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Le jour – louche, complètement immobile, tombait comme d’un soupirail : pas la moindre variation d’intensité depuis plusieurs heures, comme si, quelque part, une panne géante, planétaire, interrompait le mouvement des astres. Jamais le ciel n’avait cimenté si près de la terre une voûte si impressionnante : on voyait se former, s’écraser les unes contre les autres des espèces de circonvolutions grisâtres d’une extrême malveillance ; on s’attendait à les voir cracher et se tordre comme des serpents.

L’estomac soulevé par une crampe de faim, il descendit à la ferme, trouva le fusil, chargé, devant la porte. Il savait très bien qu’il n’y avait plus rien à manger dans les placards, mais il avait besoin de claquer des portes, bousculer des tiroirs, faire sauter des étagères pour soulager la formidable tension de ses nerfs. Tous ces gestes étaient destinés à l’empêcher de penser.

La chaise brisée par terre, au milieu de la cuisine, lui remit à l’esprit la fuite de cette pute. Tout ce qui arrivait était de sa faute. Il sauta comme un fou sur la dernière chaise intacte de la maison qui dormait tranquillement dans son coin et la mit en miettes avant qu’elle n’ait eu le temps de dire ouf ! Le fracas lui fit presque autant de bien que s’il avait joui ; deux ou trois autres décharges de haine étendirent raides morts en pensée ceux qui eurent la malchance de lui venir à l’esprit : son frère, l’embugné de Suisse, le pasteur, dont il fit voler les lunettes en éclats, son père, ce con et sa prière à l’Eternel qui nous comble, bien que déjà mort et en poussière, pulvérisé une seconde fois. Un lourd grondement qu’on sentait qui concernait tout un territoire, ébranla la bâtisse et fit trembloter un bon moment les vitres dans leurs châssis ; on aurait dit que ça se répercutait dans toutes les profondeurs de la terre. Il monta au premier étage : rien nulle part, pas un quignon de pain sous un lit ; faute d’une personne humaine, c’est celui-ci qu’il fit valser à travers la chambre. Les bois disloqués en valdinguant dans la fenêtre lui firent vivre de nouveau un bien agréable moment. Autour de lui, les objets réduits à l’impuissance se terraient dans les coins comme des bêtes épouvantées. Les coups de pied qu’il flanquait à droite et à gauche paralysaient de terreur les plus courageux. A un moment, il crut entendre un bruit dans les entrailles de la maison, et fit silence. Quelque chose faisait trembler le sol, mais ce n’était pas l’orage. Le cheval ! Il avait oublié le cheval ! D’avance, il sentit ses dents grincer de plaisir ; il le voyait déjà devant lui, croulant de frousse, et se lança à la poursuite de son image dans l’escalier. La bête, paisible quoique affamée, ruminait un rêve de prairies tendres et de verts pâturages sous les voûtes obscures de la bergerie. Frustrée d’affection, elle commit l’erreur d’interpréter la première taloche qu’elle prit sur le chanfrein comme une marque d’affection bourrue, ce qui lui fit secouer la tête et émettre un faible hennissement de reconnaissance qui redoubla la fureur de son propriétaire. « De quoi, connard, tu vas voir ce que tu vas prendre. » Le malheureux dégusta quelques horions et gnons sur le ventre, qu’il avait pansu et sonore comme toutes les bêtes mal nourries. Trop faible, trop vieux, trop las de toutes les choses de la vie pour faire front à l’ennemi, dont le comportement, du reste, le décontenançait, le hongre se borna à donner deux ou trois violents coups de tête en arrière qui rompirent net son licou. Hors de lui, la rage attisée par cette maladresse, Abel se préparait à l’abattre, à l’achever de coups, mettant fin par un crime à un long martyre lorsque ce dernier, à bout de patience, fit, d’une ruade, voler en éclats la porte vermoulue de la bergerie, et sans demander son reste, terrifié sans doute à l’idée des suites que pouvait avoir cette audacieuse initiative, prit aussitôt la poudre d’escampette à la barbe de son tortionnaire éberlué. Celui-ci pensa un instant se jeter sur ses traces et le liquider carrément au coin d’un bois, mais, galvanisé par la terreur, le hongre avait, dans un regain de jeunesse, retrouvé ses forces disparues, et il faudrait courir longtemps pour le rattraper. Qu’il aille crever au large ! Peut-être la foudre, sollicitée par tant d’injustice, se mettrait-elle du côté de l’homme, et se chargerait-elle de la besogne en étendant raide mort le misérable. Il ressortit dans la cour, les yeux hors de la tête, errants à la recherche de quelque objet qui eût l’air de conserver la moindre velléité arrogante à son égard, mais la scène du cheval et sa fuite sous l’orage avaient rabattu les ultimes superbes, et toute chose faisait la morte à son approche.

La Circonstance elle-même, d’habitude si malignement contrariante, toujours prête, dans sa passivité ulcérante, à vous mettre des bâtons dans les roues, aujourd’hui semblait au contraire approuver son ire, et, de la voix, lui prêter main-forte : du moins était-il doux à ses oreilles et à ses nerfs d’interpréter chaque grondement de l’orage comme une clameur d’encouragement. Il pénétra dans la clède, à la recherche de quelques vieilles blanchettes à croquer, mais naturellement elle était vide, stupide, et bien audacieuse de lui présenter ses claies désertes, et ce furent celles-ci qui firent les frais de son courroux. Sur une planchette dans la souillarde, il finit pourtant par dénicher un pélardon mort de vieillesse qu’il mâchonna haineusement, mais la souillarde fut cependant l’objet de sa clémence.



A ce moment, il y eut une déflagration aveuglante qui le jeta contre le mur et fit instantanément le calme en lui. On aurait dit que la maison venait de recevoir une bombe et de sauter. Il se précipita à la porte, l’ouvrit, se jeta dehors, et la première chose qu’il aperçut, ce fut un torrent de fumée blanche et noire qui s’échappait par la toiture défoncée du fenil. La foudre ! Tout allait brûler en cinq sec. Il attrapa un seau, bondit vers la pompe, désamorcée ! En d’autres temps, elle aurait payé cher cette défaillance, mais l’heure n’était pas aux sévices, il voulut soulever la trappe en fer pour plonger directement son seau dans la citerne – pleine à ras bord, heureusement – mais il avait fermé celle-ci avec un cadenas au cours des représailles de l’année dernière, et il ne se rappelait plus à quel endroit il avait fourré la clef. Pris d’une inspiration géniale, il déboutonna la braguette de son pantalon et pissa dans le seau, versa l’urine dans la pompe, agita celle-ci frénétiquement, sentit enfin la résistance augmenter, et au bout d’un instant, la pompe dégorgea de l’eau rouillée. Mais va éteindre un brasier avec un dé à coudre ! Dans le foin sec et les poutres vermoulues, l’incendie se propageait joyeusement ; il eut tout de même le temps de faire avec son seau une vingtaine de va-et-vient avant que le bâtiment ne soit complètement en flammes, et que la toiture ne s’effondre dans une fantastique salve d’étincelles et de fumée goudronneuse qui s’élancèrent vers le ciel traversé des palpitations bleuâtres d’une très haute tension ; il semblait bien qu’aujourd’hui le diable s’en mêlât. Sans intervention providentielle, Maheux, en très peu de temps ne serait plus qu’un tas de ruines fumantes.

Brusquement, il se sentit submergé de dégoût, au-delà de toute révolte, et laissant le seau rouler à terre, il-s’assit sur le pas de la porte et contempla le sinistre en action avec une sorte de curiosité indifférente, comme si cette maison n’eût pas été la sienne, et qu’il fallût attendre la fin du spectacle pour s’en aller ; au train où marchaient les choses, celui-ci ne durerait d’ailleurs pas longtemps : déjà, le feu s’était communiqué au bâtiment qui jouxtait l’habitation elle-même, et on entendait éclater les ardoises sous l’intensité de la chaleur.

Tout à coup, les marches de l’escalier s’étoilèrent de grosses gouttes de pluie, puis tout se mit à crépiter autour de lui, et la trombe d’eau quasi miraculeuse qui tomba eut raison en un rien de temps de l’incendie. Mais tout le fenil, ainsi qu’une partie de la bergerie étaient détruits. Un long moment, il demeura immobile sous la pluie finissante, à considérer les poutres fumantes et les murs noircis, et à se demander à quelle jalouse puissance il devait ainsi disputer jusqu’au toit qui recouvrait sa tête. Que faire, maintenant ? Passer la nuit dans cette maison vide, démeublée, ne lui disait rien qui vaille. Essayer de rattraper le cheval, l’abattre d’un coup de fusil, le manger. Aller à Mazel-de-Mort, implorer, menacer, mais obtenir un peu d’argent pour continuer à creuser la galerie, à poursuivre une tâche problématique, si toutefois il n’était pas reçu là-bas à coups de fusil, dîmerait lourdement le mérite de la victoire ; peut-être parce qu’il n’avait pas mangé depuis de longues heures, toutes les idées qui lui venaient à l’esprit lui semblaient aussi absurdes les unes que les autres. En même temps que toutes ces éventualités s’effondraient à mesure qu’elles se présentaient à lui, il lui germait une conscience de plus en plus légère des choses, comme si le monde, peu à peu, se vidait de son épaisseur, de son sérieux, de ses lourdes menaces, de ses pathétiques promesses pour retrouver une candeur, une perméabilité inconnues, ou oubliées.

Le désir de carnage et de violence qui tout à l’heure lui montrait toute chose sous les traits de personnes ennemies, cédait maintenant la place à une sérénité surnaturelle qui effaçait toutes les différences et le plongeait dans une béatitude douillette : les gens qui vont mourir de froid dans la neige éprouvent, dit-on, la même sensation de légèreté irresponsable, de laisser-aller, d’abandon au fil de l’eau… Il avait l’impression, très étrange tout de même, d’être tout ce qu’il regardait, de s’approprier le monde extérieur avec une facilité déconcertante, d’homme ivre, ou de très jeune enfant. Les longues privations, les fatigues accumulées, devaient être aussi pour beaucoup dans ce détachement, cette aisance un peu trouble, cette soudaine absence d’inquiétude et de tension intérieure.

Un peu plus tard, alors que le ciel s’éclairait en se découvrant de ses nuages devant le coucher de soleil royal, lointain, irréel, il eut brusquement très envie de fumer, mais il se souvint que son tabac se trouvait dans la galerie, et doucement, il reprit le chemin de la forêt, du ciel d’étoiles, des nuits de grand large. Il tira sa couverture sur le seuil de la mine, s’installa, le dos contre la paroi de l’entrée, dans l’odeur nouvelle d’humus et de plante mouillée, une odeur qui, à elle seule, contenait le paradis terrestre. Est-ce que ça valait la peine de s’être donné tant de mal alors qu’il suffit de si peu de chose pour se sentir bien – comblé ?

Il dormit plusieurs heures d’un trait ; la nuit fraîchissante le réveilla ; il ouvrit les yeux, constata que le jour n’allait pas tarder à se lever. Il eut un moment de désarroi en essayant de se rappeler sans y parvenir la date à laquelle on était. Il crut sa femme encore au logis, en train de préparer le petit déjeuner ; mais le souvenir de la scène avec son beau-père fit brutalement irruption dans son esprit, et d’un seul coup, il saisit la situation dans tout son caractère dramatique. Maintenant qu’il avait rompu tous les ponts, il ne pouvait compter sur l’aide de personne. Même son cheval l’avait fui, la foudre avait incendié une partie des communs, et lui avait creusé la montagne là où il ne fallait pas la creuser, tout cela était à la fois terrible et ridicule ; tout le monde allait se foutre de lui, il n’oserait plus reparaître nulle part. Dire qu’hier soir il s’était senti si bien, au moment de s’endormir ; toutes ces épreuves accumulées l’avaient rendu pendant un instant comme ivre, insensible – à demi fou peut-être. Mais en se réveillant, la réalité lui apparaissait, claire, nette, implacable ; ses jambes flasques et son estomac creux suffisaient à eux seuls à lui en dire éloquemment la gravité.

Des oiseaux traversèrent le ciel au-dessus de sa tête, une passée de l’aube allant boire au torrent : comme il devait être agréable de vivre une vie d’oiseau ! Est-ce qu’ils meurent de faim, eux ? Cette idée le rendit plus léger, et de nouveau, vaguement, il sentit renaître au fond de lui une conscience délivrée de la faute et de l’inquiétude, du besoin de vaincre qu’elle nécessite : c’était, comment dire, une manière enfantine de voir les choses – grâce, peut-être, au fait qu’il ne possédait plus rien, qu’il n’avait pas mangé depuis Dieu sait combien de temps. Il se dressa, la tête remplie de fumée blanche, parvint sans trop de mal à se dégourdir les jambes. Il allait faire une journée splendide, un soleil radieux. Doucement, il descendit le petit sentier raviné que ses passages répétés avaient fini par creuser du haut en bas de l’éboulis. Plus loin, après le bois de hêtres, il trouva de quoi se nourrir en farfouillant au milieu des schistes et des feuilles sèches. Lorsqu’il eut croqué quelques châtaignes crues qui apaisèrent aussitôt ses crampes d’estomac, il en fit provision pour la soupe. Il retourna les déposer au fond de la galerie, alluma deux bougies, donna quelques coups de pic maladroits dans le sable, en se disant que ça irait mieux demain. Un peu plus tard, convaincu d’avoir entendu quelqu’un l’appeler d’en bas, il descendit avec son fusil mais ne trouva personne. Il se laissa tomber sur la marche du seuil et pendant un moment écouta le silence. Le soleil chaud séchait les pierres et exaspérait l’odeur de cendre et de charbon de bois qui s’échappait du bâtiment incendié. Quelle heure pouvait-il bien être ? Est-ce que cela avait une importance quelconque, maintenant ? Il sentait que cela en avait, de l’importance, qu’il ne fallait jamais lâcher le temps au risque de se retrouver mort, ou un pied dans la tombe, mais en même temps, il était repris par une irresponsabilité légèrement délirante, et à ce moment-là, tout se mélangeait dans sa tête, passé, présent, avenir, et il glissait dans une semi-torpeur assez agréable. Il entendait parfois comme une voix crier au loin, mais peut-être c’était en lui : « Ne lâche pas ! Ne lâche pas ! » ou encore : « Il faut percer ! Il faut percer ! »

Vers la fin de la matinée, il sortait d’un trou de sommeil quand un bruit de pas faisant rouler les graviers du chemin lui parvint. Promptement, il pénétra dans la cuisine, referma la porte à clef en essayant de faire le moins de bruit possible, et se dissimula derrière la fenêtre dont le volet entrebâillé permettait d’observer dehors sans être vu. C’était le facteur, ce salaud de Deleuze, il mériterait que je lui foute un coup de fusil, qui devait apporter quelque connerie publicitaire, ou peut-être une lettre de son frère, l’embugné de Suisse. Il le vit passer devant la fenêtre, et s’immobiliser tout à coup, pétrifié par le spectacle : « Merde, alors, fit l’autre à mi-voix, qu’est-ce qui s’est passé, c’est pas croyable…» Reilhan l’entendit encore grommeler entre ses dents, puis repartir un moment après, en s’arrêtant à chaque instant pour se retourner, comme s’il n’en croyait pas ses yeux. Fous le camp, connard, laisse-moi donc tranquille. Il sentit quelque chose lui gratter le visage : c’était sa propre main. Eberlué, il la mit dans sa poche. Il trouva sous la porte un dépliant-réclame pour une marque de fongicide. Au loin, la voix de Deleuze : « Courrier ! Courrier ! » Il monta au premier étage, ouvrit en grand la fenêtre de sa chambre, laissant entrer à flots la lumière brutale qui fouillait les recoins en trahissant la crasse, les fentes, traînées de poussière, toiles d’araignées où frissonnaient au moindre souffle des squelettes de tégénaires – avec quelque chose de violemment indiscret, et même de blasphématoire, comme si s’étalaient au grand jour les entrailles d’un caveau funéraire. Les bois du lit brisé s’amoncelaient dans un coin comme les débris d’un cercueil. Une lourde fatigue lui lestait de nouveau les jambes. Il installa à plat le matelas qui avait roulé dans la poussière et s’allongea dessus, les yeux au plafond, ébloui par la forte clarté neutre et morte qui remplissait la chambre. Il remonterait là-haut à la nuit tombante. Peut-être irait-il prendre un affût. Il demeura ainsi un bon moment, les yeux grands ouverts, à observer sur le plafond sale et dont on voyait par endroits les côtes parallèles, lugubres, les grandes tâches jaunes comme de l’urine que d’anciennes pluies y avaient déposées. Ce ciel de plâtre mort finit par lui communiquer une lente somnolence ; il ferma les yeux et, au bout de quelques minutes, il s’endormit non sans avoir été agressé au passage par quelques pensées très brutales qu’il n’eut heureusement pas le temps d’approfondir. Il se réveilla quelques heures après, le soleil éclairait la moitié du cirque de sa lumière rasante, à travers le doré de laquelle voltigeaient des myriades d’insectes de toutes espèces. Il se dirigea vers la fenêtre, les jambes toujours un peu inconsistantes, comme si soudain son esprit démeublé de son idée fixe laissait affluer dans tout le corps une grande quantité de fatigue – qui était peut-être moins de la fatigue amassée par le travail que l’état normal dans lequel on tombe sur la terre lorsqu’on a le malheur de n’avoir plus rien à y faire et de s’en rendre compte. Il crut tout à coup ouvrir les yeux pour la première fois de sa vie. Mais les ouvrir dans le noir, dans le vide, dans rien – comme quelqu’un qui se réveille en sursaut au milieu de la nuit, et qui ne trouve autour de lui en ouvrant les yeux que le noir, le vide, rien. Il pressentit un instant que le ciel étoile, la forêt, si agréable jadis à respirer et à vivre, n’étaient finalement qu’une espèce de mensonge… Enfin, c’est là que tout a dû se gâter à toute vitesse, une situation qui pourrit, se décompose sans qu’aucune force au monde ne parvienne à la redresser, à remonter le peu de vie qui s’accroche vers la source aux illusions. Il n’avait jamais beaucoup réfléchi au cours de son existence. Comme disait je ne sais quel Oriental : « Je laisse aux autres le soin de penser ma vie à ma place ; moi, je me contente de la vivre. » L’avocat du diable, ou peut-être le diable lui-même s’en est mêlé : il n’y a que les cons pour voir sans sourciller les dieux s’effondrer au sol. Je hais mon siècle non parce qu’il flanque à terre la trouble et antique légion des dieux, mais parce qu’il prétend se servir des morceaux pour expliquer aux hommes leur malheur.

« Tu vois, lui, ce bâtard de haute époque – et je veux bien que l’histoire des hommes soit souvent l’histoire d’une bataille rangée entre une névrose cosmique et une désespérante lucidité – lui ne l’a pas supporté, d’être réveillé, qu’on le fasse brutalement passer de l’éternité dans le temps – le temps, le temps signe de mort, signe de rien : ses catégories à lui n’étaient pas les nôtres, j’en mettrais ma main au feu. Tout ce que je te dis d’ailleurs sur lui ne sert qu’à dresser mon propre portrait, pas le sien. Il paraît…»

Le docteur Stéphan regarda sa femme, se tut. En tout homme, un germe intact, qui sait, la preuve infaillible de son éternité, quelque chose de plus, dans l’homme et dans le monde, qui n’est pas l’homme ni le monde. Mais une preuve informelle – informulable – comme de grands poissons d’un indice de réfraction absolument identique à celui des eaux où ils évoluent. Despuech, son beau-père, m’a dit ceci : « Vous savez, il n’a jamais été tout à fait normal ; même qu’au fond de cette galerie, il avait dessiné tout plein de trucs au charbon de bois, contre la paroi, quand il s’ennuyait, entre deux coups de pic, vous n’allez pas me dire qu’il était comme tout le monde, rester toute la journée dans un terrier de taupe, ou alors, du temps qu’il restait à la ferme, flanquer des coups de fusil aux éperviers. Pauvre Marie, on ne peut pas dire qu’elle ait tiré le bon numéro…» Un homme à sa source, en plein XXe siècle…

Il faut que la vérité garde parfois les yeux fermés.

« Qu’est-ce qui t’arrive ? Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça ? »

C’était elle, cette fois-ci, qui le dévisageait d’un air bizarre, comme si elle le savait atteint d’un cancer.

Et quel cancer !

Dans tout ce qu’il venait de lui dire, elle avait l’impression de saisir essentiellement deux choses : l’Enfance et la Gravité, main dans la main, opiniâtres fléaux sur la terre.




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