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Il ne reparut pas de toute la nuit. Marie pensa qu’il était allé cuver sa colère en arpentant les bois et en braconnant : pourvu qu’il ne soit pas tombé sur un garde ! Elle imaginait toutes sortes de violences, mais vers le matin, finit par s’endormir d’épuisement.



Le gris de l’aube commençait à peine à découper les trèfles et les cœurs aux volets des maisons de Saint-Julien lorsque les gens qui habitaient le long du vicinal reliant le village à la nationale entendirent dans leur demi-sommeil un roulement sourd et grinçant passer lentement sous leurs fenêtres, pour repasser un moment après dans l’autre sens en écrasant les gravillons du chemin avec un son plus mat qu’à l’aller. Celui qui poussait semblait en avoir gros sur le cœur : il n’arrêtait pas de grommeler tout seul à voix basse comme un ivrogne.



Il n’avait pourtant bu que de l’eau : une bonne rasade, tout à l’heure, qui lui avait un peu ramolli les jambes ; même il avait profité de cette heure déserte pour se débarbouiller à la fontaine, du temps que son tonneau se remplissait ; c’était histoire d’en économiser un peu sur la ration de la journée : tant pour la cuisine, tant pour la toilette de la Noiraude, tant pour ceci, pour cela, il fallait se la suer, la salope ! Passe encore les trois quarts d’heure de descente à vide ; mais pour remonter avec une charge que la côte multipliait, on en bavait pendant une heure et quart au moins, sans compter les secousses que les cailloux et les ravines du sentier imprimaient dans les bras au point qu’en arrivant là-haut on avait les brancards de la brouette dans les omoplates, il en avait fait l’expérience le mois dernier en charriant les sacs de ciment, voilà ce qui l’attendait tous les matins tant qu’un bon orage ne regarnirait pas la citerne et ne referait pas gicler la source. Bordille. Tant que ce ciel de merde ne se couvrirait pas de nuages !

Si le ciel avait eu un minimum de susceptibilité, le regard qu’il lui jetait aurait dû le faire se déchirer d’un bout à l’autre. Mais ce ciel de merde, où les étoiles commençaient à se clairsemer, conservait une limpidité, une sérénité scandaleuses.

Dans toute cette histoire, il y avait un peu de sa faute : s’il avait pris les mêmes précautions que les anciens, la citerne à l’heure qu’il est serait encore à moitié pleine. Du temps de son père, la flotte, on ne la flanquait pas en l’air pour le plaisir, il se rappelait même qu’avant la guerre c’était le vieux qui la distribuait cruche par cruche, gardant accrochée sur lui à la chaîne de sa montre la clef du cadenas qui bloquait le levier de la pompe. D’ailleurs, à cette époque-là, dans la plupart des fermes où il n’y avait pas l’eau courante, on tenait la citerne bouclée, et personne ne trouvait ça extraordinaire ; aujourd’hui que les femmes n’en font plus qu’à leur tête, voilà le résultat. Et par-dessus le marché, cette pute de source qui crève en plein été ; ce n’était pas arrivé une seule fois en plus de trente ans, fallait que ça lui arrive à lui, bordel de Dieu de bordel de merde ! Si, pourtant : en 1928. Un été qui avait laissé dans sa mémoire une grosse tache noire de soleil. Une chaleur de tous les diables, la terre dure comme du ciment, les chemins et les buissons poudrés de plâtre, les cigales qui devenaient folles et continuaient à chanter après le coucher du soleil. Il n’avait que sept ans, mais on l’expédiait à la corvée d’eau jusqu’à Saint-Julien comme tout le monde : c’était alors dans des bonbonnes, toutes de taille différente, qu’on la trimbalait, sa mère appelait ça des dames-jeannes. « Tu as dit merde ? Corvée d’eau à Saint-Julien ! Tu as dit le con, corvée de bois à Ferrières ! La prochaine fois tu tâcheras de parler commyfaut, je t’apprendrai, moi. » On descendait le petit frère assis dans la brouette – celle-ci, naturellement : je vous demande un peu comment on aurait pu mettre assez d’argent de côté pour en acheter une neuve. Ah ! non, il se trompe… Le frangin ne pouvait pas descendre en brouette attendu qu’en 1928 il n’était pas encore né. Mais à la fin, tout s’embrouille.

Il lui semblait qu’à chaque tour de roue de la brouette ses pensées se déroulaient comme un fil. Une fois que la bobine s’était complètement déroulée, il recommençait à répartir les rations d’eau nécessaires à la consommation quotidienne : tant pour la cuisine, tant pour la toilette de la Noiraude, tant pour ceci, pour cela : il était tellement absorbé par ses calculs qu’il ne se rendait pas compte qu’il parlait à voix haute : « Doit pas t’en rester beaucoup pour arroser la pelouse ! » rigola une voix dans le gris-bleu du petit matin au moment où il traversait le pont de la Mimente avec sa brouette.

C’était Deleuze, un des facteurs de la commune, qui tentait sa chance au ver rouge depuis le pont avant d’aller prendre son service à sept heures. Reilhan avait lâché les brancards, surpris et gêné ; les deux hommes échangèrent quelques banalités. Des demoiselles violettes papillonnaient à la surface de l’eau, crevée de temps à autre par les coups de fouet insolents des truites en chasse.

Reilhan sortit son tabac, roula une cigarette, mouilla le papier :

« T’en fous, toi, de la sécheresse – il suça la cigarette avant de l’allumer – t’habites au bord de l’eau ! »

On voyait d’ici, dans le petit matin qui prenait des couleurs à vue d’œil, les carrés de légumes du courtil balisé par le vert vaporeux strié de tiges jaunes des saules qui l’abritaient du vent. Une pièce de sainfoin le séparait de la maisonnette du facteur, contre l’appentis de laquelle s’étageaient les caisses grillagées des lapins. Toute cette luxuriance comestible embaumant la verdure et en train de naître, paisible, bien ordonnée, dans le petit jour, était fascinante pour un homme du désert obligé de charrier son eau tandis que d’autres avaient une rivière qui passait sous leur lit !

« Toi aussi, tu habites au bord de l’eau, dit le facteur d’un air entendu, et en feignant de considérer son hameçon dépouillé par les truites.

— De quoi », fit Reilhan, abasourdi.

Le facteur, d’une voix qui répète et s’applique : « Je te dis : toi aussi, tu habites au bord de l’eau. »

Reilhan regardait fixement Deleuze, qui paraissait visiblement satisfait d’avoir fait son petit effet. « Tu te fous de ma gueule ?

— Je me fous de la gueule de personne. Tu sais que mon père, il était employé de Mairie à Florac.

— Et alors ?

— C’est lui qui s’occupait du cadastre. Un jour, en cherchant le numéro d’une parcelle, il est tombé sur ta ferme. Maheux, qu’il y avait d’écrit sur le registre, combe de Maheux. Au-dessus de chez toi, sur la carte, il y avait un autre mot. Tu sais comment s’appelle la montagne, à cet endroit ? »

Le facteur rejeta sa ligne dans l’eau ; on entendit le petit « ploc » liquide.

« Elle s’appelle l’Aiqualette ; il paraît que ça vient du latin, comme l’Aigoual, et que ça veut dire « aqueux ».

— A queue ?

— Oui, aqueux, là où il y a de l’eau. D’ailleurs, ta source, il faut bien qu’elle s’alimente à une nappe souterraine. Les anciens, ils savaient ce qu’ils disaient ; s’ils ont appelé cette montagne l’Aiqualette, c’est pas pour des prunes. Dessous chez toi, je suis sûr que c’est plein d’eau. Seulement voilà, faudrait aller la chercher. »

L’Aiqualette. Plein d’eau sous la ferme. Aller la chercher. Reilhan contemplait les raies de légumes qui, là-bas, semblaient le narguer.

Sa tête se remplissait de fleurs et de verdure ; l’espace d’un éclair, il entrevit une sorte d’oasis qui ressemblait un peu à celles qu’on trouvait dans la vieille bible illustrée de son père, feuilletée quand il était gosse.

« Moi, si j’étais toi, je sais ce que je ferais, au lieu de me crever la paillasse à trimbaler mon eau. Je la ferais sortir de terre au-dessus de la maison et je l’amènerais jusque chez moi. Simple comme bonjour.

— Et si la source coule plus ?

— Justement : la source, c’est une chose, la montagne, c’est une autre ; même quand tout est sec, il y a toujours de l’eau, là-dessous, figure-toi. La preuve, c’est que dans Combebelle où c’est du granit, le torrent n’est jamais à sec ; regarde-le d’ici : il débouche entre les peupliers, là-bas, tu le vois ? Tout ce qui est le côté ouest, c’est du calcaire : un véritable morceau de gruyère. C’est juste en face, contre le flanc est qu’il te faut creuser : dans le granit, tu es sûr de trouver. Recta. D’ailleurs, toutes les vieilles mines abandonnées finissent par se remplir. »



Reilhan se souvint qu’effectivement, lorsqu’il était au chantier de jeunesse à Villemagne, il avait découvert par hasard, tout au fond de la vallée du Bonheur, une ancienne galerie, avec sa culée de béton maculée de cambouis où rouillaient les écrous du treuil, complètement envahie par l’eau ; un wagonnet renversé gisait au milieu des genêts, et augmentait l’impression de malaise qu’inspirait à tout le monde cet endroit, comme si ses anciens occupants l’avaient évacué en grande hâte. Il est vrai que cette ouverture béante, pleine à ras bord d’une eau noire et glaciale, ne laissait pas de communiquer à l’imagination une sorte d’horreur irrésistible ; on se représentait là-dessous des profondeurs mystérieuses, tout un monde souterrain livré à une éternité de ténèbres inertes et liquides et de froid. Ce qui rôdait autour de cette mine, c’était le maléfice du lieu interdit. On y était attiré malgré soi ; les hommes qu’on envoyait bûcheronner de côté-là finissaient toujours par se retrouver autour de l’ouverture de la mine, essayant de sonder du regard le gouffre glauque où la lumière elle-même, bien que l’eau fût parfaitement limpide, semblait ne pénétrer qu’avec répugnance.

Il se souvint aussi du puits que son père avait entrepris de creuser, rapidement découragé, comme d’habitude.

« Et tu crois que la nappe est profonde ?

— Je ne suis pas sorcier, ni sourcier, mais je peux te dire que si moi j’habitais là-haut, ça fait belle lurette que l’eau coulerait dans ma piaule. »

L’eau à Maheux. Ces mots possédaient quelque chose de magique ; l’hypothèse envisagée se situait de si longue date au niveau des utopies, pour ne pas dire des miracles irréalisables – de ceux qu’on ne prend pas plus au sérieux que la découverte d’un trésor ou le gros lot à la Loterie nationale – que ses vertus imaginaires dépassaient largement ses avantages réels. Que l’eau coule à un robinet sans qu’on ait à se préoccuper de l’économiser, de l’eau courante, fraîche, vivante, et non cette eau morte, ténébreuse et lourde des citernes – cela paraissait aussi incroyable que de prétendre ramener un cadavre à la vie. A tel point que le colosse lorgnait son interlocuteur sous le nez, allant et venant sans arrêt d’un œil à l’autre pour essayer de déceler le moindre pli de malice, la moindre expression suspecte ; mais non, rien ne clochait, ce dernier avait l’air parfaitement convaincu : « Crever de soif sur un château d’eau, c’est un monde ! Moi, à ta place, je n’hésiterais pas une minute : qu’est-ce que tu risques ? »

Six heures sonnèrent à la mairie de Saint-Julien. Après un dernier regard de convoitise aux raies de légumes du facteur, Reilhan empoigna les brancards de sa brouette et les deux hommes se séparèrent.

« Quand tu auras trouvé l’eau, tu m’inviteras à bouffer un bon gueuleton chez toi », lui cria Deleuze de loin.

Les premières voitures commençaient à circuler sur la route.

Tout en poussant son tonneau, Reilhan sentait comme une crampe bizarre lui travailler doucement les entrailles, il lui semblait que son chargement était plus léger que tout à l’heure, avant qu’il ne se soit arrêté au pont ; il pensait à ces carrés de légumes. Mais il y avait autre chose. Quoi, il n’aurait su le dire au juste. C’était une espèce de mouvement imperceptible dans le ventre, un peu comme ces chatouillements d’excitation que lui provoquaient, enfant, l’approche des vacances et le départ pour les grandes aventures forestières. Quoi qu’il en soit, cette étrange fébrilité lui fit perdre si bien la notion de l’espace et du temps qu’il se retrouva, éberlué, au sommet de la côte et donc presque arrivé, sans s’être rendu compte du chemin parcouru comme par enchantement.

Des élancements de lumière grisâtres et orange vif éclaboussèrent le ciel au moment où le soleil couleur de braise et quoique encore très bas, déjà cuisant, émergea lentement des cendres de l’horizon ainsi qu’une monstrueuse planète engendrée par la terre et encore rougeoyante du feu central. On devinait, rien qu’à voir ces dépôts de cendres qui encrassaient l’horizon un peu plus tous les jours, une énorme quantité de chaleur accumulée dedans et prête à tout embraser sur l’aire immense et jaunâtre des plateaux.

Des corbeaux passèrent, nonchalants, crapuleux, et s’abattirent sur les vieux châtaigniers au-dessus de la ferme. Reilhan tendit le cou : il n’y avait aucun épervier en vue. Depuis son départ pour Marvéjols, il n’avait plus eu l’occasion de songer à ces bêtises : tirer avec un mauvais fusil sur une cible inaccessible Maintenant, il avait d’autres chats à fouetter ; une rude tâche l’attendait au fond de ce cirque, dont il ne dirait rien pour l’instant a personne. L’Aiqualette. L’eau courante ; des fruits, des légumes, des œufs, des animaux. D’avance, il savourait le succès de sa solitude orgueilleuse.

Lorsqu’elle l’entendit arriver, elle sortit sur le pas de la porte ; elle avait les yeux rouges et battus de quelqu’un qui n’a pas dormi, ou qui peut-être a pleuré.

« Tu aurais pu me prévenir que tu ne rentrerais pas dormir…»

Elle s’arrêta, interdite :

« Mais tu es complètement en nage, mon pauvre ami ! Va donc te changer, ou tu vas attraper la crève… Il est dit que cette ferme aura ta peau, et la mienne avec ! »

Reposant la brouette au sol, calmement il la laissa parler, puis levant la main dans un geste qui ne lui était guère familier :

« Si ça me fait plaisir de me crever la peau, c’est mon affaire…»

Il souleva le tonneau et alla l’installer au frais dans la cuisine, sur deux chaises rapprochées ; puis se redressant, cramoisi et la voix coupée par l’effort :

« Pourvu que toi tu ne manques de rien, que tu aies ton tonneau d’eau fraîche tous les matins…»

Elle le regarda sortir, anéantie : onze mille cinq cents francs pour tenir jusqu’aux moissons, et cinquante litres d’eau par jour pour le train de la maison, et il avait le culot de déclarer qu’elle ne manquait de rien ! Mais quelle chose au monde viendrait à bout de cet entêtement grotesque et de ses illusions ?

Elle s’assit à la table et se mit à écosser des pois – de chez elle, naturellement ! – intriguée par le calme inhabituel dont il venait de faire preuve. Quelle nouvelle folie cachait son attitude ? Dans quelle entreprise abracadabrante allait-il encore se lancer ? Maintenant elle avait peur de lui ; non pas tellement d’être battue, bousculée, ou quoi que ce soit de semblable. Sa violence était assez bruyante pour ne pas franchir certaines limites ; et elle ne doutait pas qu’il y ait en lui un code d’honneur obscur qui réduisait à une part de spectacle très personnel le trop-plein de cette violence. Non, c’était plus grave que cela. Elle avait peur qu’il ne devienne fou.

Quarante-huit heures après, au début de la matinée, une sourde explosion ébranlait le sol et se répercutait entre les parois du cirque : c’était Reilhan qui s’essayait à son premier coup de mine.




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