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Avec ces premières neiges, les visites de Joseph à sa mère commencèrent à s’espacer. Il ne se sentait pas le courage de remonter là-haut tous les samedis, ni de retrouver, après une heure de marche dans la boue, les congères ou le vent glacé, l’atmosphère de la pauvreté, son odeur réglementaire de soupe et de lessive, son rituel, ses mesquineries exaspérantes, et moins encore cette mentalité indécrottable dont ne parviennent même pas à se débarrasser ceux qui en sont sortis – comme s’ils avaient la nostalgie de leur crasse !

Pour compenser son absence, il lui écrivait assez souvent, disait, dans ses lettres, les horaires de car perturbés par-l’état des routes, invoquait, outre le froid, la boue, les congères du sentier et la raideur que l’hiver infligeait à sa jambe, la perte de temps et la fatigue, incompatibles avec la bonne marche de son travail ; cet argument irrésistible recouvrait des motifs beaucoup moins avouables, et il n’y avait pas que les inconvénients de l’hiver pour faire tourner à la corvée ces obligations familiales. L’inconfort, la boue du chemin, l’odeur et les gestes de la lésine, la chambre glaciale où il dormait, passe encore : il s’en serait accommodé par une sorte de fidélité amère et désespérée, de même qu’il s’attendrissait – de loin – sur sa mère. Mais c’était surtout cette mentalité qui commençait sérieusement à le hérisser : il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour épuiser la griserie enfantine d’étonner sa mère, d’éblouir quelqu’un dont il ne pouvait guère attendre que l’irritant respect des résultats concrets et le secret mépris des moyens pour les obtenir, d’autant que leurs fins réelles échappaient à la sphère de la pauvre femme ; il essayait, avec une jubilation morbide, de se représenter la façon dont celle-ci concevait son travail chez le pasteur. Bien que s’étant fait un malin devoir d’insister sur l’aspect immatériel de son activité, il restait persuadé qu’elle l’imaginait, dans son for intérieur, clouant des caisses, sciant du bois, et laissant aux Puissances Supérieures le soin d’exercer au-dessus de sa tête leurs excentricités en affichant à leur égard l’impassibilité narquoise du machiniste dans son coin devant les gloussements et les grimaces des comédiens.

Ce malentendu radical entre ce que désirait sa mère pour lui, ce qu’elle avait désiré pour elle-même toute sa vie et croyait qu’il désirait lui-même, et ce qui était en fait : une découverte inquiète du monde, un trouble croissant devant ses incertitudes et ses contradictions, lui avait rendu très rapidement insupportable de se trouver trop longtemps en sa présence — surtout là-haut, sur place, dans son antre, où elle exhibait avec l’inconscience indécente des gens qui vous ont élevé, des façons d’être et de penser dont un milieu ou un décor différent du sien lui eût peut-être révélé l’ineptie, ou qu’elle eût l’instinct et la prudence de dissimuler. Maintenant qu’il vivait dans un milieu bourgeois cossu qui ignorait ces contingences, qui comprenait mal leurs méfaits, et même, il s’en était rendu compte, qui les considérait malgré la religion, ou peut-être à cause d’elle, avec un certain dédain, celles-ci lui apparaissaient avec d’autant plus de violence chaque fois qu’il débarquait chez lui et qu’il passait brutalement du monde des réalités abstraites à celui des tyrannies les plus sordides. Il n’était pas encore entre assez loin, ni depuis assez longtemps dans l’aisance, la liberté d’esprit et la désinvolture qu’elle confère, pour y déceler une plus subtile et plus odieuse vulgarité.

Pour le moment, il avait surtout peur de garder sur lui toute sa vie les marques indélébiles et rédhibitoires de ses origines misérables ; d’être un petit pauvre arrivé par charité et à la force du poignet, mais qui sentira toujours le pauvre, à qui échapperont un jour ou l’autre des réflexes de pauvre, encore plus horribles fortune faite : anciens paysans qui avaient réussi dans le commerce – ou qui avaient su tourner la guerre à leur profit – et dont on sentait bien qu’il faudrait deux ou trois générations pour que disparaisse l’envie de retourner, au moment du fromage, leur assiette en porcelaine de Limoges pour le manger : ainsi faisaient les siens, et tremblait-il de le faire.

Sa mère elle-même, craignant que l’état désastreux du chemin n’empire celui de sa jambe, avait encouragé sa démission en lui conseillant, la mort dans l’âme, d’attendre que l’hiver passe, que la neige fonde et que sa situation se consolide pour remonter lui tenir compagnie tous les samedis. Naturellement, le lascar ne se l’était pas fait dire deux fois : elle ne le vit plus arriver qu’un samedi sur deux, puis sur trois, et bientôt sur quatre, et d’autant plus empressé à lui concéder sans résistance la nuit et une partie de la matinée du dimanche, qu’il fallait bien rattraper un peu les défections précédentes, sinon racheter d’avance celles, innombrables, qu’il lui réservait pour l’avenir. La fin de l’hiver arriva, les jours meilleurs revinrent : lui pas. Maintenant, le pli était pris.

Quant à son frère, il ne le voyait pratiquement jamais. Que ce soit chez lui ou à Florac, il faisait tout son possible pour l’éviter. C’était un véritable supplice de le voir vivre, de passer plus de dix minutes avec lui ; un supplice qu’on puisse les apercevoir ensemble dans la rue. Ces cadeaux que vous fait la nature ! Ces endroits où elle vous fait surgir ! Y avait-il jamais eu quelque chose de commun entre eux ? L’enfance était loin, elle et ses alliances éphémères, son illusoire solidarité ; les prises de conscience qui tôt ou tard lui succèdent se transforment très vite en règlements de compte. Depuis son accident, et même depuis bien avant, il avait passé tant d’eau sous le pont qu’ils étaient devenus l’un pour l’autre des étrangers ; encore eût-il fallu, pour que cette expression ne soit pas une comparaison humiliante, que ce rustre insondable ne fût pas étranger à lui-même, comme l’est un animal. Savoir. Qu’est-ce qui pouvait bien se passer dans sa tête ? S’y passait-il seulement quelque chose ? Un sanglier a-t-il les moyens de se trouver une fois dans sa vie en présence de lui-même ? « Il n’existe pas », se disait-il, atterré – mais ce qui l’atterrait ne concernait pas la personne de son frère… C’était quelque chose de plus général et de plus trouble. Une inquiétude récente. Lorsqu’il s’approchait de lui pour l’embrasser, et que l’autre lui soufflait à la figure son haleine de fossoyeur, empestant le fauve, la nicotine froide, le gros rouge et le goudron aigre – toujours le goudron du hêtre, qui sent la vache – il ressentait moins du dégoût que de la rage. Rage sourde, impuissante, dont il continuait à s’enivrer au cours du repas ou de la veillée qui les avaient accidentellement réunis, et qu’il soulageait comme il pouvait, en s’y enfonçant davantage, en observant sa victime, sa façon de rouler une cigarette, la bouche grande ouverte par la minutie de l’opération, la langue tremblant entre le nu luisant des gencives, d’un rose humide et vulnérable de chèvre enfourchée… cette casquette sempiternellement vissée sur ses oreilles congestionnées, violettes, fripées comme une membrane de chauve-souris ; ses pattes de maçon, craquelées par le ciment, dures comme lui, si compactes qu’on n’y sentait battre aucune vie, circuler aucune chaleur, qu’on avait l’impression d’empoigner la main rongée d’une statue ; et il écoutait avec une sorte d’horreur voluptueuse sa respiration asthmatique, compliquée d’une multitude de petits sifflements auxiliaires que laissent échapper les bronches goudronnées. De temps à autre, l’animal éructait dans le feu de respectables giclées noirâtres qui ravivaient la rage de son frère, et même l’éclairaient un peu : c’était, en partie, la rage que rien ne puisse entamer cette innocence cosmique, minérale. Tout cet hiver, le sachant à la scierie, Joseph s’était arrangé pour ne jamais sortir à une heure où il risquait de se rencontrer nez à nez avec lui ; il n’avait qu’une peur, c’était d’entendre, au hasard d’une course, tonner dans son dos la voix du colosse : « Holà, Joseph ! Kek-tu-fous-là ? » Et lui, Joseph, parlant haut à son tour, et dans le genre petit nègre, comme aux séniles, aux enfants ou aux arriérés mentaux. Cinq minutes de cauchemar, pendant lesquelles il lui fallait soutenir une conversation lamentable, exténuante, prendre une contenance dans laquelle il jetait toutes ses forces pour concentrer son attention et se conformer à l’image que l’autre devait avoir de lui – sans trop savoir du reste ce qu’elle était – et crainte de se sentir jugé, ou ridicule aux yeux d’un bûcheron qui n’avait pas trois cents mots de vocabulaire ! Plusieurs fois déjà il avait été contraint en public de se livrer à cet exercice épuisant. Ces brèves rencontres, qui lui réclamaient une tension considérable, mettaient ses nerfs à rude épreuve, et lui sur le flanc pour plusieurs heures ; il sortait de là ruiné, au propre et au figuré, comme si la position acrobatique qu’il avait dû infliger à son esprit avait entraîné une grande dépense d’énergie musculaire. Il regagnait son poste humilié et déprimé, avec des gestes désordonnés et des éclats dans la voix qui n’étaient pas habituellement les siens, séquelles des acrobaties, et nouvelles violences pour retrouver sans transition son apparence civilisée, guère encore plus naturelle que l’autre.

Allongé sur son lit, où il reprenait des forces, il essayait d’imaginer ce que serait le comportement de son maître et modèle en pareil cas ; mais à son désespoir, il concluait que son raisonnement n’était pas bon, car M. Barthélémy, ni aucune autre personne un peu élevée ne risquaient de se voir affligés d’un frère de cette sorte. Il sombrait pour le reste de la journée dans un abîme de désespoir. Il s’étudiait dans une glace, observait la cicatrice de sa lèvre, reniflait l’odeur de sa peau, glorieuse comme chez tous les rouquins, se haïssait. Se mettait à son travail, écrivait, recopiait, et haïssait son écriture. Lisait.

N’arrivait pas à comprendre ce qu’il lisait, et se haïssait à travers le livre. Allait s’enfermer dans le temple, et astiquait rageusement les bancs, pour se punir et se délivrer de sa haine ; cette tâche servile était la seule dont il soit digne. Une bonne nuit de sommeil était nécessaire pour récupérer un peu d’espérance en l’avenir. Il fallut également quatre saisons de plus (et les défections qui les agrémentèrent) entre lui et les siens pour cicatriser ces vilaines blessures.



Vers Pâques de l’année suivante, Joseph ayant accompli de grands progrès dans le vocabulaire et dans la sveltesse, M. Barthélémy, qui avait une idée derrière la tête, lui fit la surprise de l’emmener avec lui passer une quinzaine de jours en Suisse, où il possédait quelques parents d’une branche émigrée, enrichie par le négoce du chocolat et des livres pieux, dans une alternative décente.

Après deux changements de train, ils prirent une micheline d’une vélocité diabolique, qui reliait en quelques heures l’Espagne à la Suisse. En passant la frontière, Joseph, qui voyageait pour la première fois de sa vie, eut l’initiative de constater que les arbres, les nuages, les routes, les maisons qui défilaient le long de la voie avaient quelque chose de suisse ; des vaches suisses broutaient l’herbe suisse en regardant passer leur train. Pas même le soleil, ici, qui ne fût d’essence suisse : son front rouge émergeait des sommets de sucre cristallisé et de crème fraîche avec une espèce de débonnaireté exemplaire, comme si les Puissances Supérieures Suisses l’avaient annexé. On eût dit, également, que M. Barthélémy se métamorphosait, resplendissait d’un nouvel éclat : l’éclat suisse. En descendant du train, en prenant un taxi, en pénétrant dans le hall, presque aussi vaste que celui de la gare, de l’hôtel, Joseph, stupéfait, s’aperçut que M. Barthélémy n’était pas français, mais suisse : il semblait qu’entre le luxe affairé de cette ville, la propreté surnaturelle de ses rues, et la personne de son maître, existât une affinité mystérieuse. Son admiration pour lui s’augmenta d’une respectueuse perplexité : Joseph se demanda si Dieu, Lui aussi, n’était pas suisse.

Le matin, après de somptueux petits déjeuners, congrès, travaux, le pasteur prenait des notes que lui recopiait et lui classait ensuite son factotum. L’après-midi était consacré aux courses, visites, mondanités. Les lunettes de M. Barthélémy jetaient mille feux ; lui-même rayonnait. Pendant ce temps, Joseph rapetissait à vue d’œil ; ces activités, ces rencontres, cette effervescence lui donnaient l’impression de ne guère peser plus lourd qu’un fétu de paille ; ce n’était pas devant les Alpes qu’il se sentait petit, mais au milieu de tous ces magasins, hôtels, banques, voitures, dont le fonctionnement harmonieux dépassait son entendement. Toutes ces richesses l’humiliaient, surtout parce qu’il n’arrivait pas à réaliser clairement le nombre incalculable de prodiges qu’il avait fallu multiplier au cours des siècles pour obtenir de tels résultats.

Un après-midi, ils entrèrent dans une sorte de drugstore qui, avec ses photos de villages arabes et de palmiers dans les vitrines, tenait en même temps de l’agence de voyage, et où le silence semblait lui-même conçu et réalisé par la technique à laquelle on devait ce laboratoire de luxe.

Parmi les clients (ils paraissaient d’une gravité singulière), circulaient de jeunes personnes aussi élaborées que le décor, et dont l’uniforme bleu pâle ainsi que le calot impertinent rappelaient ceux des hôtesses de l’air – ou d’une armée du salut dessalée par Coco Chanel ; il s’agissait en réalité d’hôtesses du ciel, et cette agence était en quelque sorte celle du Grand Voyage : la librairie religieuse où le pasteur venait d’entraîner imprudemment Joseph appartenait à un de ses cousins dont les élans mystiques avaient sublimé dans l’ouvrage sacré et la collection édifiante les super-bénéfices réalisés dans le chocolat, telle une rose au milieu des immondices.

C’était un homme d’une longueur étonnante, solen-elle, avec une mine à l’avenant, les ongles larges et plats des constitutions insatiables, et de vastes surfaces de chair à nourrir, lisses et inexpressives comme la vertu dont elles procédaient ; cette immobilité épidermique donnait une grande impression de solennité : quel que fût son propos, il avait l’air d’annoncer la Mauvaise Nouvelle.

« Mon cousin et moi avons à parler, dit au bout d’un moment M. Barthélémy à Joseph, regarde donc si tu trouves ces livres. »

Il lui remit une liste d’ouvrages introuvables, ou épuisés, et les deux hommes s’enfermèrent dans un bureau de promoteur américain pour y conspirer tranquillement.

Joseph demeura tout seul parmi ces jeunes Suissesses laiteuses dont il n’était pas concevable qu’elles eussent un système digestif, à l’instar des françaises ; leurs mollets ronds, d’une rondeur enthousiasmante, succulents et charnus dans leur gaine de soie, leurs nuques frisottées, leurs lèvres toniques mirent ses avantages en révolution. Il ne savait plus ou donner des yeux, tant toutes étaient belles, et tant elles l’étaient des pieds à la tête. Ses doigts tremblaient de la pointe, comme ceux des buveurs de vin blanc ; il tirait tout le temps son mouchoir et faisait semblant de se moucher, moitié par honte de son bec-de-lièvre, moitié pour dissimuler ce tremblement. La blondinette pulpeuse préposée à son service lui tendait de temps à autre livre, d’un air caressant, comme s’il y avait dans ce livre un billet de rendez-vous ou la clef de sa chambre. Joseph se sentait transpercé ; il avait impression que si sa chair sevrée entrait en contact avec celle de la jeune Helvétique qui s’agitait sous son nez dans un froissement électrique de soies cachées, il prendrait feu d’un coup, ou exploserait. Lorsque la récolte de livres (répliques approximatives de ceux indiqués sur la liste, mais qu’il vénérait déjà à cause de leur provenance) fut terminée, elle lui prit la pile des mains. Il sentit ses doigts sur les siens. Cela fit comme une décharge de haute tension, et s’il ne prit pas feu, ce n’est pas faute d’avoir le cœur et les reins en ignition.

« Si vous voulez bien me suivre, monsieur…»

Jusqu’au sommet du Mont-Blanc ! Et en la portant sur le dos par-dessus le marché !

Il avançait sur ses talons, dans le paradis de sa démarche, en humant le plus léger indice du fumet de sa personne, comme un chien de chasse magnétisé par le fumet du lièvre. Il imaginait la vie privée de la jeune fille ; influencé par les moquettes et l’éclairage intime de son lieu de travail, la voyait vivre dans le luxe, ignorer les obscurs, éconduire une armée de tigres, accorder ses pâmoisons à un jeune monstre cynique, revenu de tout, blasé de naissance.

La cueillette des livres achevée, elle l’ignora incontinent, et reporta sur un nouveau client son attention exquise. La vie se retira de lui comme l’eau dans le sable : loin de cette source, tout devenait aride. Il songea sérieusement à regagner sa ferme natale pour y mourir loin des cruautés de la civilisation.

« Comment trouves-tu cette librairie ? » demanda le pasteur au moment où ils quittaient ce lieu de délices et de souffrances.

Joseph, d’une voix appauvrie, fit entendre un son inarticulé, comme s’il était pris d’une faiblesse générale.

« Je savais que ça te plairait », dit le pasteur, en interprétant le gémissement de Joseph dans le sens qui l’arrangeait. Et d’un air dégagé :

« Si tout marche bien d’ici là, tu viendras peut-être faire un stage de quelques semaines en octobre. »

Le bruit que le pasteur obtint en réponse ressemblait à l’autre comme un frère, mais une oreille plus attentive eût décelé qu’il était exactement l’envers du premier, comme si le sang accouru de nouveau dans les veines de l’élu à cette perspective ravissante avait inversé ce commentaire éloquent.

Ce fut une nuit terrible (ils rentraient en France le lendemain). Chaque fois qu’il évoquait les mollets ronds, les hanches, la poitrine, et toute cette pulpe chaude qui gonflait et respirait là-dessous, ces images déclenchaient en lui des décharges d’un poison délicieux : son sang, ses nerfs répandaient dans son corps le désir et son exquise souffrance. Il n’était pas capable, à son niveau d’évolution sexuelle (de tristes épanchements solitaires), d’imaginer quoi que ce soit de précis à propos de la jeune fille : il avait simplement envie de la manger.

Chaque fois qu’il pensait : je vais venir passer quelque temps au milieu de ces filles, il ressentait, dans son lit, exactement ce qu’il eût ressenti si on l’avait poussé d’un coup dans le vide : violent spasme d’angoisse, ventre fauché par la chute, contraction interne, à mi-chemin entre une torsion d’entrailles comme celle du trac, et ce picotement intime, équivoque – malsain –, qui annonce les vagues de boue de la jouissance.

Puis il sentait comme un courant d’air glacial souffler sur ses méninges surexcitées, éteindre son enthousiasme : c’était le « si tout marche bien d’ici là » du pasteur qui douchait sévèrement son espérance et son ardeur. On était en avril. Il comptait sur ses doigts. Encore six mois avant d’entrer au Paradis. Six mois pour prendre une Mâle Autorité, gagner complètement les bonnes grâces de M. Barthélémy ; il faudrait mettre les bouchées doubles ; ne pas s’embarrasser de choses inutiles ; se débarrasser de certaines contraintes qui n’étaient plus du tout compatibles avec ces nouvelles relations, ni avec le brusque virage que venait d’amorcer sa vie. Son frère. Sa mère. Surtout son frère. L’imaginer débarquant avec ses gros godillots et sa dégaine de troupier dans cette Jérusalem terrestre, dans cette bonbonnière – pleine de quels bonbons ! – « Kek-tu-fous-là, Joseph ? » Il en avait des sueurs froides. Qu’allait-il leur dire, là-bas, en arrivant ? Rien, pour le moment ; il valait mieux se taire, garder le secret : le triomphe éclaterait par la suite, avec la violence d’un scandale. Certes, il serait démangé par l’envie d’en parler – de parler de n’importe quoi qui, de près ou de loin, ait quelque rapport avec ELLE :

Guillaume Tell, Jean-Jacques Rousseau, le lait Nestlé ; autant d’écrans de protection et de bouffées d’oxygène, dans ce milieu familial si haïssable, si dégradant quand on est amoureux et qu’on a besoin autour de soi de pelouses et de roses. Premier acte de volonté : savoir se priver de ces enfantillages. C’est en lui, pendant ces six mois, qu’il puiserait force, courage, volonté, en lui qu’il respirerait Son Odeur – Leur Odeur, l’odeur de cette ville, et celle de la Suisse, car tout cela allait ensemble – avec cette jouissance encore plus subtile de celui qui a trouvé un trésor et qui le garde pour lui tout seul : preuve de caractère, gage de réussite.

Il tournait, retournait et ruait dans son lit, d’impatience, et comme si cela eût pu faire avancer les choses. Parfois, il tendait l’oreille, croyant entendre marcher dans le couloir de l’hôtel : il n’y avait aucune raison pour qu’une vendeuse de la librairie, blonde (la sienne), brune, rousse, qu’importe, instruite de son adresse et qu’il allait quitter la Suisse dès demain matin, ne vienne, comme ça, au milieu de la nuit, sous un prétexte quelconque… O Dieu des Armées ! Il fallait que ça marche ! Ça marcherait… Il se calmait. Ces filles, tout de même… Elles étaient d’une autre race, elles respiraient la santé, la jeunesse. Les gens d’ici ne devaient pas vieillir : ils étaient immortels, comme en Amérique. On ne pouvait pas imaginer non plus que ces merveilles habillées en fille fassent pipi… C’est la pauvreté qui sent mauvais, qui va au cabinet, qui est vieille. Oh ! se laver, se blottir dans ce corps divin, l’avaler, ou en être avalé… Et la machine repartait de plus belle.




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