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Maintenant, les trois hommes (que nous avions laissés à mi-pente) ont atteint le creux de la combe où le torrent rumine son eau noire en dégageant de la buée : là-haut, sur les crêtes, il faisait frisquet tout à l’heure, mais vers la fin de la descente, l’air émaillé d’un froid vif s’est soudain chargé d’une humidité glaciale, lourde comme du plomb ; elle fait fumer l’haleine et paralyse le visage : dans ces parages, même en été, une véritable mare de froid liquide stagne dès la tombée du jour.

Enfin, voici les premiers hêtres : le torrent n’est pas loin. A travers le sous-bois légèrement phosphorescent, règne une pénombre d’église ; c’est l’heure indécise où le ciel est tout noir et où la terre seule donne un peu de clarté. Le sol souple, ouaté de frais, assourdit la marche et crisse à peine sous les pieds. Zigzaguant au milieu des arbres, le sentier effacé par la neige devient illisible et se ramifie en autant de layons trompeurs : on ne peut se fier qu’à la pente, d’ailleurs de plus en plus raide, et très glissante ; avec ce barda à trimbaler qui s’empêtre à chaque instant dans le fourré, on perd facilement l’équilibre (il y a bien un trajet moins scabreux : celui qu’ils empruntent habituellement pour acheminer jusqu’à la ferme les chargements de blé ou de bois, mais c’est un sentier en pente douce, qui n’en finit pas de déployer ses lacets d’un bout à l’autre du versant, et ce soir, vivement la soupe !).

Ces brusques glissades qui fauchent les reins font jurer comme un païen le premier de la file : Abel, qu’on appelle surtout Reilhan l’aîné, auquel le triple privilège de la taille (il est immense, et dépasse son père d’une bonne tête), de l’âge (vingt-six ans), et du caractère (c’est un ours) confère des libertés, et en particulier des libertés de langage assez impressionnantes par rapport à l’éducation qu’il a reçue ; en effet, Reilhan est un vieil huguenot très à cheval sur les principes, notamment sur le chapitre des questions religieuses : dans ces familles où la bible fait loi depuis quelques siècles, où l’on est d’autant plus attaché aux traditions qu’on en connaît le prix et qu’elles ont été la seule garantie morale, l’unique sentiment de sécurité au milieu d’innombrables tribulations, on ne plaisante pas avec le ciel, et encore moins avec un usage immodéré des invectives qui s’en inspirent d’un peu trop près. Naguère, pour le plus petit mot de travers, c’était pour une bonne semaine la corvée d’eau – qu’il faut aller chercher au diable vert pour économiser celle de la citerne. Mais depuis que son fils a pris du poil de la bête, exactement : depuis le chantier de jeunesse d’où il est revenu en jonglant avec les troncs d’arbres comme avec des allumettes (on en reparlera plus loin), le vieux se contente de hocher la tête et de se racler la gorge un peu plus qu’il est nécessaire, juste pour montrer qu’il est encore là, et qu’il désapprouve.

Quand ils arrivent au-dessus du torrent, il fait presque nuit ; mais ce faux crépuscule émanant de la terre résiste à l’obscurité beaucoup plus longtemps qu’on ne le croit. Le ravin, très abrupt et très encaissé, ne voit pour ainsi dire jamais le soleil ; c’est le repaire de toutes ces plantes qui prolifèrent dans les endroits humides et sombres, et qu’affectionnent surtout les fougères ; leurs palmes roussies par le gel commencent à ployer sérieusement sous un épais capuchon de neige : il a dû en tomber dix bons centimètres en une demi-heure. Joseph Reilhan est en train de penser qu’à ce régime-là, on sera tranquille et au chaud pour pas mal de temps.

Ils descendent à travers cet amalgame en froissant le taillis, lui aussi très fourni, et en cassant beaucoup de bois mort ; cette gymnastique est agrémentée comme il se doit de quelques locutions de fort calibre qui mettent un peu d’animation dans ce cimetière végétal. Réveillé en sursaut, un gros oiseau branché pour la nuit s’enfuit à tire-d’aile, sans faire le moindre bruit cependant : on se demande comment il fait pour ne pas s’assommer en filant si vite au milieu de cet inextricable fouillis ; il réapparaît un peu plus loin, remontant le lit du torrent vers de nouveaux pénates.

On sent un froid de glace rayonner de la fosse encombrée de roches où gargouille une eau noire et luisante. Elle fume comme de l’eau bouillante, happe les flocons avec une sorte de paisible voracité. Enfin les trois parpaillots débouchent devant la passerelle ; ils sont si contents de ne pas avoir dévié de leur route au cours de la descente qu’ils en profitent, s’étant délestés de leur faix, pour uriner dans la neige vierge ; elle glousse entre leurs pieds avec une sonorité de plus en plus grave.

Il y a encore suffisamment de clarté pour qu’on distingue le grossier assemblage de troncs, ou plutôt la housse livide et immaculée dont la neige l’a garni, et dont elle a garni tout ce qui n’est pas l’eau ; ces troncs sont juchés de part et d’autre sur deux énormes rochers qui les soutiennent en arrondissant une échine de pachyderme : on dirait deux monstres agenouillés au fond d’une crypte avec un catafalque géant posé sur le dos. Ce soir, l’ensemble a vraiment quelque chose de sinistre et de menaçant.

C’est à partir d’ici que tout se complique. Dire qu’il aurait suffi d’emprunter le chemin habituel, celui qui franchit le ravin sur un pont de granit sans histoires… Mais n’anticipons pas.



A Maheux, les cartes semblaient distribuées une fois pour toutes : un jeu qui ne permettait pas beaucoup de combinaisons et ne promettait pas beaucoup de surprises. De ce côté-là, il n’y avait pas grand-chose à en espérer, et on ne voyait pas très bien quel atout maître pouvait, tomber du ciel et relancer une partie jouée d’avance, mais bonne à jouer tout de même. Ni grandes joies, ni grands malheurs : des emmerdements à n’en plus finir, ça oui, mais tant que les châtaignes ont assez de goût dans l’assiette, on a sa place dans le monde. Après tout, on était bien tranquille comme on était ; ça ne menait pas loin, ça ne menait même nulle part ; d’un point de vue qui n’est pas forcément le bon, ça avait plutôt tendance à tourner en rond. Mais tant qu’un chat est un chat et que deux et deux continuent gentiment de faire quatre, les choses en fin de compte ne vont pas si mal que ça. On peut bouffer de la vache enragée, et Dieu sait si on en bouffe, et si on en a bouffé, il faut être un bel idiot pour s’imaginer que l’appétit qu’on a dépend de la qualité de la nourriture : ce serait plutôt le contraire. En prenant les choses au pied de la lettre, Joseph Reilhan a bouffé sa part de vache enragée : du corbeau, pour tout dire.

C’était avant la guerre de 40 ; mais, dans ces foyers besogneux, une tartine de pain frottée d’ail et éclairée d’une giclée d’huile de noix maison, était d’ores et déjà une nourriture aussi mirobolante qu’en période de restrictions ; lorsque celles-ci viendront vider tous les placards au bénéfice de quelques caves, le pays est si pauvre qu’on ne sentira guère de différence. Le régime des châtaignes bouillies sortira vainqueur de la disette générale, en sorte qu’à ce moment-là, on aura l’illusion de compter au nombre des privilégiés ; il sera difficile d’être plus mal loti que ce qu’on l’était tandis que s’empiffraient les trois quarts des Français.

Les deux jeunes détrousseurs de nids jouissaient de cette bonne santé rustique, rougeaude et prématurée, prompte à laquer les pommettes, à enflammer le teint et à crever dans le coup de sang dès la cinquantaine, malgré la frugalité de l’ordinaire : ils ne connaissaient pas le goût du bifteck, et qu’à peine le fumet sauvage du ragoût qu’on tient au bout de son fusil. Ce manque de protéines nobles ouvrait à leur jeunesse les horizons illimités des appétits insatisfaits : les deux lascars s’entendaient à manier la fronde de main de maître ; ils la faisaient souvent ronfler autour de la fosse à ordures où venaient s’abattre et déambuler les charognards, plus dodus que des pigeons. Quand ils en avaient assommé un, ils allaient le plumer et le faire rôtir là-haut en cachette, au milieu des schistes et des genêts, dans le grand soleil et le vent de ces matinées d’avril, limpides et fraîches comme l’eau des sources ; une joue glacée, une joue brûlante dans le partage de la lumière, ils étaient ivres. L’odeur âcre du Saro-thamnus purgans, ce genêt chétif qui se cramponne encore à une altitude où presque plus rien ne pousse, plongeait les deux Robinsons Crusoés dans la délicieuse inquiétude du sang ; ils tombaient dans l’herbe rêche, mous et abandonnés à leur chair comme une fille, et la tête renversée, ils suivaient la dérive des nuages ; astiqué par le vent, le ciel étincelait ; au revers des talus, l’herbe luisante ondulait, parlant aussi de longs voyages. Mais le chaud de l’été et le froid de l’hiver suffisaient, par leur différence, à déployer l’espace magique nécessaire aux véritables aventures. Temps fabuleux qui n’était pas le temps ! Temps des saisons mariées aux paysages, épousant leurs contours, ajoutant leur propre géographie à la géographie somnolente des sites, de même que les nuages dressent des montagnes inconnues, fascinantes au-dessus des montagnes terrestres. Quand le cœur se détruira, les distances seront abolies, et il n’y aurait pas assez de tous les océans pour lui inspirer de nouveaux désirs. Pourvu que l’été continue d’être chaud et l’hiver d’être froid, on accepterait de devenir encore plus bête que ce qu’on l’a été : bête comme Adam. Qu’est-il allé toucher à la hache, celui-là ! Et pourquoi hériter cette sale maladie de fourrer son nez partout, de tripoter l’existence comme un jouet, pour voir comment ça fonctionne ? La belle affaire. Est-ce qu’il ne valait pas mieux se rôtir au soleil et prendre les choses telles qu’elles se présentaient ? Mais non, c’était trop simple ; les fils d’Adam ont préféré l’ombre à la proie, et pour le seul plaisir de se gonfler les biceps devant une glace. Le soleil d’octobre ravivait les couleurs des géraniums qui s’alignaient sur les murettes autour de la terrasse ; on restait assis sans bouger, rien que pour le plaisir de les regarder.

Les soirs de juin qu’embaumait la venelle fleurie, feuillages et plantes étaient immobiles sous la tonnelle : il n’y avait pas le moindre mouvement d’air. Tout était si calme qu’on aurait cru se trouver non pas dehors, dans la présence toujours plus ou moins agressive du monde (le plus petit courant d’air est parfois d’une terrible amertume), mais dans une serre immense, protégée, comme si tout à coup l’univers devenait confortable : jusqu’aux étoiles, c’était le même calme, dont profitaient les bestioles pour vaquer à leurs affaires nocturnes. On dirait qu’elles aussi sentent qu’en ces instants on peut aller et venir en toute sécurité dans le monde ; il y règne une douceur mystérieuse, l’intimité du premier soir de la création, lorsque toutes les espèces se sont retrouvées ensemble, et qu’elles ont fait connaissance avant qu’une seule goutte de sang n’ait coulé. On respire si librement que la malédiction originelle semble faire l’objet d’une trêve incompréhensible.

Si on avait su – c’est une manière de parler, car il faudrait savoir sans savoir : autre chimère –, s’il avait su, lui, Joseph Reilhan, il n’aurait pas touché à cette hache imbécile pour tout l’or du monde ; il aurait bien continué toute la vie à glaner des châtaignes et à ramasser du bois mort, quitte à faire l’andouille, à bouffer de la prétendue vache enragée jusqu’au bout. Le jeu n’en valait-il pas la chandelle ? Tu savais très bien, mon pauvre ami, que tout ce qui pourrait t’arriver de meilleur par la suite, ça ne vaudrait pas un pet de lapin. Rappelle-toi : quand le présent montrait tant d’exigences, qui se serait soucié du futur (il a lu cette phrase quelque part, mais où ?), de la mort, de l’espace, du temps, des constellations, de la trouble nature du monde, et tout le bataclan ? Mais voilà : Dieu, le hasard, le destin, ce que vous voulez, va lui faire un croc-en-jambe. Les deux autres ont déjà franchi la passerelle ; à petites foulées : c’est une vraie patinoire. Le vieux recommence à grimper de l’autre côté. Abel, lui, s’est arrêté, un peu pour jouir du spectacle : ce lourdaud à qui un escabeau donne le vertige, doit être en ce moment dans ses petits souliers ; un peu parce qu’il a envie de fumer. Son fagot par terre, sa hache entre les jambes, il tord une cigarette avec des débris de tabac qu’il a raclés au fond de sa poche, la mouille de salive, l’allume d’un coup de paume au briquet à essence, qui pue le diable avec sa petite flamme ténébreuse et rouge ; les brindilles de tabac s’enflamment en grésillant et en laissant tomber des escarbilles ; il souffle la fumée par les narines : sous l’énorme moustache de poilu, toujours, le même rire montagnard de gencives à vif, saignantes et démeublées : il s’est déjà fait sauter au couteau une douzaine de chicots pourris.

Joseph s’avance, recule, hésite, tergiverse ; devrait-il traverser les chutes du Niagara sur un fil qu’il ne serrerait pas davantage les fesses. Des flocons, gros comme le pouce, lui chatouillent la figure, qu’il s’essuie d’un revers du coude. Ce mouvement suffit à déclencher le piège.

Les deux autres l’ont vu lâcher tout son barda, exécuter une espèce de gigue, et basculer dans le vide en poussant un cri aigu de fille.

C’est de l’autre côté de son enfance qu’il tombe. En voilà un qui ne s’en remettra jamais.




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