trois fois ; ne l’ayant pas vue depuis trois semaines, sur le moment il lui trouva une drôle de tête, comme si les traits de son visage avaient profité de son absence pour se transformer, s’exagérer, bouffir ; ce qui donnait à ses yeux une expression de gaieté animale et rusée.

Il jeta l’argent sur la table (il n’avait conservé qu’un billet de mille francs).

« Tu vois bien, fit-il, tu te faisais du souci pour rienn ! »

Elle serra les lèvres et mit en soupirant l’argent dans la boîte en fer. Il demanda des nouvelles de ce qui restait de sa mère, là-haut dans la soupente.

« Elle ne mange presque plus, dit-elle, et elle est enragée ! Chaque fois que je lui monte son assiette de bajana, elle essaie de me mordre. C’est égal, maintenant que tu es là, c’est toi qui lui monteras son manger : je ne peux plus supporter cette odeur…»

Ils dînèrent en silence d’une salade de tomates – naturellement celles-ci provenaient de Mazel-de-Mort, où elle était allée deux ou trois fois par semaine pendant son absence, histoire de passer le temps. Il essayait de la faire parler pour s’assurer qu’il avait reconquis la situation, mais le silence retombait entre eux, craquant d’insectes, sec comme de l’amadou malgré la fraîcheur et l’obscurité de la cuisine, comme prêt à s’enflammer à la moindre étincelle, tant dehors, où le cirque tout entier n’était qu’un grand remous embrasé, qu’à l’intérieur des murs où l’on entendait, dominant la friture d’huile bouillante qui crépitait derrière le rideau pour les mouches, les coups de sonde menaçants et profonds de l’horloge.

Il se servit à boire ; et dut s’y reprendre à deux fois pour soulever la cruche. Sidéré, il vit couler du sable dans son verre. Marie, très pâle, le regardait.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? » gronda-t-il entre ses dents : sans buter sur une seule syllabe. Lui, c’était l’émotion qui l’empêchait de bégayer.

Une énorme quantité de colère s’amassait dans la pièce comme une charge électrique. Ils se levèrent ensemble lentement. Une fourchette dégringola par terre et fit un bruit effrayant, comme si tout allait sauter, par contagion.

« C’est ta source, Reilhan. »

La babine convulsive, le cou gonflé, la tempe apoplectique, il ouvrait la bouche en grand pour expectorer le torrent de colère mêlée de déception qui l’étouffait, mais d’une voix blanche, méconnaissable, elle lui imposa silence :

« Tais-toi. Assieds-toi et écoute-moi. Tu feras ce que tu voudras ensuite. »

Sa voix tremblait tout de même un peu. Plus que ce ton exsangue, ce fut ce tremblement qui doucha sa colère, l’effort qu’elle devait être obligée de fournir pour garder son sang-froid et ne pas s’effondrer devant lui en larmes. Car il se rendait bien compte qu’en des moments pareils il la terrorisait. Mais alors, pourquoi cette provocation inutile ? De quoi se plaignait-elle encore ?

« Cela fait une semaine que la source ne coule plus. Du sable, voilà ce que j’ai trouvé.

— Le bassin, dit-il d’une voix morte.

— Ton bassin, le peu d’eau qui est dedans a pris goût (c’était vrai : il aurait fallu le laisser se remplir au moins une fois, et le vidanger). Ça fait une semaine que je descends à Saint-Julien tous les soirs avec la brouette et une bonbonne. J’ai dû amener mes chèvres à Mazel-de-Mort, et ton cheval aussi. »

Le silence d’insectes afflua dans la pièce. Les coups de sonde de la vieille mécanique semblaient augmenter la tension entre eux et les atteindre en plein cœur ; en essayant de déglutir, Marie laissa échapper un petit gloussement de volaille.

« Voilà, mon pauvre Reilhan, ce que j’ai à t’offrir pour ton retour. »

Assommé, la tête vide, il resta un moment assis sans rien dire. Enfin il se leva et attrapa machinalement son fusil au moment de sortir.

« Où vas-tu, par cette chaleur ? »

Il plongea sans répondre dans la fournaise. L’âcre senteur des genêts poussait au visage des bouffées d’air suffocantes. Le ciel était comme un lac de mercure bouillant ; l’horizon, déformé dans un tremblement de chaudière, se diluait dans l’air gluant : on ne distinguait même pas la ligne qui le séparait du ciel. Entre les flancs du cirque, la chaleur était telle qu’il avait l’impression de glisser dans des épaisseurs de sirops de plantes. Ses oreilles semblaient bouchées par du coton ; le crépitement des insectes affluait parfois comme un immense remous d’étincelles au-dessus d’un brasier.

Plus un insecte, autour de la source, pas le moindre signe de vie : une cuvette blanche, squelettique, abandonnée – morte.

Il envoya la main pour tâter le sable que la Noiraude avait voulu lui faire boire, mais la retira vivement, comme si une bête l’avait mordu : sec, brûlant, chauffé à blanc ! « Bordel de bordel de Dieu ! »

Soulevé d’une rage impuissante, il tira, pet flasque et vain dans l’énorme rugissement de la chaleur, le coup de fusil en l’air, vers ce ciel de colère et de négation qui lui ôtait l’eau et le pain de la bouche au fur et à mesure qu’il les lui arrachait. Mais le ciel était vide et n’avait cure de s’entrouvrir : pas même un épervier sur quoi soulager l’envie de meurtre qui ronronnait à ses oreilles. D’un coup de pied il cassa net le canon de bois de la source au ras du talus : « Salope ! Espèce de salope, va ! » Toutes les économies et la sueur de l’an dernier flambées pour rien ! Tout ce boulot de nègre pour trouver en arrivant un bassin vide et une source tarie ! Ce refus des choses à se donner… Ce refus de la terre à s’abandonner, à livrer sa richesse et son bien ! Cette mauvaise volonté enfouie dans les objets – il regardait haineusement son arme, qui ne claquait même pas assez puissamment pour ébranler la voûte céleste – enfouie dans le monde ; ces surprises, conmerdepute, qui vous guettent à chaque instant, ces pièges, ces déboires, ces mécomptes, jamais un cadeau de la providence, pas la moindre grâce du Ciel, pas même un tout petit orage pour remplir sa citerne ! Ah ! Dieu de Dieu, si seulement Tu descendais !

Hagard, ruisselant comme un taureau de combat, il chercha autour de lui sur quel objet assouvir sa fureur ; ses yeux rencontrèrent un hêtre tout rabougri qui se tenait un peu plus loin tout seul au milieu de la pente, effrayé, prêt à s’enfuir.

Il se précipita sur lui, l’arbre parut se tasser à son approche ; il empoigna le tronc et, d’une irrésistible torsion, fit craquer les racines. Le craquement souple et profond récompensa le terrible effort qu’il venait de fournir d’une onde et d’un giclement de jouissance.




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