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Abel Reilhan avait presque terminé ses coupes : on arrivait en décembre. Bientôt, la forêt serait vide et sonore comme ces salles de bal qu’on dépouille de leurs ornements et qu’on ferme pendant tout l’hiver.
Talonné par la mauvaise saison, il lui arrivait, de plus en plus souvent, pour activer son travail, de passer la nuit sur place, dans une de ces baraques en bois que les forestiers abandonnent à la fin d’un chantier ou avec les premières neiges. Au lever du jour, lorsque les carreaux sales de la petite fenêtre commençaient à pâlir dans l’obscurité, il repoussait les couvertures, quittait son châlit grinçant, allumait du feu dans un vieux poêle en fonte tout démoli sur lequel il faisait réchauffer la soupe que sa mère lui préparait pour plusieurs jours, poussait la porte, respirait le froid tonique de l’aube en roulant sa première cigarette. Dans la pénombre de la clairière, les troncs de hêtres ébranchés composaient un ordre satisfaisant, offraient une sorte de sécurité devant le mystère toujours un peu inquiétant de la forêt silencieuse : c’était l’heure à laquelle il n’y avait pas encore un souffle d’air. Assis sur la marche de bois du seuil, il avalait sa soupe chaude par petites lampées bruyantes, le dos voûté, sa casquette de chasseur enfoncée jusqu’aux oreilles, une grosse écharpe de laine enroulée autour du cou ; il était toujours surpris de la rapidité avec laquelle ce monde décoloré s’éclaircissait, quittait l’ombre pour la lumière dans une gradation de clarté difficile à percevoir cependant ; les premiers coups de vent qui rabattaient la fumée du poêle annonçaient régulièrement l’arrivée du soleil ; il empoignait sa hache, gagnait la coupe, et dès que la lumière horizontale, d’un rouge glacé, incendiait la cime des montagnes, lentement, en réchauffant ses muscles encore gourds de sommeil et du froid de la nuit, il attaquait un arbre à sa base, dans un giclement d’aubier qui étoilait chaque morsure du bois par l’acier. Jusque vers midi il travaillait ainsi sans relâche, insensible à la fatigue, presque sans effort, dans l’ivresse du mouvement continuel de ses bras, qui semblaient emprunter leur rythme aux battements de son sang – inconscient du temps qui passait, de l’heure qu’il était, aveugle à ce qui l’entourait, comme dépossédé de lui par l’enchaînement de ces coups profonds qui ébranlaient la charpente des arbres et faisaient trembler le sol sous ses pieds. Au moment où le soleil atteignait le sommet de sa course, il sentait son estomac vide lui réclamer sa pitance comme un animal qui eût vécu d’une vie indépendante : les mouvements réguliers de sa hache finissaient par communiquer à ses bras une frénésie insatiable qui le possédait plus impérativement que la faim. Il se redressait, essuyait sa figure ruisselante, le dos au soleil, attentif, pour la première fois de la journée, à la rumeur des autres camps perdus dans la forêt, et que l’heure de la pause apaisait un peu partout ; de loin en loin, des fumées bleues montaient du milieu des bois, s’étalaient à leur surface en molles nébuleuses parfaitement immobiles. On entendait cogner une hache obstinée, quelque part sous les couverts, dont l’écho rendait les bruits difficiles à localiser, et pétarader une « Homélite » comme une pétrolette qui eût gravi des bosses de terrain à grands coups d’accélérateur ; quelques arbres s’abattaient encore avec un froissement d’étoffe déchirée, suivi d’un choc sourd ; puis le silence retombait sur la forêt tranquille, comme une trêve étrange au milieu d’un combat ; des voix, parfois des chants ajoutaient à cette paix une nonchalance heureuse, l’atmosphère des tribus qui ont déposé les armes pour vaquer à des occupations ménagères à l’approche des grands froids. Assis dans les feuilles mortes et les copeaux de bois secs qui délivraient des odeurs de thé et de champignon, Abel, le dos appuyé contre celui, presque humain, d’une roche, savourait la tiédeur du soleil sur une digestion de soupe et de pain trempé ; il somnolait ainsi jusqu’au moment où les bois retrouvaient leur activité ; parfois il observait un lézard immobile, comme lui, plaqué contre la roche, en train de nourrir de ces dernières heures de soleil sa chair glacée, à peine différent de la roche contre laquelle il s’écrasait, béat comme lui, indifférent à tout ce qui n’était pas son instinct de conservation. Passait une ombre ; l’homme levait la tête, regardait un nuage traverser le ciel, puis, comme pris d’une inspiration subite, il se remettait à l’ouvrage jusqu’à la tombée de la nuit, comme si le passage d’un nuage avait suffi à déclencher en lui un goût obscur de l’aventure, instinctivement lié à celui de l’effort et du mouvement.
L’arrivée de la nuit était peut-être un des moments de la journée qu’il aimait le mieux ; une fois les troncs empilés, prêts à être emportés (désormais par le cheval que lui avait offert son futur beau-père : gain de temps, moins de fatigue inutile, plus de schlitte à hisser ou à retenir, ni de chargements dégringolant le long des pentes), il rangeait ses instruments de travail, bourrait le poêle : les nuits étaient glaciales, bricolait, rafistolait, conforté, malgré la fatigue du soir, par la même intense sensation de plénitude et de sécurité que celle qu’il éprouvait à l’aube – et qu’il avait éprouvée quotidiennement, six ou sept ans avant, lorsque les événements l’avaient contraint à prendre le large, à vivre seul, là-haut, dans cette bergerie abandonnée où il faisait ce qu’il voulait, où personne ne dérangeait ses habitudes ni contrecarrait ses envies. Ici, c’était la même chose : libre, heureux comme un roi ; pas de discussions ni de comptes à rendre – cracher, roter quand ça lui chantait – bien, quoi. Un peu avant la nuit, il prenait la vieille pétoire de son père (elle le suivait partout) et allait faire un tour dans les bois, pour essayer de tirer une grive, un merle, ou quelque oiseau branché, surpris : la pétoire ne pouvait guère atteindre qu’une cible rapprochée et immobile. Cette marche entre chien et loup aiguisait en lui des instincts de chasse et d’affût ; au débouché du bois, devant une lande grise incertaine, il s’accroupissait à l’abri d’un buisson de genêts, scrutant l’espace où se dessinait encore, noir comme de l’encre, le lacis des hautes branches sur lesquelles une proie se fût nettement découpée ; dans le bleu marine très pur du couchant, les petits points liquides des étoiles commençaient à trembler à travers les arbres. Comme s’il lui avait fallu longtemps pour affluer à travers le silence, le souffle du torrent parvenait jusqu’à lui, s’amplifiant avec la nuit. Au loin, parfois, un bruit de moteur ahanait, soudain coupé net par le relief, quand le véhicule prenait un virage. On entendait aussi aboyer un chien, encore plus loin, du côté des fermes perdues sur le plateau, où rentrait sans doute un chasseur… L’aboi, que le froid et l’obscurité de la nuit semblaient encore éloigner, apportait, dans cette pure attente d’un gibier hypothétique, une douceur mystérieuse, qu’on eût dit revenue depuis le fond de l’enfance. Il l’écoutait, sentant tout à coup monter autour de lui le froid de la terre, incapable de rien comprendre à cette gêne bizarre et agréable qui se glissait en lui chaque fois qu’il entendait aboyer ainsi un chien à la tombée de la nuit.
Alors il rentrait – du reste toujours bredouille –, allumait une bougie, dînait dans la tiédeur du poêle d’un morceau de pain et de fromage, les coudes appuyés sur les cuisses, la tête dans les épaules, dans une attitude que sa fatigue rendait pensive. Après la dernière cigarette de la journée, fumée devant le poêle en écoutant respirer la forêt et soupirer le feu, il s’enroulait dans une couverture et s’endormait d’un coup – d’un sommeil aussi complètement dépourvu de vie que la mort.
D’autres fois, un vent mou, soufflant par à-coups, se levait au milieu de la nuit, faisant craquer les cloisons légères de la baraque et grincer les branches d’un hêtre contre la tôle ondulée du toit ; arraché à son sommeil par ce raclement saccadé, il se levait pour jeter un coup d’œil dehors, attiré malgré lui par cette rumeur grave, marine, qui donnait à la nuit appareillante l’ampleur et la majesté du grand large : quand il ouvrait la porte, il recevait au visage, comme une bouffée d’embruns à l’écoutille d’un bateau, la senteur humide et profonde des bois que ce vent poisseux soulevait à l’approche de la pluie.
Ces nuits-là, le ciel était un vaste chantier de nuages en mouvement ; ils arrivaient du sud à l’assaut des montagnes, roulaient en se déchirant devant la lune, qui semblait elle-même remonter le courant de cette cavalcade silencieuse, en glissant rapidement de trouées de ciel en trouées de ciel aussi noires que l’eau d’un lac. Cette marée montante qui installait la pluie sur les hauteurs pendant plusieurs jours, parfois des semaines entières, précipitait l’arrivée de l’hiver plus sûrement que des froids secs, dont on avait souvent une garantie de beau temps jusqu’à la fin de l’année.
Il ne détestait pas de travailler dans cet univers de feuilles détrempées et de brume qui cotonnait la vue autour de lui dans un rayon de quelques mètres. Ce n’étaient pas ces grosses pluies de printemps ou du début de l’automne, qui font déborder les torrents, ravinent les pentes, défoncent les chemins, fouettent les murs à l’horizontale, tambourinent contre les vitres et noient le paysage en bouclant les plus intrépides devant leur feu ; plutôt une lente pénétration aérée de la forêt par un crachin à peine plus dense que le brouillard et qu’il ne lui était pas désagréable de respirer, tandis qu’à chaque coup de hache l’arbre au-dessus de lui lâchait une brusque ondée dans le périmètre de ses branches. Ces soirs de pluie où la nuit tombait plus vite, il en profitait pour descendre à Maheux et reconstituer ses provisions de bouche pour la semaine ; malgré le confort relatif qu’il y retrouvait, ces retours à ce qui, pour lui, représentait la vie civile, ne lui plaisaient guère ; et en débit des dissuasions de sa mère, il repartait le lendemain pour ses bois dès la première heure, lesté d’un pain, de quelques fromages, de soupe fraîche et de piquette, aspirant goulûment l’air froid des grands espaces, comme si le souffle lui avait manqué de passer une seule nuit dans une maison normale.
« Oh ! Ce n’est pas un mauvais garçon, disait de lui sa mère à quelque connaissance rencontrée sur la route lorsqu’elle allait attendre Joseph – et qui, la sachant veuve et son cadet à Florac, lui demandait des nouvelles de son premier fils – mais il est comme son pauvre père. On ne sait jamais ce qu’il pense, s’il est content ou quoi… Même petit, c’était pareil : toujours à travers bois, comme un vrai sauvage… Figurez-vous qu’il s’est enfui plusieurs fois de l’école, mais son père n’en a jamais rien su : il avait suffisamment de soucis comme ça. Il était si fort et si brusque que l’institutrice avait peur de lui ; les autres aussi avaient peur de lui, pourtant il n’a jamais fait de mal à une mouche. Mais voilà, il fallait courir les chemins, les bois, c’était la seule chose qui l’intéressait, et ça ne s’est pas arrangé avec l’âge. Quand il est là, pas un mot à table, ni bonjour, ni bonsoir. C’est bien simple : je ne sais pas si j’ai un autre fils. La forêt, c’est tout ce qui compte pour lui, et il ne faut pas lui en demander davantage. Il a besoin de se dépenser, de bouger, il ne peut pas rester en place ; il abattrait tout les arbres de la région si on le laissait faire.
— Et son mariage ?
— Ah ! Son mariage… Parlons-en… J’en connais une qui risque d’attendre longtemps… Et s’il avait encore de la religion, comme son pauvre père, qui ne s’est pas mis à table devant moi une seule fois en trente ans sans dire la prière. Et je suis bien sûre, allez, que s’il est allé mourir là-haut, c’était pour être, dans son idée, plus près de Dieu…»
En fait de mort chrétienne…
Un matin, en ouvrant les yeux, il s’aperçut avec stupéfaction que le jour s’était levé sans lui, et depuis plusieurs heures sans doute, à en juger par l’intensité de la lumière diffusée à l’intérieur de la cabane par les carreaux : une intensité insolite, d’ailleurs, et qui laissait persister comme une palpitation blanchâtre devant les yeux. Il restait perplexe sur son châlit, engourdi par l’étrange bien-être qui prolongeait son sommeil et auquel s’ajoutait une certaine qualité du silence qu’il n’avait pas envie de troubler. Le froid dur et mat de l’atmosphère faisait fumer son haleine plus que d’habitude ; on aurait dit que le dessus des couvertures était lui-même gelé, raide comme des vêtements humides surpris par une nuit de glace. Enfin, après avoir longuement ruminé la chaleur enfouie sous ses couvertures, il se décida à se lever : il lui fallut s’y prendre à plusieurs reprises pour repousser avec la porte le bourrelet qui crissait souplement derrière elle comme de l’étoupe ; bien que le ciel fût couvert, l’éblouissante blancheur qui recouvrait la terre lui fit cligner les yeux ; saisi par le spectacle, il respirait ce froid étincelant qui émerveille le sang et brûle le visage, sans même songer à refermer la porte ou à enfiler sa canadienne : forêts, montagnes, à perte de vue, déployaient cette blancheur sans nuance et sans ombre, sur laquelle chaque arbre trouvait une féerie surnaturelle, et plus que tout autre, ces sapins noirs qui semblaient surgis d’un conte de Noël, avec leurs branches pyramidales ployant les unes au-dessous des autres sous leur coussin de neige, et auxquelles le regard accroche irrésistiblement des bougies et des ornements multicolores.
Au bout d’un moment, il refermait la porte, allumait son poêle pour la dernière fois de la saison, déjeunait, grillait une cigarette, vaguement désœuvré par l’heure tardive et ce décor changé qui le forçait dès aujourd’hui à interrompre la coupe, à lever le camp et à rentrer chez lui. Tout en pliant ses couvertures et en rassemblant ses affaires, il s’arrêtait de temps à autre pour jeter un coup d’œil dehors par la fenêtre givrée, ou par la porte qu’il entrebâillait, comme s’il n’avait pas encore très bien réalisé ce que signifiait pour lui le changement de la saison, et qu’il lui fallût y revenir à plusieurs reprises pour bien s’en pénétrer. Avant de partir, il rentrait quelques fagots au sec, dans la cabane, pour le cas – très improbable – où il serait obligé, en cours d’hiver, d’y passer la nuit. Et puis, avec ces fagots empilés derrière le poêle, la baraque semblait moins vide…