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Seul, sur le petit causse de Ferrières, le Taciturne avançait en suivant le bord de la draille pointillé d’un vestige de mur, dans ce brouillard très épais qui va en s’illuminant et qui annonce souvent les chaudes journées de septembre ; malgré la tombée rapide du crépuscule, ce sont peut-être ici les plus belles de l’année. On dirait que la terre, accablée de soleil pendant des semaines de chaleurs brutales, profite des premières douceurs de l’arrière-saison pour dégorger tout le miel de cette chaleur accumulée en elle. L’air rouge et gras a le goût de la pulpe des fruits ; on sent y couler dedans l’odeur des treilles, comme du sirop.

Oui, il ferait certainement très chaud, aujourd’hui : bien que le brouillard masquât encore complètement le soleil, le vieux montagnard, en marchant, transpirait comme au plein de l’été.

Il avait quitté Maheux à la fine pointe du jour, équipé de son légendaire fusil à piston et de sa gibecière, où ballottait déjà un geai qu’il venait de tirer, à peu près le seul gibier que cette pétoire archaïque soit capable d’atteindre, pour rejoindre à Mazel-de-Mort toute une bande de chasseurs que réunissait chaque année l’ouverture de la chasse : Despuech, chez qui se déroulaient d’ordinaire les agapes traditionnelles, Boutonnet, de Barre-des-Cévennes, qui parlait d’une voix exténuée et semblait toujours accablé de maux irréparables, les frères Roux, de Saint-Julien, cramoisis et asphyxiés, comme tous les mangeurs de cochon, Sauveplane, de Florac, avec son trou près de la tempe, qu’il avait écopé dans la Marne, et où l’on voyait battre son pouls à fleur de peau, deux ou trois jeunes loustics, également de Florac, que la possession d’un « Robuste » à plusieurs coups enivrait, et qui éliminaient leur ivresse en étoilant les panneaux de signalisation ou de chasse gardée, enfin quelques vieux roublards qui venaient là uniquement pour se farcir la panse : ceux-là n’avaient besoin ni de fusil, ni de chien, ni d’ouverture, ni de permis pour remplir leur gibecière ; du premier janvier à la Saint-Sylvestre, ils arpentaient les bois, écumaient les torrents et fournissaient la plupart des restaurants de la région de tout ce qui pouvait se dépouiller, se plumer, se vider, se confire, se mettre au four, à la broche, en sauce ou en conserve.

Et puis, ce soir, la fête finie, Reilhan ramènerait à Maheux le cheval que lui prêtait son ami au moment des labours ou des semailles d’automne : à partir de demain, et pour quinze jours, il naviguerait avec l’animal au large des hautes pentes, fouillant la terre, les bras tirés par l’araire, trouvant parfois dans la fatigue, la sensation que c’était de ses propres muscles qu’il arrachait les mottes et ouvrait le sillon. Mais cette fatigue lui était bonne ; il ne se lassait pas de Voir s’écarter devant lui ces deux lèvres de terre rougeâtre qui, lorsqu’il avait plu peu de temps avant, étaient aussi lisses et aussi crémeuses que s’il les avait tracées dans le beurre. Il aurait continué à labourer ainsi jusqu’au fond des horizons, pour le seul plaisir d’entendre cliqueter les fers du cheval parmi les pierres et de sentir tressauter jusqu’à ses épaules ce bec luisant et propre où se concentrait toute la puissance de ses bras multipliée par celle du cheval. Il n’aurait jamais osé avouer à quiconque que le meilleur de sa récolte était là. Il ne se demandait même pas si celle-ci serait bonne ou mauvaise, meilleure ou pire que la précédente ; ce genre de souci n’avait jamais altéré le sentiment de plénitude, l’âpre soulagement qu’il éprouvait à joindre son effort à celui du cheval pour défoncer le derme stérile des éteules, à faire bouillonner cette surface rôtie, craquelée, hérissée de poils ras et durs, à trancher dans cette croûte morte sous laquelle une vie silencieuse et captive attendait l’air, la pluie et le soleil pour s’élancer de nouveau dans de frêles tiges tremblantes que le vent de printemps ondulerait, six mois plus tard, lorsqu’elles commenceraient à roussir de la pointe comme le duvet des jeunes chiens.

Tout en suivant la draille à travers le brouillard, grâce au double liséré de pierres rondes qu’elle matérialisait devant lui au fur et à mesure qu’il se déplaçait dans une sorte de halo plus clair dont il restait le centre et qu’il entraînait avec lui, à croire que sa seule présence suffisait à dissoudre cette épaisseur cotonneuse dans un rayon de quelques mètres, il réfléchissait, l’esprit tranquille et démeublé par ce trajet presque machinal qui, au milieu de cette brume sans surprise, laissait libre cours à ses pensées. Il repassait ces moments si satisfaisants de sa vie, que le cycle des saisons livrait périodiquement au ciel vaste et aux grands espaces, à cette navigation hauturière fouettée d’embruns et de vent ou aveuglée de soleil – cette vie qu’il n’avait finalement jamais consenti à trahir ni à perdre. C’était pour cela qu’il avait tenu bon, pour cela qu’il n’avait pas voulu partir, qu’il n’avait pas voulu vendre, qu’il avait écrit à ce bonhomme de la ville, sans rien dire à personne, pour casser la vente. Si un jour la mère apprenait cela, elle ne le lui pardonnerait pas. Oui, bien sûr, il y avait ce retard qu’il n’arrivait pas à combler, cette course harassante après la saison, dont il n’était jamais parvenu à épouser le rythme, les récoltes à moitié perdues, la terre emportée par les orages, et qu’on était obligé de remonter dans des paniers, les pentes raides à dévaler et a gravir du matin au soir pour engranger le foin ou garnir le bûcher, il y avait la tristesse du soleil et la solitude du cœur, le silence du monde, l’incertitude de l’avenir, il y avait la pauvreté, cette pauvreté qui habitait chez vous de la naissance à la mort comme une compagne fidèle et que vous finissiez par aimer, cette pauvreté de la terre, de la table, des vêtements, cette pauvreté des gestes et des mots, cette pauvreté que tout le monde haïssait, refusait avec rage. Eh bien quoi, la pauvreté ? Vous avez tous ce mot-là à la bouche. Comme s’il ne vaut pas mieux manger une cèbe assis devant sa porte et en étant un homme libre, que de se nourrir de langouste en prison ; car enfin, ne me dites pas que ces gens-là ne sont pas en prison. Ne me dites pas que ces gens-là sont heureux. Ils ont beau être habillés comme des milords, rouler en voiture, aller au cinéma, faire des tas de trucs extraordinaires, ils ont l’air triste, ils sont toujours malades, ou en colère après quelqu’un : ils se battent pour un oui ou pour un non, des guerres et des révolutions en veux-tu en voilà ; quand on les voit marcher dans la rue, collés les uns contre les autres, on se demande où ils vont, en tout cas ça n’a pas l’air de leur faire plaisir, d’aller là où ils vont et de faire ce qu’ils font, et c’est peut-être pour ça qu’à la fin ils se battent. Ils se battent parce qu’ils s’ennuient, et ils veulent qu’on aille se battre à leur côté : ils n’ont qu’à se battre tout seuls si ça leur chante : est-ce qu’ils s’intéressent à nous, le reste du temps ? L’été, on en voit rappliquer quelques-uns par ici, ils se promènent dans la forêt, ils laissent traîner des papiers gras, des fois ils mettent le feu, et ils disent en regardant les montagnes : Que c’est beau, ah ! que c’est beau ! Qu’est-ce que ça veut dire, c’est beau ? Ils disent n’importe quoi, comme ça, pour montrer qu’ils sont intelligents, et qu’ils ont barre sur nous. Et je te claque les portières de la voiture, et je te donne un coup de frein pour faire de la poussière, et je te prends des photographies, et l’église, et le cheval, et la fontaine, et les moutons, et la bergerie, et le berger, et je te grimpe à travers la montagne, et je te couche sous la teste. Et au bout de deux jours de pluie, je te fais les valises et je te décampe ; des foulards autour du cou, des lunettes sur la figure, et des livres sous le bras : des rigolos, quoi. Toujours le feu aux trousses, à courir à droite et à gauche, et madame a la migraine, et elle préféferait descendre au bord de la mer, eh bien, allez-y, au bord de la mer, pour manger du sable et vous faire griller comme des sardines, attraper des maladies…

Il aperçut, à demi noyé dans la brume, la silhouette d’un berger, immobile au bord de la draille, dans sa cape noire qui le faisait ressembler à un petit sapin ; le berger grandit, et devint justement un sapin. Il fallait rebrousser chemin : il n’y avait pas de sapin avant l’embranchement pour Mazel-de-Mort ; trompé par la brume, il avait dû passer celui-ci sans y prendre garde. Enfin il trouva le sentier au bout d’une centaine de mètres. Des culs-blancs s’envolaient à son approche, filant en rase-mottes pour se poser un peu plus loin sur des pierres. Mouillés par le brouillard, les buis dégageaient une odeur amère et médicamenteuse.

Demain, certainement, il commencerait par labourer la Grand-Terre, une parcelle accrochée là-haut, au bord du plateau, perdue en plein ciel et proche des nuages, soulevée par un mouvement de terrain qui vous jette avec le cheval d’un coup dans le vent du large ; c’est une terre argileuse, à la peau racornie, et à la chair poussiéreuse, toute cliquetante de ces lauzes qu’on entasse une par une et de génération en génération sur un clapier central, mais il en remonte toujours à la surface, comme si l’araire retournait un immense charnier, et qu’on marche sur des os. Le seigle y est court, clairsemé par endroits, là où la pierre forme une chaussée compacte qui affleure au ras du sol. On y trouve souvent des étoiles de mer, des oursins, des volutes de coquillages frappés dans le calcaire comme des médailles – par les mers antiques, à ce qu’il paraît. A l’autre bout du champ, vers l’intérieur du plateau, un vieux mastaba servait dans le temps d’abri aux bergers ou aux chasseurs qui ont inscrit, avec des bouts de bois brûlés, leurs noms sur les pierres jusqu’au sommet de la voûte, à travers laquelle brillent des débris de ciel. Certaines de ces inscriptions remontent au début du siècle dernier, au moment des guerres de l’Empire. Au chaud du jour, on mange un morceau de fromage à la fraîcheur de cette voûte, le dos contre les lourdes dalles froides ; dehors, c’est la grande lumière tremblante qui brouille l’horizon, bleuit les montagnes, attise les insectes ; on attend encore un peu en buvant de temps à autre une lampée de piquette, puis on serre la bouteille au frais, sous des chiffons au fond du sac, et on repart à travers la fournaise sirupeuse, et de nouveau les sillons vous enlèvent vers la cime de la croupe, dans un sillage de mouches et d’odeurs violentes que le cheval laisse derrière lui, les flancs laqués de transpiration et la bouche blanchie d’écume.

Tout à coup, dans une combe éloignée, on entendit des chiens aboyer de cette voix anxieuse et précipitée qu’ils ont pour lever le gibier ; presque aussitôt, deux coups de fusil claquèrent sans écho, absorbés par le brouillard.

Le sentier se mit insensiblement à descendre ; des hêtres en boule étendaient leurs branches basses sur le gazon feutré de la pente. La brume perdait peu à peu de sa consistance ; par endroits, il n’y en avait presque plus ; alors s’ouvrait une zone où les choses apparaissaient avec une netteté surprenante, un relief inhabituel. Puis elle s’épaississait de nouveau et engloutissait tout, laissant une petite clairière où la vue ne portait qu’à quelques pas. Enfin tout ce gris vira au jaune, s’illumina, et sur son visage ruisselant de transpiration, Reilhan perçut la tiédeur du soleil ; au bout d’un lacet du sentier, il déboucha du bois où le brouillard se retirait lentement et se trouva en pleine clarté.

Devant lui, dans la lumière matinale légèrement voilée, se déployait un vaste panorama de montagnes enchevêtrées et couvertes de forêts, avec, contre les versants les plus proches, l’éclat luisant et argenté des toits d’ardoise, semblables à des écailles de poisson. La murette de granit encore mouillée qui courait le long du sentier fumait au milieu des orties, et il n’était pas une touffe d’herbe à laquelle ne s’accrochât une petite toile d’araignée perlée de gouttelettes qu’irisaient à contre-jour les rayons obliques.

Dans les sous-bois qui retrouvaient maintenant la profondeur de leurs échos, des coups de fusil partaient, révélant cette profondeur. Les chiens, fous de désir, jappaient dans l’aigu, d’une manière déchirante.

Lorsqu’il aperçut les toits de Mazel-de-Mort en contrebas d’une grande prairie cernée de bois, Reilhan enjamba la murette et coupa à travers les genêts ; leur odeur chaude et âcre prenait à la gorge et peut-être était-ce la première fatigue du matin et le fait d’avoir marché si longtemps à jeun qui rendait cette odeur si forte et si entêtante. Il s’arrêta un instant les pieds en travers de la pente pour essuyer son front ruisselant et, posant son fusil dans l’herbe, il eut en se redressant un éblouissement ; des petits points noirs s’affolèrent devant ses yeux dans toutes les directions. Il regardait stupidement autour de lui, comme s’il était étonné d’être là.

Les genêts commençaient doucement à frire ; on voyait, à l’entrée de la ferme, sur un terre-plein gazonné, quatre ou cinq voitures arrêtées au milieu de vieilles machines agricoles plus ou moins délabrées, et dont les timons pointés vers le ciel évoquaient des canons antiaériens. Par-dessus le marché, il y avait un gros oiseau aux ailes en accent circonflexe, menaçantes, qui décrivait de grands cercles au-dessus des toits, intéressé par quelque proie minuscule ; peut-être les timons allaient-ils ouvrir le feu sur lui ? Au moment où il se baissa pour ramasser son fusil, Reilhan eut, pendant un instant, la sensation bizarre, brusquement dépaysante, d’un embrouillement des époques, d’un mélange très singulier, captivant, des affûts de chasse et des matins de guerre où les hommes patrouillaient le long des bois blanchis par le givre ou entre les terres à betteraves, boueuses et tristes, faites exprès, semblait-il, pour subir les dommages de la guerre, pour servir d’entonnoirs aux obus et de tranchées aux cadavres. Si forte était son impression, si curieux il était d’en suivre les progrès en lui, au point de se croire habillé de vêtements militaires, qu’il ramassa son fusil et parcourut les trois cents derniers mètres sans même s’en rendre compte. L’odeur du café chaud qui soufflait par la porte entrebâillée de la cuisine vint encore ajouter à tout cela une confusion supplémentaire : quand il pénétra dans la pièce basse de plafond, encore assez sombre et mal éclairée, il n’eût pas été autrement étonné que le brouhaha des conversations, le choc de ferblanterie des bidons dans les sacs, le claquement sec et précis des culasses que les jeunes gens manœuvraient martialement, eussent été ceux d’une patrouille partant pour les avant-postes dans la forêt des Ardennes, un matin de l’hiver 1940. C’était d’autant plus étrange qu’on était aujourd’hui le 10 septembre, et que cela faisait exactement dix ans, jour pour jour, que cette aventure ahurissante, dont il n’avait jamais très bien compris les tenants et les aboutissants, avait débuté pour lui, ainsi, d’ailleurs, que pour la plupart de ceux qui se trouvaient présents ici ce matin ; après avoir serré quelques mains et bu une tasse de café, il sentit son impression se dissiper, et, à sa propre surprise, en eut de la nostalgie, une vague tristesse, un peu d’ennui à l’idée qu’une journée de chasse se terminerait obligatoirement dans un lit – comme si, d’une véritable journée de guerre, on eût attendu quelque chose de beaucoup plus important ; comme si rien ne pouvait remplacer la merveilleuse impression de liberté, d’irresponsabilité, d’appréhension, bref : d’incertitude, qu’il venait de ressentir à travers ce flottement de la réalité actuelle sur la montée mystérieuse des souvenirs.

« On n’attendait que toi, dit Despuech en lui posant la main sur l’épaule ; maintenant, allons-y, la journée sera rude.

— Oui, oui, la journée sera rude », dit Reilhan en se levant, les jambes un peu lourdes ; et de nouveau, étonné d’être là, un peu étourdi par la chaleur du fourneau, l’odeur des sauces et de venaison qui épaississait l’atmosphère, le bruit des chaises qu’on tirait et le raclement des pieds, il répéta machinalement, d’une voix qui semblait ne pas lui appartenir tout à fait :

« Oui, la journée sera rude. » Au moment où il allait passer la porte, Despuech l’arrêta par le bras.

« C’est à propos du cheval, dit-il, j’ai quelque chose à te dire ; quelque chose d’important pour toi. Nous en parlerons ce soir.

— Ah ! bon, dit Reilhan, et pourquoi pas maintenant ? Si c’est quelque chose d’ennuyeux, j’aime autant le savoir tout de suite. »

Despuech gonfla les joues et pouffa de rire. « Oh ! Oui, alors, quelque chose de rudement ennuyeux…»

Il lui tapa sur l’épaule et continua à s’esclaffer. « Sacré Reilhan ! Toujours dans la lune, hein ? Et tu crois que les autres font comme toi ? Allez, zou, en avant ! Ce soir, quand on sera tranquille, on reparlera de tout ça. » Et il le poussa dehors ; pendant ce temps, Marie-la-Noiraude, sa fille, faisait un vacarme de tous les diables avec sa vaisselle ; elle paraissait furieuse. C’était une petite femme maigre, de peau sombre et l’air revêche, mais qui, à ce qu’on disait, abattait le travail d’un homme. Une fois que tout le monde fut sorti, elle claqua la porte et revint à son fourneau en haussant les épaules.



Les hommes rentrèrent vers une heure de l’après-midi, par une chaleur presque torride, sous un soleil de plomb. On était en droit d’espérer de belles journées d’automne d’un ciel si pur et si calme ; on avait entendu partout grésiller les alouettes au-dessus des labours.

Après avoir accroché leurs fusils au râtelier et empilé les pièces tuées sur le coffre à pain, les hommes allèrent se laver les mains dehors, dans une auge où arrivait une eau glacée captée au sommet de la prairie, au milieu d’un nid de joncs, et conduite jusqu’à la ferme dans des troncs de mélèzes évidés et moussus ; cette source qui coulait sans défaillance été comme hiver faisait la fierté de son propriétaire et l’envie de tous, dans une région où l’on était obligé dans la plupart des cas de compter sur le ciel pour remplir les citernes. Le trop-plein de cette eau alimentait une mare artificielle dont les bords colmatés de glaise étaient criblés de trous par les moutons ; et il y en avait encore assez pour arroser le carré de légumes d’un courtil où régnait le soleil entre des murs de pierres rondes. Des fleurs garnissaient des plates-bandes, également bordées de granits ronds, sous les fenêtres.

Pour les Reilhan, cette ferme représentait une sorte de paradis terrestre, et Despuech en était le Dieu bienveillant : il était évident que sans son aide, ils n’auraient même pas pu survivre. Chaque fois qu’il se trouvait à Mazel-de-Mort, Reilhan se sentait aussi emprunté qu’un vilain en visite chez son châtelain ; à peine s’il osait s’asseoir, malgré l’amène jovialité que lui témoignait son ami.

Les hommes entrèrent un par un, tirèrent les chaises et s’installèrent autour de la table en silence. Les chiens dormaient déjà dans les coins, assoupis par la fraîcheur des dalles. On but dans des verres à moutarde un pastis à forte saveur de grappe. De temps à autre, quelqu’un parlait d’une voix puissante, qu’on eût dit adressée à un sourd. Certains visages, penchés en avant et éclairés de biais, semblaient recouverts d’un masque d’argile rouge, au-dessus duquel apparaissait une bande de peau blafarde, d’un blanc fragile et malsain, et qui avait l’indécence des parties secrètes du corps dissimulées au regard et inviolées par le soleil.

Debout contre son fourneau, bras croisés, visage inexpressif, Marie Despuech les observait l’un après l’autre avec la froideur d’un acheteur de bestiaux, attendant le bon plaisir de la race des seigneurs pour exercer ses fonctions domestiques ; sur un signe de tête de son père, elle se dirigea vers un bahut sur lequel étaient placés deux grands plats de charcuterie ; elle les disposa au milieu de la table en écartant les verres et les bouteilles avec des gestes brusques, gardant le même visage fermé, servant tout le monde avec un zèle bourru, rongeant toujours on ne savait quel frein, nourrissant on ne savait quel ressentiment à l’égard de l’assistance. Puis elle se remit à son poste d’observation, et les hôtes, dépliant lentement leur serviette et ouvrant leur couteau de la pointe de l’ongle, commencèrent à officier devant les assiettes.

Pendant la plus grande partie du repas, ils mangèrent en silence, comme à un repas de deuil ; et d’ailleurs, dans leur façon de couper le pain en petits cubes, de mâcher chaque bouchée sans hâte, presque sans appétit semblait-il, de boire en fermant à demi les yeux, avec prudence et respect, il y avait une espèce de solennité rituelle qui donnait au repas quelque chose de religieux.

Vers la fin, cependant, le vin aidant, et les sauces lourdes, les esprits s’échauffèrent et le ton des conversations monta ; on raconta d’abord des histoires de chasse, que la rareté du gibier fit dégénérer bientôt en discussions politiques, et ce fut alors le déversement d’une mauvaise humeur générale, la condamnation en bloc du système, des syndicats, des partis, avec, pour conclusion suprême, le recours tout à fait platonique au régime de la table rase, des places nettes et du nettoyage par le vide, comme un écho lointain et mourant d’anciennes vertus révolutionnaires aujourd’hui désamorcées.

Despuech, s’adressant à Reilhan, qu’il plaçait toujours à son côté : « Tu ne fais pas comme nous ? » Il désagrégeait une tranche de pain dans son assiette et arrosait les morceaux d’une louche de sauce noire et mordorée ; à la fin d’un repas, juste avant la salade ou les « pélardons », beaucoup avaient cette habitude.

Reilhan secoua la tête ; ces gueuletons qui traînaient en longueur le fatiguaient toujours un peu et la nourriture trop riche lui calait rapidement l’estomac. A peine s’il avait touché aux civets. Le brouhaha confus des voix, la fumée, les grincements de chaises, le peu de vin qu’il avait bu, alors qu’il n’en buvait jamais, tout cela s’ajoutait à la satiété légèrement écœurée qui pesait sur sa digestion, et finissait par l’étourdir ; il avait hâte de sortir, de marcher, de respirer un bon coup d’air frais.

Tout d’un coup il se souvint du cheval, de ce que Despuech lui avait dit le matin au moment de partir ; dans le feu de l’action, il n’y avait plus songé que par intermittence, en s’obligeant à ne pas approfondir, dans la crainte de quelque complication. Maintenant, il se voyait rentrer seul ce soir à Maheux. Pas de cheval, pour une raison ou pour une autre. Demain, pas de navigation à travers les grands espaces, ni de sillon à ouvrir, aucune secousse dans les bras – comme si la terre se mettait à bouger, qu’elle fût vivante, pas de saine fatigue, meilleure que le meilleur lit où sombrer le soir. La Grand-Terre, là-haut, resterait-elle inculte, morte, son éteule livide à l’abandon ? Il ne songeait même pas aux récoltes, à la catastrophe que cela impliquerait pour lui et pour les siens s’il se trouvait sans bête pour travailler.

Là-haut… Il la voyait s’étendre et monter devant lui, cette terre en plein ciel, avec son abri misérable de pierres sèches, la longue et puissante vague qui la soulevait vers les nuages, le débouché au sommet de la croupe, qui vous livrait d’un coup au vent de l’espace, à une liberté plus grande, sur ce découvert où s’amorçait la fuite du paysage, pareil aux vastes mouvements de houle que l’océan déroule immensément au large des continents.

Rien comme cette idée ne le tirait hors de lui avec une telle force, à la fois si douce, si ferme, si ensorcelante. Tout en essayant d’écouter ce que lui disait son compagnon, il se demanda soudain, avec une intensité singulière, où en était la lumière, là-haut, en cet instant ; quel était l’angle du soleil par rapport à la pente, et à quelle distance de sa noire ouverture l’ombre du mastaba s’était avancée. D’imaginer que tout cela existait sans lui dans la solitude, alors qu’il était ici, en train de ripailler, lui mit au cœur un pincement bizarre d’anxiété, d’il ne savait quelle forme d’amour étrange, aussi trouble et aussi pénétrante qu’une attirance pour un visage humain ; en tout cas, rien ne lui paraissait plus important que ce qui se passait là-haut à l’heure qu’il était, même s’il ne se passait rien – peut-être parce qu’il ne se passait rien.

A ce moment-là, il s’aperçut que Despuech était précisément en train de lui parler du cheval. L’image du champ avec son abri rustique était si présente à son esprit qu’il dut faire un effort réel pour revenir parmi les convives et prêter attention à ce que l’autre lui disait.

« Veux-tu répéter, dit-il. Avec tout ce bruit, je n’ai rien entendu.

— Parbleu, tu n’écoutes pas quand on te parle ; on se demande toujours à quoi tu penses. Je te disais que la Marie…»

A quoi je pense ; pourquoi penser de cette façon ? Je n’ai jamais pensé ainsi de toute ma vie. J’aimerais être maintenant là-haut, avec le cheval, à labourer ; ou assis devant la capitelle, à attendre ; à attendre que la nuit tombe.

Pour la première fois de sa vie, il fut traversé par l’idée saugrenue de ne pas retourner chez lui et d’aller coucher là-haut, au milieu du grésillement des étoiles et des grillons. Une main lui secouait l’épaule.

« Et alors, c’est tout l’effet que ça te fait ? »

Despuech, très rouge, souriait niaisement et ne parvenait pas a fixer sur lui ses yeux clairs, où dérivait le regard des gens un tout petit peu ivre.

« Ah ben, ça alors, dit Reilhan, ça alors… Tu m’en dis une bien bonne…»

Sans avoir écouté, il avait l’impression de se rappeler que son ami lui donnait le cheval pour toujours ; on aurait dit qu’il avait enregistré les mots sans les comprendre. Le cheval, c’était un cadeau de Marie. Maintenant, il comprenait.

« Marie, tu entends, c’est Marie… Parce que Marie et Abel… Hein, faut tout t’expliquer, à toi ! Sacré nom de nom, ce que je suis content, disait l’autre, il y a tout de même de bons moments dans la vie ! »

Puis, sur un regard courroucé de sa fille, baissant le ton, et à l’oreille de son ami :

« Si ça ne te fait rien, on l’annoncera un autre jour ; aujourd’hui, la Marie n’est pas disposée. »

Il se lança dans des projets d’avenir. La perspective de marier sa fille et l’heureuse influence du vin s’alliaient pour lui montrer celui-ci en rose ; il parlait de restaurer une société traditionnelle, mais fondée sur la communauté des intérêts et la fraternité ; c’est l’égoïsme, la stupidité, l’isolement de chacun qui sont en partie responsables de notre situation actuelle ; le Haut-Pays s’est défait maille après maille, famille après famille, et personne n’a levé le petit doigt pour empêcher ce scandale ; il ne s’agit pas de savoir ce qui se passera dans mille ans ; il s’agit de s’occuper de ce qui se passe maintenant ; est-ce que nous sommes heureux ? Est-ce que notre travail a un sens si nous ne sommes même pas capables d’assurer l’avenir de nos enfants ? A vivre chacun pour soi, on s’abrutit à la tâche, on rumine des idées noires, les années fichent le camp à toute vitesse, un beau jour on se retrouve seul, et tout ce qu’on a fait n’a servi à rien, même pas à bien vivre : on est encore plus pauvre à la fin qu’au commencement. Au fond, les tribus patriarcales avaient du bon : il suffit de se réunir autour d’une table et de vider quelques verres ou de tremper sa soupe ensemble pour que la vieille joie soit de nouveau parmi nous ; alors que, d’habitude, c’est la mort qui est assise à notre table ; même on finit par ne plus se rendre compte que c’est pour elle qu’on travaille : vivre pour soi-même, c’est vivre pour sa mort ; mais n’allons pas chercher si loin. Il faut essayer de trouver une solution pour tenir le coup. On s’occupera de religion et de philosophie ensuite.

Les enfants mariés, pourquoi ne pas travailler les terres en commun, partager le fruit de la récolte, un genre de kolkhoze, quoi ! Le travail serait plus facile, le rendement amélioré ; on serait heureux. « C’est vrai, dit Reilhan, on serait heureux. » Il essayait de fixer son attention, mais il se sentait de plus en plus distrait, préoccupé, comme si rien de tout cela ne le concernait, et qu’il y eût quelque chose de beaucoup plus important, de beaucoup plus urgent à faire – mais quoi, il eût été incapable de le dire ; dormir, peut-être… Non, c’était plus léger, plus grisant que l’envie de dormir – il était à la fois fatigué et impatient de s’en aller. Une suite ininterrompue de pensées roulaient pêle-mêle dans sa tête, aussi étrangères et indifférentes les unes que les autres, et pourtant, ce cheval, cette terre, l’avenir de la ferme, un peu plus de sécurité pour les siens, qu’y avait-il de plus important pour lui ? Mais derrière cette agitation stérile, régnait une sorte de calme étrange, lunaire, qui l’attirait et lui donnait déjà une merveilleuse impression de repos. Oui, oui, s’en aller, marcher sous le ciel vaste, mettre un peu d’ordre dans ses idées, voilà ce qu’il fallait. Il se leva brusquement.

« Faut que j’aille annoncer la nouvelle à la mère, dit-il, et d’ailleurs, il va bientôt faire nuit. » Dans le brouhaha des conversations, il entendait bourdonner sa voix désagréablement, comme quand on a les oreilles bouchées.

Il était six heures du soir ; le soleil avait quitté la fenêtre et dans la cour déjà sombre, il n’y avait d’illuminé que le sommet du mur de la grange. « C’est la même lumière que là-haut », se dit-il, et, de nouveau, il ressentit le même trouble, semblable à une imperceptible crampe d’appréhension.

« Tu ne vas pas nous laisser maintenant, dit Despuech, il y a encore les oreillettes et le mousseux.

— Ah bon », dit Reilhan, et, docilement, il se rassit.

Du temps que son père allait chercher le mousseux, Marie servit les oreillettes ; elle s’approcha de lui ; elle avait un air à la fois ironique et furieux. Mais elle lui posa rapidement la main sur le bras.

« Un de ces jours, dit-elle, je viendrai voir la mère. Pour parler. »

Et un peu plus tard, sur le pas de la porte, au moment de partir, Reilhan :

« Je te remercie pour le cheval, lui dit-il ; c’est la mère qui va être surprise ! » Et il l’embrassa sur les joues, trois fois.

« Faut qu’on s’embrasse, nous aussi, dit Despuech, et il l’attira contre lui.

— Tout de même, dit Marie, il aurait pu vous accompagner, aujourd’hui, quel sauvage !

— Tu sais bien qu’il n’aime pas la compagnie, dit Despuech, c’est pas toi qui le changeras ; contente-toi de lui avoir mis le grappin dessus. »

Attaché à la porte de l’écurie, le cheval, énorme, tapait du pied, comme impatient, lui aussi, de marcher au milieu des herbes, dans la fraîcheur odorante du soir : l’odeur des prés humides coulait jusqu’à eux. Reilhan saisit le licou de la bête ; elle s’ébranla lourdement derrière lui.

Arrivé en haut du pré, il se retourna, stupéfait d’avoir parcouru tout ce chemin : la ferme était minuscule. Quand elle eut complètement disparu, avalée par un pli de terrain, il fut soudain délivré d’une gêne, avec, enfin, le ciel immense pour lui seul.



« Toi, maintenant, dit Marie à son père en rejoignant leurs hôtes, tâche de tenir ta langue et ne dis rien à ces ivrognes. »

Depuis des années, elle prétendait qu’elle ne voulait pas se marier ; tout le monde pensait qu’avec le caractère qu’elle avait, c’était plutôt les garçons qui n’en voulaient pas.




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