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Le lendemain, à la petite aube. Despuech fut tiré de son sommeil par un piétinement sourd qui ébranlait le sol sous ses fenêtres ; entendant renâcler, il se leva. C’était le cheval ; son licou traînait entre ses jambes ; manifestement, l’animal s’était échappé ; mais pour retrouver tout seul le chemin de son écurie, il fallait qu’il ne soit pas revenu de bien loin. « De guère plus loin que la draille, se dit-il, eh bien, tu sais ce qui te reste à faire. » Il prit son chien avec lui.
« Qu’est-ce qu’il arrive, qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? » lui dit sa fille lorsqu’il fut de retour une heure après, l’air fatigué et préoccupé ; elle avait vu le cheval dans l’écurie.
« Comment veux-tu que je le sache ? Je vais descendre à Saint-Julien ; fais-moi chauffer une tasse de café. »
Les chaises des invités étaient encore autour de la table ; malgré lui, il regardait pensivement celle que Reilhan avait occupée la veille à son côté. « Il avait une drôle de tête », se dit-il. Il but son café et se rendit à Saint-Julien où il laissa sa voiture ; le trajet à pied jusqu’à Maheux lui parut très long ; il était à peine neuf heures, mais déjà le soleil brûlait ; on se serait cru au plein de la canicule ; il ne se souvenait pas qu’il ait jamais fait si chaud en septembre. Cette grosse chaleur le fit penser à des choses désagréables. Il ne voyait pas arriver le moment où il pousserait la porte, là-haut, trouvant l’autre en train de déjeuner tranquillement ; « Toi, alors, tu peux te vanter de m’avoir fait une de ces frousses ! » Mais le cheval était là, obstacle insurmontable qui ruinait cette espérance, et il imaginait une tout autre scène : « Comment, il n’est pas avec vous ? Nous pensions qu’il était resté à coucher chez vous », etc. « Il s’est peut-être tout simplement endormi là-haut », se dit-il en regardant les bois qui s’étendaient entre Maheux et Mazel-de-Mort. Et pendant le dernier kilomètre, cette hypothèse lui sembla de nature à résister aux pires objections, même à celle du cheval ; elle lui redonna un peu de courage. En tout cas, c’était un argument qui servirait toujours à amortir le choc. En passant à la hauteur du minuscule cimetière, il ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil sur les tombes envahies par les orties ; son aspect abandonné, inoffensif à force de vétusté, le réconforta ; son impression était que rien au monde ne se produirait qui délogerait ces orties de leur domicile ; mais, par ailleurs, il se représentait très bien quelqu’un les délogeant à coups de bêche. « Je deviens couillon », dit-il à voix haute.
Devant la ferme, pas un chat ; tout était silencieux, paisible – scandaleusement paisible.
« Il est là, se dit-il, il est derrière cette porte et il boit son café. » Au moment d’entrer, il eut une brève hésitation, comme si, en rebroussant chemin, en retournant chez lui, en jouant l’insouciance et l’indifférence à l’égard du destin, celui-ci se remettrait dans ses gonds – mieux : n’en serait jamais sorti – comme si on pouvait agir sur le passé, comme si, ouvrir cette porte, c’était commettre l’irrémédiable, reprendre depuis la veille une suite de petits incidents anodins et, d’un coup de dé, faire brusquement basculer le tout dans le désastre. Puis il se jeta à l’eau.
« Salut à tous ! » cria-t-il en passant la tête dans l’entrebâillement de la porte ; bien qu’il eût essayé d’employer un ton qui ne laissât aucun doute sur l’équanimité de son état d’âme et la bienveillance de ses intentions, il eut l’impression d’avoir crié beaucoup trop fort et de s’être trahi en trois mots ; il dut fournir un effort considérable pour conserver un visage naturel : la mère était seule dans la cuisine ; elle épluchait une salade de chicorée sauvage.
Despuech s’avança de deux ou trois pas. Il avait si fortement souhaité de voir Reilhan assis à cette table que son absence remplissait la pièce d’une terrible évidence.
« Il est mort, se dit-il, inutile de raconter des histoires ; il est mort hier soir, quelque part sur le plateau, entre chez moi et ici. »
La mère posa doucement son couteau au milieu de la salade ; il la dévisagea gravement, presque sans indulgence ; elle sentit peser dans ce regard une effrayante sollicitude.
Les battues commencèrent dès la fin de la matinée. Pendant ce temps, les femmes des environs vinrent piailler toutes ensemble dans la cuisine, toutes plus optimistes les unes que les autres, et s’étourdissant des suppositions les plus abracadabrantes. Certaines affirmaient qu’on avait aperçu, ce matin même, de très bonne heure, un homme errant du côté de l’Aigoual ; peut-être le Taciturne avait-il perdu la mémoire et s’était-il égaré dans ces forêts impénétrables ; après tout, il avait toujours eu un caractère assez bizarre. D’autres croyaient plutôt qu’il avait été assailli par des voleurs ou des romanichels qui l’avaient dépouillé de ses vêtements et garrotté sous quelque buisson. Quelques-unes parlèrent de passion subite et de disparition préméditée : du temps qu’elle se lamentait, qui sait s’il ne voguait pas tranquillement vers les Amériques ? On avait vu des choses bien plus extraordinaires ; des pères de famille, irréprochables jusqu’à la cinquantaine, et un beau matin, enragés comme des boucs, jetant les bonnets par-dessus les moulins pour le premier jupon venu, oui, oui, ça tombe toujours sur les plus calmes…
Mais à mesure que les heures passaient et qu’arrivait le soir, les imaginations s’épuisaient, se tarissaient au fil de cette pure attente que chacune de ces femmes, dans son for intérieur, trouvait plus lourde et plus accablante ; alors, par une sorte de résignation instinctive et communicative, il s’établissait un silence entrecoupé de soupirs, de petits reniflements, de craquements de chaise que nulle n’osait rompre et qui pesait sur la maison comme pour y préparer l’entrée du malheur.