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Les premières chaleurs se déversaient de nouveau à travers les villages et les bourgs, suaves et moelleuses le matin, lorsqu’on traversant les jardins on n’avait pas l’impression d’avoir quitté son lit, et qu’on sentait la jeunesse appelée dans le sang par ce ciel Immense, ouvert au monde entier et à toutes les promesses – mais chaleurs troubles, sensuelles dans le faux été de l’après-midi ; déprimantes, même, comme si l’arôme chaud et pimenté du trottoir d’asphalte, respire depuis une fenêtre, promettait une aventure vouée par avance a la solitude et à l’attente vaine. Quelle promesse attendre de ces bourgs mortels, de ces montagnes de silence ? Quelle aventure, quelle aventure espérer dans la touffeur bourdonnante de l’après-midi, toutes pensionnes closes, prostré dans la pénombre comme une vieille séquestrée, imaginant les gestes, les balbutiements, le souffle rauque de l’amour, avec l’amère et irrévocable certitude que rien au monde ne vaut son gâchis ou ses mécomptes, et surtout pas la sécheresse orgueilleuse du penser ou de l’expérience. L’oreille aux aguets épie le bruit des pas qui se rapprochent et qui s’éloignent : quelqu’un, jamais, s’arrêtera-t-il ? mais comment ont-Ils fait pour se rencontrer, se retrouver dans un lit, tous ces mariés funèbres du Haut-Pays – avec l’obscène puritanisme de la terre gavote ! Nés pour mourir, nés pour pourrir. Et pendant ce temps sans caresse où tu agonises, il y a des gens qui s’aiment à ventre que veux-tu de l’autre côté au monde !
Autour de la petite ville aux toits plombés sous la lumière droite, le regard n’accrochait aucune coulée de verdure, pas un arbre neuf, ni la moindre pelouse rafraîchie, lumineuse : rien que cette pelade jaune des pentes, la forêt décharnée, la ferraille des buissons inhabités, dans ce pays exaspérant qui mettait plus longtemps que les autres à trouver le printemps, et le cueillait trop tard, comme un fruit blet, tant sa pauvreté, la rustrerie de son climat le mettaient même à la traîne des saisons.
Avec cette chaleur précoce, les montagnes et leurs croupes teigneuses, déboisées ou paraissant telles, évoquaient Ta crasse aride de terrils de mine géants, et leur tapis d’herbe jaune écrasée, une mauvaise zone industrielle, avec ses terrains vagues, ses remblais charbonneux, ses vallées colonisées et leurs eaux sales, sous la neige désertique des sommets ; tout renforçait cette impression de misère besogneuse et utilitaire : l’affluence des poteaux électriques et leurs réseaux anarchiques désenchantant le paysage, contaminant fermes et hameaux, encrassant leurs façades ; les énormes citernes de goudron au bord des routes, maculant de flaques ridées les banquettes herbeuses ; les tas de graviers sur les terre-pleins de garage, les engins pour les routes, immobilisés comme les tripodes de Wells par une épidémie foudroyante – ou leur emplacement reconnaissable aux pertes de cambouis qui eussent entraîné leur disparition ; tout cela étant la marque des régions livrées au despotisme ouvrier des Ponts et Chaussées, qui laissent à vie un pays en chantier ; sans oublier les tubes des balcons passés au minium et laissés tels quels ; ou pire encore : ces toits de tôle aussi minables et veules que le serait un homme descendu dans la rue en caleçon. Et que l’étaient ces joueurs de boule en pantoufles et en tricot de peau, eux et leur accent débraillé, traîne-pisse, dont la fausse bonhomie ne cachait qu’à moitié la lâcheté, la petitesse, l’égoïsme… Eux et leur haleine anisée, mégotière… Eux et leurs vieilles à moustache qui vont au marché en traînant la savate, avec leur sempiternel sac en toile cirée pendu au poignet et le porte-monnaie à la main – pourquoi pas vos pots de chambre ? – comme deux organes inséparables à quoi se ramènerait le principe de leur système vital. Quant à leurs gamines, affublées de noms qui puent la naphtaline, le chignon serré, les triples jupes noires et la poitrine de punaise : Thérèse, Marthe, Élise, petites vieilles de cinq ans aux mollets grêles, aux yeux rapprochés et aux bouches sans lèvres, des sangs appauvris par le cousinage du lit, avec leur petite perle perce-oreille qui leur donne un visage de jeune morte, elles font illusion jusqu’à vingt ans – et à la condition qu’on n’y touche pas – pour prendre un quart de siècle en deux enfants… Leur printemps aura été de courte durée : il fallait les voir à ce moment-là traverser la rue en courant, la tête gaufrée de bigoudis, le gras de la cuisse à l’air par la fente du peignoir, en riant de ce rire scatologique qui associe et soumet traditionnellement le sexe à ses servitudes subalternes… O race atrophiée, usée, goitreuse, brèche-dent, qu’il la haïssait, maintenant, le rouquin de Maheux !
La Suisse, ses panoramas de première classe, ses lacs publicitaires, ses montagnes de syndicat d’initiative, ses petites putains aseptiques ont eu raison, très vite, de cette province délabrée, tannée, culottée, qu’il a eu peine à reconnaître après quinze jours d’absence : ce n’est qu’au bout de quelque temps qu’elle a retrouvé ses dimensions normales. Sur le moment » tout lui paraissait minuscule, aimé, miteux ; ce qu’on prenait pour des montagnes n’est qu’une modeste houle de collines exagérées par une enfance sédentaire. Les immeubles climatisés du Nouveau Monde effaceront de sa mémoire les forêts de l’Ancien, l’enfance et la pauvreté mystérieuses.
Une charrette roule et grince dans la rue, de l’autre côté du jardin, comme la charrette de la mort : pas un chat de vivant, à travers le petit bourg d'arrière-province que l’heure de la sieste écrase entre deux raides pentes. On entend le disque d’acier d’une scie miauler par intervalles, et les oiseaux de mai sautiller avec un bruit griffu sur le bord de la gouttière, juste au-dessus de la fenêtre, sans un cri. Au loin, une gerbe de clameurs pointues s’éparpille soudain, lâchée devant les écoles par l’heure de la récréation. Un clocher – mairie, collège, église ? – sonne trois coups – trois longs coups espacés, funèbres, résignés comme ce temps mort qu’ils mesurent, ou qu’ils constatent, et que constatent de vallée en vallée, de bourg en bourg, les trois mêmes coups immuables, inertes comme un glas, impuissants eux-mêmes devant la sourde et lente débâcle qui les entraîne et aspire tout vers la destruction : trois coups d’une sérénité d’éternité, écœurante comme la sérénité des cimetières, nerveusement repris comme un défi, quelque part dans la maison, le bureau sans doute, par une pendulette cristalline, sémillante, affairée, vigilante : M. Barthélémy en personne. Trois petits tintements rapides et brefs qui eux semblent avoir pris les choses en main et être bien décidés à les mener jusqu’au bout, quoi qu’il arrive, tambour battant, sans s’en laisser conter. Trois petits coups qui mènent les affaires humaines, rassurants et bornés, comme toutes les entreprises de crédulité qui se surmènent et qui aboutissent. Derrière, ramenant un calme définitif, sur lequel apparaît dérisoire toute cette vitalité cristalline et sotte, le clocher égrène à nouveau ses trois lents coups intemporels, comme liés aux roches immortelles et au moutonnement des hautes solitudes quaternaires où l’ère des pendules aura compté pour quelques millimètres d’érosion.
On entendit sonner à la grille du jardin : ce fut comme si l’envoûtement se dissipait, comme si ce timbre limpide et grêle faisait relever le rideau sur le théâtre irrésistible de la vie quotidienne. « Les rombières…», pensa Joseph Reilhan.
Plusieurs fois par semaine, Mme Barthélémy recevait ces dames de la paroisse pour organiser avec elles les kermesses et les ventes de charité. Peu de temps après, on frappa à la porte de sa chambre ; c’était Mme Barthélémy, l’air mystérieux.
« On vous demande, Joseph » (les premiers temps, elle ne l’appelait jamais autrement que Joseph-Samuel, combinaison à elle encore plus fâcheuse que son prénom usuel, auquel il s’était finalement résigné). Et d’une voix confidentielle, haussant les sourcils, comme si elle lui annonçait quelque chose de stupéfiant et de honteux : « C’est votre frère…» Et devant l’air brusquement contrarié de Joseph : « Non, non, rassurez-vous, rien de grave, paraît-il…» Puis son visage se recomposa en une expression de commisération entendue : « Je ne vous savais pas un frère si… enfin, beaucoup plus âgé que vous.
— Il n’a que trente ans, dit Joseph, mais vous savez, trente ans dans les bois…»
Trente ans de quoi, Seigneur ! pensa Mme Barthélemy, ces bergers sont de véritables loups. Joseph lui emboîta le pas, furieux. « D’où sort-il, celui-là, maintenant, manquait plus que ça…»
Abel remplissait tout le fond du couloir : harnaché, bâté, velu, et, miracle, sa casquette, pour le coup minuscule, entre ses mains grosses comme des briques. Joseph serra les dents. Il attendait l’inéluctable ; « Holà, Joseph, kek-tu-fous-là ? », déjà prêt à rembarrer un bon coup cet abruti ; mais il songea tout à coup qu’il n’avait pas vu sa mère depuis au moins quatre mois, et que cela lui ôtait momentanément le droit d’engueuler son frère, surtout en présence de Mme Barthélémy.
« Qu’est-ce qu’il arrive », dit-il en appliquant symboliquement, et par trois fois, ses joues contre celles d’Abel ; il eut l’impression de donner l’accolade à une râpe.
Le géant le regardait en secouant la tête de bas en haut et en faisant : « aha… aha…», comme si Joseph avait commis quelque méfait de taille, et qu’il se préparât à lui flanquer une correction.
« Eh bien quoi, aha, aha, fit Joseph, excédé, qu’est-ce que ça veut dire...
— Je vous laisse, dit Mme Barthélémy, polie et compatissante. Installez-vous avec votre frère dans le petit salon.
— Tu veux…» dit Joseph en montrant d’un signe de tête la porte du salon, mais sans bouger d’un pouce. Mme Barthélémy se décida à s’en aller. « Aha, aha…», faisait l’autre en continuant à hocher la tête, les yeux plantés dans ceux de son frère, comme un sourd-muet qui aurait un secret terrible.
« Bon, écoute, dit Joseph, surnaturellement calme, résigné à tout, nous allons nous asseoir dans cette pièce, et tu t’expliqueras tranquillement. »
Il venait de décider qu’il parlerait à son frère comme à un petit enfant, et cela lui apportait une étrange sérénité.
Abel le suivit en courbant la tête, comme s’il passait sous un plafond trop bas, et triturant sa casquette d’un geste rapide et mécanique. Joseph s’effaça pour le laisser entrer, referma la porte derrière lui, s’appuya contre elle :
« Avant toute chose, comment va maman ? » dit-il décemment ; il avait les bras derrière le dos et tenait la poignée de cuivre entre ses mains, en la faisant doucement bouger, comme s’il allait ressortir, et que leur présence à tous les deux dans cette pièce fût très passagère, accidentelle, et même tout à fait imaginaire.
Le « aha…» recommença de plus belle, ainsi que la trituration de la casquette, que Joseph considérait d’un air méditatif, sentant revenir au galop son exaspération, et en même temps fasciné par la rapidité avec laquelle ces grosses mains pataudes faisaient tourner le couvre-chef. Au bout d’un instant, il n’y tint plus :
« Arrête ça, je t’en prie, tu me donnes mal au cœur ; et parle ! »
Avec une obéissance merveilleuse, Abel fourra sa casquette dans une poche et se décida à s’asseoir ; du même coup il trouva ses mots.
« Justement, dit-il, c’est la mère…» Il écarta les mains en signe d’impuissance.
« J’espère qu’elle n’est pas malade, dit Joseph, attelé à son tour au tripotage de la poignée de la porte, comme tout à l’heure son frère à celui de sa casquette. Je viendrai la voir un de ces jours. J’ai eu beaucoup de travail, et puis…– il eut subitement envie de frapper un grand coup, d’anéantir l’adversaire, de trancher une bonne fois pour toutes dans ces dépendances et ces familiarités intolérables – autant que je te le dise tout de suite – mais surtout pas un mot à maman, hein ! – eh bien, je vais partir. »
Il lâcha la poignée de la porte et se mit à aller et venir lentement, comme si l’importance de la nouvelle autorisait momentanément sa présence ici.
« Oui, tu comprends, la Suisse, c’est tout de même autre chose… Je vais m’occuper d’une librairie religieuse, en attendant de passer des examens…»
Il s’arrêta, découragé de poursuivre ses explications et ses demi-mensonges devant quelqu’un qui ne semblait guère en être impressionné et gardait les yeux fixes, plantés dans les siens avec la même expression stupide.
« Bon, enfin, tu en sais suffisamment. Alors, qu’est-ce que tu voulais me dire ? Et ne me répète pas sans arrêt : aha… aha…»
« Je suis sûr et certain qu’il n’a rien compris à ce que je lui ai dit. » Il le regarda comme un objet ; il fallait se faire une raison : jamais il ne parviendrait à étonner cet ignare. Et pourtant, la vraie réussite, c’est la vengeance, c’est d’épater avant quiconque ceux qui nous ont connu au moment où nous n’étions rien.
« Ben, dit Abel, loin de tous ces problèmes, ben…» Il se frappa le front de son poing fermé, claqua la langue, ouvrit la bouche, et attendit un instant pour crier : « Ça tourne plus là-dedans », comme s’il y avait un décalage entre ses gestes et sa pensée.
« Pas la peine de crier si fort, je ne suis pas sourd…»
Selon un processus rigoureusement identique, Abel se frappa de nouveau le front, claqua la langue, ouvrit la bouche, et plus doucement cette fois : « Ça tourne plus là-dedans…»
Hypnotisé, malgré son impatience, par le fonctionnement mystérieux de la pensée chez cet être rudimentaire, Joseph ne réagit pas immédiatement à cette nouvelle, comme adoptant le même rythme mental que son frère. « Si les arbres pensent, se disait-il flegmatiquement, ça doit être ainsi que ça se passe. »
« Pourquoi, que fait-elle ? »
Ce qu’elle faisait ? Ah ! là, là ! Ça avait commencé un soir. En arrivant, il l’avait trouvée assise devant son fourneau, comme sourde. « Eh ! la mère… (il s’était levé pour mieux mimer le drame, et secouait Joseph par l’épaule) qu’est-ce qui se passe… Motus. Bougeait pas, répondait pas, du bois. L’avait secouée… (secouait Joseph) Eh ben, quoi, eh ben, quoi… Au bout d’un bon moment, elle avait fini par retrouver la parole… en faisant, les deux mains sur la tête : j’ché pas… Ce soir-là, elle avait mangé sa soupe, comme d’habitude, et puis : blam ! alors qu’elle se couchait toujours la dernière, elle avait filé au lit sans un mot, en laissant tout en plan, sa cuillère au beau milieu de son assiette, sans débarrasser la table, ni rien. Le lendemain, le jour était à peine levé qu’elle était dans la cuisine, en train de lui préparer son panier, comme si de rien n’était. « Et elle ne t’a rien dit ? – Rienn ! Rienn ! »
Il lui avait demandé si ça allait : elle lui avait jeté un de ces regards ! Il avait pas insisté. Mais maintenant, c’était plus comme avant.
Dans le feu de l’action, il recommençait à vociférer en secouant son frère et en mimant, comme tous les simples qui ne placent pas leur confiance dans les mots :
« Des heures entières, t’entends, assise sans rien dire, à regarder le feu, ou le vide…»
Et quand on lui parlait à ce moment-là, toujours ce même regard mauvais, comme si on lui avait volé sa chemise !
« Il n’y a qu’à faire venir le docteur, coupa brusquement Joseph, ainsi qu’on fait à un enfant dont on redoute une gaffe irréparable, ou quelque épouvantable vérité. Naturellement, c’est moi qui paierai la visite…»
Mais il n’y avait pas que ça ! Des fois, elle disparaissait : impossible de savoir où elle allait. Ou alors, elle restait accroupie dehors, et elle s’amusait à construire des petites tours en pierre, pour les remplir de paille et y mettre le feu, a-ton idée…
« Bon, bon, c’est entendu, dit Joseph, qui sentait augmenter son agitation, je vais venir. » Il ouvrit la porte. « Demain. Je viendrai demain. Tu lui diras que je viendrai demain. »
Il le raccompagna jusqu’à la grille en priant le Seigneur que ces dames de la Charité ne fassent pas leur entrée à ce moment-là. Abel ne semblait pas pressé de s’en aller. Il s’était planté au milieu du trottoir, et pour faire durer le plaisir, roulait une cigarette.
Joseph, nerveux, jeta un rapide coup d’œil à l’horizon :
« Bon, allez, à demain ; maintenant, il faut que j’aille travailler. Et surtout, n’oublie pas, hein : pas un mot à propos de la Suisse. »
Il ferma la grille et revint sur ses pas. Arrivé en haut du perron, au moment de rentrer, il se retourna : l’autre était toujours là, devant la grille – à une dizaine de mètres tout au plus ; cigarette pendante, moustache en berne, immobile et dépenaillé comme un épouvantail, il regardait stupidement dans la direction du perron : le vide bovin des traits indiquait la profondeur de la concentration mentale. Il y avait beaucoup à parier qu’il était en train de ruminer les déclarations énigmatiques de son frère ; énigmatiques ou stupéfiantes : sa cigarette n’était même pas allumée.
Une tache de cambouis, ou de crasse forestière, bougeait doucement sur son front ; ce devait être une ombre, puisqu’elle bougeait.
« Qu’est-ce qu’il attend ? » murmura Joseph entre ses dents.
Son irritation avait fait place à un malaise indéfinissable. Il regardait cette face ténébreuse et impénétrable avec une espèce de stupeur, comme s’il la voyait pour la première fois. Derrière Abel, de l’autre côté de la rue, des maisons, inoccupées, plates comme un décor de théâtre, mortelles à cette heure trouble de la journée où le ciel est comme une plage de sable sec sur laquelle vient mourir la lumière exténuée. Où tout est désert, silencieux : plateaux, villages, fermes – êtres humains. Une morne évidence dénuée de sens. L’existence de Dieu et celle de son frère lui semblaient tout à coup incompatibles, ou burlesques.
Il se secoua, et tournant les talons, s’enfonça dans la maison, soulagé de retrouver la fraîcheur et l’obscurité relatives du vestibule.
« Après tout, se dit-il, presque machinalement, Dieu a peut-être ses raisons. » Cet escalier ne lui avait jamais paru aussi pénible à gravir.
Dans sa chambre, où l’attendait son bureau encombré de livres et de paperasses, il se sentit brusquement fatigué, dégoûté de beaucoup de choses, même de la Suisse, irréelle. S’étant assuré, d’un coup d’œil par la fenêtre, que sa bête noire était enfin partie – partie vers ses forêts antédiluviennes – il se laissa tomber sur son lit et alluma une cigarette : car depuis son voyage en Suisse, il fumait. Il fumait en cachette, avec une délectation aussi scélérate que s’il avait feuilleté des livres cochons.
Ce n’était pas tant le goût du tabac, qui lui plaisait, que la sauce qu’il mettait autour, en singeant les gestes, les attitudes stéréotypées des brutes sexuelles et alcooliques de la littérature policière dans les bas-fonds de laquelle il faisait ses débuts clandestins ; tout ça pour se venger de tout ce qu’il n’était pas et aurait voulu être.
Il tapotait sur l’ongle du pouce le bout de la cigarette, soit-disant pour tasser le tabac ; allumée, il la laissait pendre au coin de la bouche en fermant un œil, comme la crapule ; fumée, il en expédiait le mégot d’une chiquenaude par la fenêtre. Il s’imaginait que toute cette comédie le virilisait, et qu’un témoin féminin délicieux et invisible qui l’eût observé dans la solitude de sa chambre – on se demande comment et surtout dans quel but – n’eût pas manqué d’être subjugué par cette irrésistible désinvolture de grand trousseur de jupons.
Aujourd’hui, la cigarette libératrice avait un goût désagréable : seulement celui du tabac. Les mains derrière la nuque, il la laissa se consumer toute seule entre ses lèvres jusqu’à ce que la cendre lui dégringole dans le cou ; alors il se redressa, hébété, croyant avoir entendu frapper à la porte de sa chambre juste au moment où il avait ressenti la petite brûlure sur la peau. Non, personne… Qui d’autre que son frère aurait bien pu venir le voir ! Il retomba dans cette somnolence crépusculaire de l’après-midi, dans les eaux troubles de laquelle rôdaient des inspirations venimeuses à l’affût d’une conscience engourdie, désarmée, comme des reptiles quittant leur trou à l’heure où les oiseaux s’endorment.