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Joseph Reilhan se laissa glisser dans les diverses complications causées par son accident, dans l’interminable convalescence qui en résulta, sans opposer la moindre résistance. Sa jambe infirme lui permit de passer l’hiver au lit, comme un coq en pâte, à somnoler et à rêvasser en toute tranquillité dans les nuages auxquels le prédestinait la double conjoncture de son ascendance maternelle et du signe astrologique dont elle semblait l’avoir délibérément gratifié : sa mère et lui étaient nés sous le signe du Verseau : signe par excellence des êtres aqueux, lunaires, oblitérés toute leur vie par le regret des béatitudes intra-utérines.
Le soir où avait eu lieu l’accident, Abel l’avait ramené sur son dos, à moitié inconscient, et la figure couverte de sang : il avait l’arcade sourcilière sérieusement entamée, une dent cassée – il ne s’en aperçut que trois ou quatre jours après, en trouvant un morceau d’émail au fond de son assiette – ainsi qu’une assez vilaine déchirure à la lèvre supérieure, dont la cicatrice lui mit sur la bouche un air de dégoût indélébile : même quand il était content, on aurait dit qu’il avait envié de rendre.
En le voyant dans cet état – il tremblait de tous ses membres et bredouillait des mots incohérents – sa mère poussa quelques cris, se tordit les mains, cogna son front contre le manteau de la cheminée.
« Oh ! Ce pont ! Ce pont ! Je savais bien qu’un malheur finirait par arriver ! Le malheur est sur cette maison », répétait-elle en se dirigeant vers un placard dans lequel elle se mit fébrilement à fouiller.
En prononçant ces derniers mots (un des principaux traits de ce caractère astrologique est également de se griser du pire, par une sorte d’homéopathie instinctive), sa voix avait baissé de plusieurs tons et pris un registre plus grave, plein de rancœurs et de sous-entendus, et dans lequel planait la menace de la « goutte qui fait déborder le vase ». Les deux hommes, tapant du pied contre le rebord de la cheminée pour décoller la semelle de neige plaquée sous leurs chaussures, soufflaient et ne disaient rien, comme s’ils se sentaient coupables. Enfin, après avoir fait beaucoup de bruit dans le placard, elle finit par en extirper une bouteille d’eau sédative, poussa contre les braises une bassine remplie d’eau, s’agita à travers la pièce, obéissant à ses gestes de ménagère habituels avec la vélocité mécanique d’un automate.
Pendant ce temps, nanti d’une mine solennelle appropriée aux circonstances, Reilhan examina les plaies, se livra sur la jambe blessée à des opérations mystérieuses qui eurent pour effet d’arracher quelques hurlements au jeune homme et de confirmer son tortionnaire dans la certitude que ce douillet serait sur pied le lendemain matin.
Le lendemain matin, le douillet, à qui on s’était contenté d’administrer des compresses d’eau salée, avait le délire, une forte fièvre, et la jambe paralysée ; violacé, laqué, comme nageant dans le pus, son genou avait doublé de volume. Penauds, les deux hommes se tenaient debout au pied du lit tandis que la mère, assise à son chevet, lui tamponnait le front avec un mouchoir imbibé d’eau sédative ; des images d’une horrible précision lui défilaient devant les yeux chaque fois qu’elle les fermait : Joseph-Samuel Reilhan. 1931-1948. Le pasteur de Florac. Voix que le plein air fait chevroter. Silence coupé de sanglots et de roulements sourds, etc. Elle rouvrait immédiatement les yeux et se jetait sur le corps de son fils qu’elle secouait pour voir s’il respirait encore.
Il respirait, comme on respire avec 40° de fièvre, une commotion cérébrale, et une bonne infection en train de faire son chemin. Mais avec ce qui se passait dehors depuis cinq heures du matin, il y avait de grandes chances – si l’on peut dire – pour que les images dramatiques qui déniaient devant les yeux de la seule personne malgré tout un peu clairvoyante de la maison deviennent une triste réalité : c’était la plus belle tempête de neige qu’on avait vue depuis cent ans.
Abel avait essayé de traverser la cour pour aller chercher du bois ; il était revenu à plat ventre, complètement abasourdi par l’énorme gifle qu’il avait reçue : sa force extraordinaire n’avait pas été de trop pour l’empêcher de s’envoler comme un simple drap de lit. Joseph était maintenant entre les mains de Dieu ; on commença de réciter quelques versets de la bible : l’affaire était en bonne voie.