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« Qu’est-ce que tu comptes faire de toute cette poudre ? »

Ebahie de lui voir acheter tout son stock de poudre d’un seul coup, la vieille buraliste de Ferrières qui vendait également des cartouches ou de quoi en fabriquer soi-même aux gens du pays depuis un demi-siècle, et présentait les cigarettes et le tabac sans façon, dans le placard de sa cuisine, l’observait à travers ses petites lunettes rondes et luisantes ; deux griffes de moustache accrochées au coin des lèvres comme des barbillons de poisson-chat donnaient à ce visage légèrement mafflu et plutôt jaune quelque chose d’asiatique et de mercantile que les garnements attribuaient jadis à la vente prolongée du « Fil au Chinois ».

Reilhan compta sans répondre deux mille cinq cents francs sur la toile, cirée de la table (il les avait chapardés cette nuit même dans la réserve). Vingt-cinq sacs de poudre noire d’une livre, il y avait de quoi écorner de la roche pendant quelque temps ; à raison d’une demi-livre par explosion, cela représentait donc une cinquantaine de mines, et coûtait bien moins cher que la dynamite, certainement plus efficace, mais au prix déjà élevé de laquelle il aurait fallu ajouter celui du cordon fulminant, solution d’un coût prohibitif pour ses moyens – tandis qu’avec la poudre noire, une simple pincée dans du papier journal froissé en tire-bouchon faisait office de mèche ; évidemment, il fallait courir un peu, mais ça fonctionnait très bien, il l’avait expérimenté le matin même avec ce que les éperviers et les corbeaux lui avaient laissé de poudre. Une explosion un peu molle, lente, assez décevante du point de vue bruit, un nuage de fumée qui partait à la dérive et empestait le nitre, une vieille odeur de bataille et de terre remuée qui flottait encore un moment autour du rocher déchiqueté, dont les cassures fraîches faisaient songer à une souffrance muette, affreuse, inexprimable. Le pic et la barre à mine ne chômeraient pas, là-haut, dans cette hêtraie qui dominait Maheux de cinq ou six cents mètres, et dont les dessous moussus et assez tendres disaient des fraîcheurs secrètes, en tout cas devaient bien pomper quelque part de quoi conserver leur souplesse. A part la corvée d’eau qui lui mangeait deux heures tous les matins, mais c’était le salaire de la victoire, il pourrait, du moins jusqu’aux moissons, se consacrer entièrement à cette tâche qui le minait déjà autant que ce qu’il minerait lui-même la montagne.

Au moment de quitter la buraliste, il se souvint qu’il n’avait presque plus de tabac, et allongea trois francs de plus sur la table pleine de mouches ; il empocha le gris, et, son sac bourré de poudre sur l’épaule, il ouvrit la porte, enveloppé aussitôt par une atmosphère de four.

« Tu préfères garder le filon pour toi tout seul ? »

Goguenarde, incarnation de la nécessité rassise, mercantile et asexuée, elle vint derrière lui à petits pas pour refermer la porte. Feignant de ne pas entendre, il tourna lentement sur lui-même comme une barque trop chargée et s’enfonça dans la glu aveuglante de l’après-midi.

La draille prenait à une centaine de mètres du hameau ; raclée jusqu’à l’os par le passage des troupeaux, elle charriait ses omoplates de calcaire constellées de crottes de moutons, d’un bout à l’autre du plateau ; elle cliquetait et sonnait sous les pieds comme des débris de porcelaine.

Cette tache verdâtre qui coulait, là-bas en face, contre le flanc est du plateau, et tapissait jusqu’à mi-hauteur un vaste pli d’érosion, c’était L’Aiqualette.

Maintenant qu’il y avait ce nom en lui, il se sentait habité comme un homme épris par le nom de celle qui l’obsède. Le nom lui-même faisait songer à ces échassiers paradisiaques qui exécutent en gonflant leurs plumes leurs danses guerrières au bord des marais, sur des pattes fines à se briser comme du verre filé. Chaque fois qu’il y pensait, ça sautillait et ça voletait dans sa cervelle dans un battement d’ailes multicolores.

Il s’arrêta pour rouler une cigarette, posa son sac à l’ombre d’un cade avant de frotter le briquet : gare à la poudre ! Plus à gauche, juste au-dessus des falaises, et à peu près au même niveau que la draille, un rectangle rouge et jaune rapiéçait le plateau : la Grand-Terre, dont le blé neuf avait déjà recouvert par trois fois le souvenir macabre qui la souillait. Les clapiers souterrains la marquaient de pelade çà et là, terre maigre, osseuse comme un thorax de bête efflanquée, orientale, famélique, dont le poil élimé permettait pourtant à trois personnes de survivre et de vivre. C’est là qu’il avait tué cet énorme lièvre, le mois dernier ; à l’affût, cette nuit-là, dans le mastaba devant lequel son père était mort, il avait un peu soulagé sa hargne en tirant l’animal presque à bout portant : flac ! Pas un pli ; raide mort !

Vers la droite, coupant du nord la plus grande partie du Haut-Pays comme un énorme remblai dont la chaleur effaçait pour l’instant les détails telluriques, le mont Lozère, presque entièrement chauve, désertique, planétaire ; à une altitude inférieure et plus près, dominant le Pont-de-Montvert du côté de son versant nord, et les ossements caverneux de Saint-Julien entassés au pied du versant sud, le Bougés arrondissait son échine chevelue, crêtée par la bande noire des sapinières. Du sommet de l’Aigoual, derrière le bastion granitique duquel à l’heure qu’il est le Sud hilare et vaincu flambe et crépite de cigales, jusqu’à celui du Lozère dont les clapiers géants blanchissent l’horizon comme une neige malade, fiévreuse, cinquante kilomètres de ciel, de plateaux, de forêts torrides tremblaient et se déshydrataient dans la lumière pulvérulente. Vers l’est, dont le ciel légèrement plus foncé semblait refléter les champs de lavande du Contadour, un nuage de fumée noire montait des garrigues en flammes.

Cette fumée lointaine inclinée sur l’horizon, qui rappelait vaguement l’époque des bombardements sur le Rhône, prêtait soudain au paysage ce rôle de second plan que lui imposent brièvement les événements historiques ; c’était comme si cette fumée trahissait tout à coup la véritable nature de ce décor d’habitude inviolé par le temps, et qu’elle impliquât, qu’elle appelât tout à coup on ne savait quelle hâte.

Il se levait de très bonne heure, entre trois et quatre heures du matin, de façon que la corvée d’eau soit faite et le tonneau à sa place avant que la chaleur et sa femme ne viennent tout compliquer ; de retour, il tâchait de faire le moins de bruit possible, se réconfortait, après cet effort qui lui laissait les jambes un peu molles, d’un bol de lait froid, croquait quelques châtaignons, et gagnait L’Aiqualette.

Le soleil horizontal remplissait le sous-bois d’une lumière rouge, pas encore assez chaude pour sécher la rosée qui trempait les plantes ; il traversait de grandes flaques d’odeurs immobiles, encore froides de nuit, et qui reflétaient encore le visage nocturne des choses. Quand il arrivait sur le chantier, une lumière éclatante l’enveloppait d’un coup et réchauffait contre ses omoplates la transpiration de la grimpée. Tout en roulant sa première cigarette, il observait avec un calme contentement les progrès accomplis la veille, surpris chaque fois de les trouver plus importants qu’il ne s’y attendait ; toute cette terre et cette rocaille fraîchement arrachées au flanc de la montagne lui apportaient une curieuse satisfaction, comme s’il se fut agi d’une récolte concrète, monnayable, et non pas uniquement celle, imaginaire, d’un travail peut-être inutile. Mais il ne s’interrogeait sur l’opportunité et la réussite de son entreprise que lorsqu’elle ne l’accaparait pas physiquement : au moment de s’endormir, parfois, juste à cet instant où il sombrait dans le sommeil et où il se trouvait face à face avec une réalité inconnue et hostile qui semblait rendre tout saugrenu et vain.

Très vite, la pelle et le pic avaient rencontré une semelle de granit assez compacte qu’il avait fallu attaquer à la barre à mine ; mais il ne faisait parler la poudre qu’à la dernière extrémité. Généralement, il suffisait de faire pénétrer la barre d’une dizaine de centimètres et d’exercer une pesée à l’autre bout pour détacher le bloc qui roulait au pied du monticule de terre avec un bruit sourd. Lorsque le bloc, trop lourd, trop profondément enraciné, résistait, il se résignait à employer la poudre, et n’utilisait pour la mèche que le strict nécessaire, quitte à galoper jusqu’aux premiers arbres, distants d’une dizaine de mètres, pour se mettre à l’abri.

Parfois, il arrivait que l’artifice, colmaté plus ou moins bien, fît long feu ; Reilhan recommençait l’opération en se répandant en insultes à l’égard du ciel – qui ne s’entrouvrait pas davantage pour le frapper de son courroux qu’en d’autres temps il ne lui prodiguait ses bienfaits ; à ce moment-là, il regardait malgré lui dans la direction des falaises, comme pour chercher à sa colère une victime plus substantielle, et si d’aventure au-dessus de leur crête un épervier ou quelque autre rapace tournoyait dans le ciel serein, sa colère tombait d’un coup, ses imprécations tarissaient immédiatement sur ses lèvres, il était repris par sa vieille hantise, lâchant son instrument de travail et se dirigeant vers un hêtre où était pendu son fusil, sans quitter des yeux cette cible vivante et obsédante qui pendant quelques instants lui faisait tout oublier.

Il appuyait le canon sur une branche, visait longuement en savourant cette minute où il tenait sa proie au bout de son arme et où il avait l’illusion de disposer sur elle d’un pouvoir mystérieux. Enfin le coup partait, insignifiant, miteux, rompant aussitôt le charme, et le laissant chaque fois piteux et désœuvré jusqu’à ce que ses yeux retombent sur le chantier et sur cette ouverture qui commençait à se dessiner contre la montagne, et après avoir rechargé le vieux Chassepot, il revenait à son ouvrage, vacant et traînant les pieds jusqu’à ce que le goût lui revienne ; en général, il choisissait ces moments de flottement pour faire une pause, rouler lentement une cigarette, craquait une allumette ou frottait d’un coup de paume la molette du briquet, allumant à la même flamme sa cigarette et là pièce fulminante qui ébranlait la paix matinale d’une sourde et lente explosion dont la poussière et la fumée descendaient paresseusement la pente et interposaient entre elle et le soleil un voile jaunâtre d’où tombait une lumière d’éclipsé.

Il déposait les armes vers midi, lorsque les flots d’une chaleur épaisse, beurrée, remplissaient à ras bord l’immense dépression du cirque en exprimant des herbes et de la terre remuée des odeurs sèches et violentes ; il allait s’asseoir sous un hêtre, tirait sa gourde, avalait une lampée d’eau encore assez fraîche, croquait quelques châtaignes, un morceau de fromage dur et alcalin, mâchant avec les yeux en même temps que sa nourriture la terre amassée devant lui et l’éboulis de roche – dont l’importance semblait diminuer au fur et à mesure qu’augmentait sa fatigue, par une sorte de compensation négative. Avant de reprendre son travail, il faisait une sieste jusqu’à deux heures ; c’était le plus souvent une brûlure du soleil sur sa figure qui le tirait brusquement du sommeil ; il lui arrivait quelquefois de mettre un moment à se reconnaître, soit qu’il fût encore à moitié endormi ou que le soleil en tournant ait modifié suffisamment le site en l’éclairant d’une lumière dépaysante. La bouche ouverte, bras et épaules tombantes, il considérait stupidement l’excavation noyée de lumière que le roc à vif réverbérait d’une manière aveuglante.



Lentement, comme à regret, il reprenait son outil en main et, petit à petit, la journée se remettait en marche au rythme de ses bras jusqu’aux plages mauves, de fraîcheur et d’ombre où elle s’échouait le soir.

C’était l’heure où le monde autour de lui se remettait doucement à vivre de toutes ses plantes et de toutes ses bêtes ; après la terrible fureur solaire qui délabrait le décor en faisant ressortir ses plaies et ses usures avec une indécence orientale, pouilleuse, mariant la zone industrieuse et le gourbi efflanqué, l’atmosphère retrouvait un peu de sa liquidité matinale, la fraîcheur d’herbe du serein montait des fonds déjà violets où commençaient à s’allumer çà et là, visibles depuis le chantier, des lueurs soufrées que la nuit arrivante révélait aux emplacements des fermes et des hameaux. Il y avait chaque soir dans cet instant une stimulation paisible et plus ménagère, l’envie de se trouver à une table avec d’autres personnes, de boire et de manger en leur compagnie, de traverser lentement les villages bruissants de rumeurs et de voix conversantes, à l’heure où les filles gonflent leurs bouches dans l’ombre vanillée par la brillantine de leurs cheveux, ou par l’émanation douceâtre et amoureuse des tilleuls – l’heure où les costauds poilus de la cinquantaine gaspillent à la pétanque leurs dernières cartouches politiques ou sexuelles, l’heure où les vieux assis sous les platanes branlent du chef, exhument leurs vieilles réprobations en oubliant qu’ils vont mourir cette nuit et que cette histoire de courte durée aura été sans importance.

Plus loin, là-bas, au bord de la mer ou dans les fourrés autour des bals publics, il y en a qui se foutent pas mal que ça ait de l’importance ou que ça n’en ait pas, qui baisent en cadence, et jouissent crapuleusement, comme des chats.

Ses outils rassemblés et roulés dans une bâche pour que la rosée du matin ne les lui rende pas trempés, il descendait à grands pas heureux, foulant les herbes molles d’humidité et le sol élastique qui rendait sa fatigue plus légère a emporter. La réalité qu’il descendait avec lui – bataille contre la montagne, ensemencée de grands horizons et de ce flottement incomparable d’aventure qu’apporte un immense avenir incertain – lui faisait oublier celle qui l’attendait en bas devant la porte, la réalité des lèvres pincées, nez triste, mains crochues, avides de manipuler autre chose que des promesses, et n’ayant que faire d’incertitudes lyriques : la réalité haineuse qui compte et qui spécule, congénitalement frustrée, criblée de convoitises comme une pelote d’épingles, ramenant tout à la propriété immédiate des choses, ladre dans le lit, devant la mort à qui l’on ne prête rien, ou du bout des lèvres, au cabinet, éternelles constipées refusant également de prêter quoi que ce soit au monde dont elles ne puissent par avance escompter un triste profit, perdant tout pour gagner une misère sur la misère et préférant l’épargne et la sagesse médiocre des bourreaux du portefeuille à la folie qui marche les mains dans les poches vides et qui emporte tout son bagage, dans le creux de la tête. « Tu nous mettras sur la paille… Nous finirons comme ta pauvre mère, elle m’a encore mordue ce matin… Ton frère a compris, lui, et il doit bien rigoler dans sa Suisse… Dire que j’étais si bien toute seule à Mazel-de-Mort… Si tu crois que tu nous en sortiras parce que tu fais un trou dans la montagne, si tu crois que ça mettra du beurre dans les épinards parce que tu seras arrivé à faire couler l’eau jusqu’ici après Dieu sait combien d’années de bagne… Tu te crèves, tu te crèves, pendant ce temps les autres s’enrichissent, on donne des primes à droite et à gauche, et nous restons-là, à attendre que le ciel nous verse sa corne d’abondance. Des fois je me demande si tu n’es pas fou. »

Un soir, sans plus lui répondre que les autres jours, il fit un balluchon de sa couverture, empocha son tabac, deux ou trois poignées de blanchettes, décrocha la lampe tempête, et remonta dormir là-haut, sous le ciel poudré d’étoiles, au milieu des innombrables murmures de la nuit. La lune glissait sur les feuillages lisses, éclatait sur l’herbe en mille morceaux. La nuit était si calme qu’on n’entendait même pas respirer la forêt. Au-dessus du monde des hommes neutralisé par les ténèbres et le sommeil, les roulades des rossignols à travers l’obscurité lumineuse établissaient un autre univers d’une fastueuse sérénité, négligente des différences qui font le malheur des hommes. Le bruit d’un moteur émergeait quelquefois un instant, impur, accidentel comme une scorie dans l’eau claire ; très vite, le ronronnement indiscret retombait dans les caniveaux de la montagne, la nuit retournait à sa sérénité stellaire luxueuse, inhumaine, étrangère au temps, sans mémoire, ni commencement ni fin – semblable au visage inexpressif d’une divinité.

Un soir, au moment où il allait s’endormir, il aperçut sur l’autre versant du cirque une multitude d’étincelles bleues comme une tramée de poudre phosphorescente, qui gravissaient la pente en suivant l’orée du bois ; dressé sur les coudes, il suivit des yeux l’ascension de ce scintillement de même nature que celui des étoiles, et qui, avec cette liberté et cette impertinence que trouvent bêtes et choses en l’absence de l’homme, faisait évoluer juste sous son nez une pincée de voie lactée. Lorsque cette poudre d’étoiles atteignit le sommet de la montagne, elle disparut peu à peu mélangée à la nuit bleuâtre d’été, et il demeura longtemps le cou tendu, à retenir sa respiration, les yeux fixés dans la direction où ces étincelles vivantes s’étaient évanouies en lui laissant du vague et du flou dans l’esprit – une fine aiguille de solitude au vif de la poitrine, comme s’il regrettait de n’avoir pu les suivre là où elles étaient parties.

Après quelques heures d’un sommeil minéral, dès qu’il sentait le froid du matin se rabattre sur ses épaules, il se levait, s’étirait, s’exonérait bruyamment de ses ruminations intimes, hautes et basses, et jouissait d’un seul coup d’œil sur le chantier de l’usufruit et des progrès de son labeur quotidien. Le jour blême et incolore qui rasait la crête des montagnes encore dans le noir faisait ressortir peu à peu les taches plus claires sur l’herbe, des rochers concassés et du remblai de sable gris. Les premiers oiseaux s’ébrouaient sur leurs branches et engageaient des poursuites et des règlements de comptes entre les différents paliers de l’arbre ou du bosquet qu’ils habitaient. On sentait monter à travers bois l’odeur des genêtières mouillées – une odeur froide, piquante. Le monde autour de lui continuait à vivre sur sa lancée personnelle qui n’était pas celle des hommes, insoucieuse et sans projet, tout entière dans la gloire d’un instant de création qui durait depuis quelques milliards d’années.

Mais il fallait pourtant retourner chez les hommes, descendre à Saint-Julien avec la brouette et le tonneau, passer sous les fenêtres des endormis qui avaient l’eau dans leurs cuisines et qu’il voyait parfois en train d’arroser leurs capucines et leurs haricots dans un parfum de terre humide qui semblait le prolongement naturel de l’odeur de pain chaud soufflée par le soupirail de la boulangerie – et qui faisait juter tous les jours si violemment sa salive qu’un matin il ne se sentit plus le courage de résister à la tentation, et qu’accroupi devant le soupirail, il tendit au boulanger stupéfait une pièce de dix sous en échange de laquelle il reçut une demi-flûte de pain qu’il dévora craquant et chaud le nez dans la mie comme un chien affamé son museau dans la soupe.



D’ailleurs, la somme de travail accomplie tous les jours le creusait considérablement ; il n’avait jamais attaché beaucoup d’importance à la nourriture, toujours plus assoiffé d’air pur et de grands espaces qu’envieux d’une table bien garnie. Mais sa frugalité commençait à lui réclamer une base plus substantielle que ce pâle et fade bajana qui lui gonflait l’estomac mais ne lui confortait guère le muscle. Aussi prit-il l’habitude – ou plus exactement la reprit-il, car il avait déjà exploité largement et habilement la provende naturelle au cours de sa longue et haute retraité sur la can de Ferrières – de piéger chaque touffe de genêts, à deux ou trois cents mètres de son campement, et d’aller y récolter tous les matins quelques culs-blancs aplatis d’avoir passé la nuit entre deux pierres, et qu’il faisait rôtir incontinent comme au bon vieux temps où ronflait la fronde près de la fosse à ordures. En trois coups de dents, il ne laissait que le bec et les pattes ; ça lui mettait un peu plus de cœur au ventre pour attaquer la montagne, fourmi carnivore géante dont les coups de pic affolaient ses congénères microscopiques qui emportaient leurs gros œufs blancs en se précipitant vers des soutes plus profondes.

On fut pas tout à fait vers le milieu d’août sans avoir vu s’écouler ces trois semaines englouties à creuser L’Aiqualette. Et pourtant, la galerie mesurait maintenant sept ou huit mètres de profondeur ; parfois, le matin, en se réveillant, il considérait l’ouverture béante au sommet de l’éboulis de terre et de roches, et il lui paraissait incroyable d’avoir réalisé une telle prouesse tout seul et en si peu de temps ; il lui semblait chaque fois qu’il venait à peine de commencer.

Maintenant qu’il avait atteint cette profondeur, la progression souterraine, si elle apportait certains avantages de fraîcheur, de pénombre – et en cas de mauvais temps, d’orage nocturne, il pourrait toujours dormir à sec – posait par contre de nouveaux problèmes. Problèmes d’étayement : il eût été bougrement imprudent, quoique la roche fût assez compacte pour se soutenir toute seule, de continuer à creuser et surtout à ébranler la voûte à coups de mine sans consolider celle-ci par un échafaudage ad hoc. L’échafaudage, il l’avait sur place, dans ces hêtres qui tordaient leurs muscles noueux et satinés autour de la galerie, parmi ces granits dont il semblait qu’un mimétisme leur ait donné l’aspect grisâtre. Deux traverses verticales et une horizontale tous les mètres, renforcée, cette dernière, au besoin par un poteau central, offraient une sécurité à peu près illimitée : du reste, n’avait-il pas fait ses premières armes de sapeur à la mine de Villemagne, pour le boisage de laquelle on lui avait fait débiter du rondin à longueur de journée ? Il connaissait la taille en sifflet des étais et l’art du cuvelage comme pas un ; décidément, le sort vous réserve de ces surprises ! Qui aurait dit alors que tout cela lui servirait un jour ?

Il y avait un autre impératif : il fallait que la galerie conserve une légère pente vers l’extérieur : autrement dit, il était absolument indispensable de creuser en montant.

Un beau matin, il avait fait cette découverte idiote et capitale en essayant de rouler dehors un assez gros bloc de rocher qui n’avait pas l’air de vouloir se laisser faire et refusait carrément de sortir ; après l’avoir copieusement accablé d’insultes, il avait fini par le cajoler : sans cet incident, se serait-il aperçu que la galerie avait plutôt tendance à descendre vers l’intérieur de la montagne, et en ce cas, quand bien même aurait-il atteint la nappe aquifère, comment l’eau aurait-elle pu remonter la pente, sinon par des moyens artificiels compliqués et onéreux ?

Ce jour-là, il avait passé une partie de la matinée à confectionner un niveau d’eau de fortune avec une bouteille de limonade au milieu de laquelle il avait collé deux bandes de sparadrap parallèles qui indiquaient l’emplacement où devait s’immobiliser la bulle d’air, une fois la bouteille remplie d’eau. Bouteille et reste de sparadrap qui dataient de l’accident de son frère, et qu’il était allé dénicher dans un trou du mur au grenier, juste au-dessus de la tête de sa mère qui l’observait, recroquevillée dans la paille, les yeux fixes, et pas morte, ni recuite malgré la chaleur étouffante qui régnait sous les lauzes du toit en cette saison : « Tu crois pas qu’il faudrait sortir la vieille de là-haut ? – Tu n’as qu’à la mettre à l’hospice, après tout c’est ta mère, pas la mienne, j’ai bien assez de travail comme ça pour lui monter sa soupe et lui laver le derrière dans cette puanteur et avec un malheureux litre d’eau ! » La guerre était entre eux franchement déclarée cette fois.

Le problème de l’éclairage commençait à se poser au fond de la galerie, un peu plus lente à s’éclairer tous les matins et sombre plus rapidement tous les soirs, tant à cause de sa profondeur croissante que par le fait du raccourcissement des jours, sensible dès le début du mois d’août ; il travaillait à la lueur vacillante de deux bougies qui encadrait chacun de ses mouvements d’ombres désordonnées. Il avait calculé que l’illumination souterraine lui coûtait dix sous par jour, ce n’était pas une fortune mais enfin il y avait intérêt à tomber sur la poche d’eau le plus vite possible.

Bien que moins grave, le dernier problème était peut-être le plus emmerdant : comment expulser dehors les déblais de la mine. Jusqu’à présent, il charriait les rochers sur le ventre ou en les faisant rouler par terre lorsqu’ils étaient trop lourds ; mais désormais, la distance à parcourir rendait cette tâche de plus en plus fastidieuse.

L’utilisation s’imposait d’un véhicule quelconque qui lui épargnerait toutes ces manipulations incommodes, ces va-et-vient à n’en plus finir avec des dalles pesantes appuyées contre l’estomac, ou ces sacs de jute bourrés de cailloutis à crever. Et qui naturellement, ne s’en privaient pas, de crever, les enc… !

La brouette.

C’était la seule solution.

Mais alors il faudrait la redescendre tous les matins, sinon, comment trimbaler le tonneau ? Pendu à son cou, comme un tonnelet d’eau-de-vie au cou d’un Saint-Bernard ? Ce serait déjà assez pénible de la transbahuter jusqu’ici sans chemin, à travers les broussailles, les souches, les rochers, et par le travers d’une pente à toucher l’herbe du nez ! Répéter cet exploit tous les jours serait une pure folie. Il examinait ses mains, les posait sur sa poitrine : la mécanique a beau être solide, un jour ou l’autre, elle finirait par craquer, à ce régime-là…

Il se sentit envahi par une soudaine montée de découragement. Il sortit à pas lents de sa grotte, s’immobilisa au sommet du cône d’éboulis, dans l’aveuglante lumière d’août, et comme si brusquement il venait de perdre confiance en lui-même, en ce qu’il faisait, toutes ces roches empilées les unes sur les autres, ou renversées dans l’herbe, ce trou noir ouvert dans la montagne lui parurent une vaine, harassante et bien étrange entreprise – oui, vraiment, l’œuvre d’un demi-fou. Il se demanda si tous ses efforts serviraient à quelque chose, si ce n’était pas du temps et beaucoup de peine perdus que de s’être lancé sans réfléchir davantage dans une opération aussi ambitieuse et qui se révélait peu à peu être au-dessus de ses forces. En considérant à ses pieds tous les déblais de la mine, il avait l’impression que c’était les ruines de son édifice imaginaire qui venaient de s’effondrer rien qu’à cause d’une brouette. Les ruines de son projet.

Il alla s’asseoir, le dos contre un arbre, sentant en lui un grand vide ; il n’éprouvait même pas cette envie de fumer qui récompensait d’habitude une phase de travail menée à son terme. Pas plus qu’envie de tirer avec un mauvais fusil sur une cible inaccessible : il regardait le tiercelet planer tranquillement à la verticale du chantier, sans faire un geste vers le fusil qui pendait tout chargé à une branche. Qu’il plane tant qu’il veut, celui-là, lui était dégoûté de tout. Il se laissa envahir de pensées somnolentes et ne bougea plus ; rien que l’idée de descendre à Maheux pour chercher la brouette lui pesait comme une tâche insurmontable, surhumaine. Il se voyait arc-bouté contre cette pente, poussant toute la montagne sur ses épaules, attelé à une brouette dans laquelle, lorsqu’il se retournait pour voir ce qui pesait si lourd dedans, il constatait que sa femme et sa mère avaient pris place. Il essayait de les faire partir, mais elles résistaient et s’accrochaient de toutes leurs forces.

Tout à coup, les brancards lui restèrent entre les mains, et il vit avec horreur la brouette où gesticulaient les deux femmes s’enfoncer dans la pente et prendre de la vitesse. Il poussa un gémissement sourd, comme s’il s’arrachait lui-même à cette chute par une violente ruade, et il se réveilla brusquement : il faisait presque nuit ; il devait s’être endormi de fatigue, et avait fait un cauchemar.

Il crut avoir entendu un bruit anormal et prêta l’oreille : ce n’était qu’un peu de vent qui soufflait par moments dans les arbres. Du vent, il y avait longtemps qu’il n’y en avait pas eu – pas un souffle d’air depuis des semaines : l’été n’était qu’un bloc de chaleur énorme dans lequel tout était enrobé comme dans une cuve de graisse bouillante. Ces quelques soupirs qui agitaient les feuilles des hêtres semblaient aussi prometteurs et miraculeux que le langage de la mer après la traversée du désert. Il se dressa et eut envie d’aller fumer une cigarette là-haut, au-dessus du chantier, vers le sommet de la montagne où ce ressac d’air frais devait apporter des nouvelles du grand large.

La nuit, pleine d’étoiles au-dessus de sa tête, était complètement noire du côté de l’ouest – sauf par instants, où un cillement lumineux d’intensité variable révélait l’architecture et les plans successifs de montagnes et de sites inconnus dont la rétine n’avait pas le temps de fixer les images, et qui laissait juste apparaître à chacun de ses flashes d’immenses cavernes phosphorescentes suspendues entre ciel et terre. Cette illumination silencieuse et saccadée rappelait, plus qu’un orage lointain, ces lueurs intermittentes et de force inégale que les bombardements faisaient palpiter la nuit au-dessus du Rhône et des cités de l’Est.

Assis sur une souche au milieu de la clairière osseuse qui tonsurait le sommet de la croupe, il grilla pensivement sa cigarette, guettant le moindre indice, la moindre saute de vent, la plus infime augmentation d’intensité du cillement électrique qui parût annoncer que l’orage en train de s’amorcer ou peut-être de ferrailler sur les pentes de l’Aubrac ou au-dessus de Rodez allait venir crever par ici et faire changer l’été de cap. Mais la molle répétition d’éclairs continuait à illuminer brièvement et sans bruit les décors de nuages verticaux, et, peu à peu, elle sembla s’affaiblir et s’interrompit tout à fait au bout d’un moment, laissant le fond du paysage plongé dans l’obscurité, comme une scène de théâtre devant laquelle la rampe vient de s’éteindre. Le peu de vent qui soufflait tout à l’heure s’était recouché au sol ; il y avait un silence extraordinaire, on n’entendait aucun chant d’insecte ni le moindre glissement dans les herbes : on aurait dit que toute créature vivante venait d’abandonner ces hauteurs et qu’il en était le dernier occupant. Il éprouva une gêne bizarre à demeurer tout seul plus longtemps au milieu de ces bois silencieux, devant cet horizon ténébreux et muet, sous ce ciel noir et sans lune où tremblaient des étoiles disséminées – plus rares, semblait-il, que les autres nuits, comme si le ciel lui-même accusait ce soir une espèce de désertion. Il décida, pour le coup, de ne pas passer la nuit dehors et de dormir dans la galerie : cette huit morte, déserte, accablée d’on ne savait quelle stupeur, ne lui disait rien qui vaille, et peut-être les moments désagréables qu’il avait traversés cet après-midi y étaient-ils pour quelque chose, mais une fois qu’il fut blotti dans le fond de son tunnel, où, la bougie allumée, il fuma une dernière cigarette, il eut un étrange bien-être à se sentir entouré, protégé de l’extérieur par des milliers de tonnes de roche ; là-dedans, il était comme une taupe dans son trou : dès qu’il eut soufflé la bougie et qu’il se fut enveloppé dans sa couverture, il s’endormit au fond de son boyau souterrain comme un enfant entre les bras de sa mère.

Vers le milieu de la nuit, une épouvantable déflagration le tira brutalement du sommeil ; il crut sur le choc du réveil que tout avait sauté et qu’il allait être enseveli sous les décombres de la mine ; cœur battant à tout rompre, il se précipita dehors et fut accueilli par une immense lueur aveuglante qui déchira l’obscurité pour y laisser retomber dedans le décor qu’elle lui avait arraché l’espace d’un instant ; la clarté foudroyante fut suivie de l’énorme retentissement de ces cavernes nuageuses qui étaient venues se former au-dessus du plateau pendant qu’il dormait. Le grondement se répercutait dans des cavités que leurs échos creusaient pour l’oreille un peu partout dans le ciel ; il crut sentir la terre trembler sous ses pieds. Chaque coup de tonnerre s’abattait et résonnait au milieu du cirque avec la violence d’une bombe. Ce qui les rendait peut-être encore plus terrifiants, c’est qu’il ne tombait pas une goutte de pluie ; il n’y avait même pas de vent. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois qu’il assistait à un de ces orages secs qui épouvantent femmes, enfants, animaux par la violence et la fréquence de leurs éclairs, et qu’il n’est pas rare de voir mettre le feu aux granges ou à la forêt. Par moments, lorsque l’éclair se produisait, on aurait dit que le ciel se déchirait, avec un bruit très matériel d’étoffe qui s’arrache, d’une incroyable méchanceté. Il fermait à demi les yeux et rentrait la tête dans les épaules. Il éprouvait de la haine pour cette débauche gratuite de vacarme et d’électricité qui secouait et incendiait de ses salves les hauteurs de la nuit sans être foutue de verser une goutte d’eau. Dire qu’il y avait dans ces nuages de quoi faire cesser immédiatement ses ennuis ! Fini, les corvées à Saint-Julien, les pertes de temps, le forçage ; la citerne se remplirait (avec toutes les toitures qui l’alimentaient, elle pouvait se remplir en une nuit) ; la source recommencerait à couler, le bassin lui aussi se remplirait, il irait chercher la brouette dès demain matin, sa femme ne le harcèlerait plus de ses récriminations incessantes, peut-être de nouveau consentirait-elle à redevenir une femme, alors que depuis des mois, malgré le bassin, malgré le lièvre, malgré les onze mille cinq cents francs, ceinture !

L’orage continuait à s’en donner à cœur joie – un véritable feu d’artifice nocturne qui illuminait le plateau de sa lumière froide rien que pour emmerder les gens et semer la terreur parmi les bêtes.

« Si tu crois que tu me fais peur », hurla-t-il entre deux coups de tonnerre.

Il sortit tête nue et cracha vers le ciel ; il aurait aimé que celui-ci ait un visage, soit une personne pour pouvoir mieux l’insulter. C’était peut-être une des raisons pour lesquelles il haïssait le plus l’univers, lorsque celui-ci lui donnait l’impression de contrecarrer sa volonté : être vide, n’être pas quelqu’un à qui tendre le poing, adresser des injures.

Mais à quoi bon se fatiguer pour rien ? Mieux valait rentrer dans la grotte et y rester toute la nuit. Il serait toujours temps d’aviser à l’aube. Il eut beau se tourner et se retourner dans tous les sens sur sa couverture comme un chien au fond de sa niche, impossible de se rendormir. Une fois c’était pour se dire qu’il lui faudrait renoncer, mettre la clef sous la porte, tout plaquer, et aller s’embaucher à la mine de charbon ; une autre fois il reprenait courage, décidait de poursuivre l’opération sans s’inquiéter de l’avenir, de descendre à Maheux aux premières lueurs de l’aube pour récupérer la brouette ; il irait chercher l’eau avec deux bonbonnes de dix litres, une dans chaque main : la Noiraude n’aurait qu’à se débrouiller avec ça. Un moment, il pensa utiliser le cheval attelé à un traîneau de fortune, comme on faisait dans l’ancien temps au fond des mines de charbon ; mais il se doutait bien que la galerie tout embarrassée par les poteaux de soutènement ne livrerait pas facilement le passage à l’animal, et même que celui-ci aurait peur de pénétrer dans ce boyau obscur : c’était déjà toute une comédie pour le faire entrer dans la bergerie, dont la porte était beaucoup plus basse et étroite que celle de son ancienne écurie à Mazel-de-Mort.

De temps à autre, il se levait pour aller prendre des nouvelles de l’orage : c’était toujours le même tintamarre, les mêmes grandes trouées aveuglantes dans lesquelles se matérialisaient des arbres, des rochers, des montagnes, des gouffres et des nuages, et il crut entendre la voix de son père, une nuit au cours d’un terrible orage qui avait ravagé la récolte : « Et devant l’Eternel, il y eut un vent fort et violent qui déchirait les montagnes et brisait les rochers : l’Eternel n’était pas dans le vent. » Il haussa les épaules. Il était bien possible que l’Eternel ne fût pas dans tout ce vacarme, et du reste on se demandait où il pouvait bien se fourrer dans tout ça.

Il alla se recoucher et de nouveau se laissa reprendre par l’engrenage de ses obsessions sans parvenir à leur échapper en s’esquivant dans le sommeil.

Alors il se dressait, allumait la bougie, roulait une cigarette, tirait quelques bouffées amères, mais c’était son propre fiel qui, d’amertume, de vindicte impuissante, lui remontait dans la bouche. Pour passer le temps, il donna quelques coups de pic contre le rocher, mais mollement, sans conviction ; il faut dire qu’il se sentait assez faible, n’ayant rien mangé depuis cette poignée de châtaignons d’hier matin ; d’hier matin, car on devait se trouver maintenant sur l’autre versant de la nuit. Il se précipita dehors, ayant soudain cru entendre crépiter le feuillage : non, c’était une puissante rafale qui tordait les arbres et soulevait des tourbillons de poussière et de feuilles sèches, et là encore, son père aurait eu beau jeu d’affirmer que l’Eternel était également absent de ce vent brutal qui fouettait les bois et lui jetait des poignées de sable à la figure. Les hommes ont toujours fait dire aux choses n’importe quoi, ce qui les arrange : bon, ce qui est Dieu, mauvais, ce qui n’est pas Lui. Lui n’a jamais dit grand-chose ; le bon et le mauvais sont si bien mélangés sur la terre qu’on se demande quel jeu Il joue.

A bout de force, et même à bout de colère, il tendit les bras vers ces lourdes nuées noires qui s’accumulaient au-dessus du Haut-Pays : oh ! si seulement il pouvait pleuvoir… Mais il ne sentait entre ses doigts écartés qu’un vent sec et presque tiède glisser comme du sable. Maudite saison ! Maudit pays ! Maudit désert où les blés, demain matin, seraient piétines au sol par ce vent stupide, obtus comme un troupeau de taureaux ! Et le père, tous les jours, qui ne se mettait jamais à table devant son brouet de châtaignes sans exhaler d’une voix mourante, exténuée : « Seigneur, nous Te remercions pour les bienfaits dont Tu nous inondes. » Si on L’avait remercié pour les emmerdements, la vie entière n’eût été qu’une longue action de grâce. Ainsi maintenant, fallait-il croire, tout comme Elie devant sa caverne du mont Horeb, que le Seigneur n’était pas dans cette flamme rouge qu’on voyait grandir et s’étendre, attisée par le vent, sur cette lande entre Maheux et Mazel-de-Mort, où la foudre venait de s’abattre, communiquant sans doute le feu aux buissons et aux herbes sèches ? Si l’incendie ne se contentait pas de brûler quelques hectares de lande, et sautait la saignée du torrent, dévorant les bois bourrés de résine, serait-Il ou ne serait-Il pas dans ce nouveau désastre ? C’est à ce moment de la nuit que la trombe d’eau vint fort à propos donner sa réponse grossière, et il ne fallait pas être grand clerc pour pénétrer que l’Eternel ne pouvait pas non plus prendre part à ce déluge brutal, aveugle, qui avait peut-être noyé illico l’incendie sur la can de Ferrières, mais d’un autre côté, comme pour faire payer ce service, écrabouillait au sol la moisson. Dieu n’écrase pas le blé des hommes ; il est d’ailleurs probable qu’il ne s’intéresse pas du tout ni en quoi que ce soit à ce qui pousse sur la terre.

Appuyé contre la paroi de granit de sa grotte, Reilhan était en train de s’initier à la logique implacable du monde. Il regardait à la lueur des éclairs tomber et rouler au sol des torrents d’eau qui remplissaient les nappes souterraines et les citernes, revigoraient les bois décharnés, et emportaient dans les bas-fonds la terre des champs cultivés. N’avait-on pas cessé de leur apprendre, enfants, que Dieu ôtait d’une main ce qu’il donnait de l’autre ? « Le Seigneur me l’a donné, le Seigneur me l’a repris, que le nom du Seigneur soit béni. » Ah ben merde, alors !

Il se recoucha, écœuré, las de tant d’absurdité, et s’endormit cette fois d’un coup, comme il arrive souvent lorsqu’il pleut beaucoup.




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