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La première neige de l’année tomba en abondance vers la fin de novembre. C’était une apparition précoce qui entraîna le Haut-Pays, et presque tout le Sud dans un hiver sans précédent : pression inouïe du silence, calfeutrant de son étoupe le sang au fond des oreilles (hameaux reclus, bâtiments isolés ne perdaient plus leurs bruits) ; aurores boréales collées contre les vitres resplendissantes de givre ; nuits volatiles comme de l’éther, irrespirables… Et le long glissement des heures à l’intérieur des cours ensevelies où ne sautillait plus aucun oiseau.

Parmi les gens du plateau, tout au plus une demi-douzaine de familles gîtées dans ses replis les mieux exposés, et habituées à soutenir le siège du froid pendant une bonne partie de l’année, personne n’avait jamais connu ces étranges merveilles d’invasion glaciaire qui ramenaient sur les hauteurs des temps de désastres et de grandes famines – pas même à Mazel-de-Mort la vieille Alice Despuech, à la mémoire pourtant jalonnée d’hivers catastrophiques. Cette fois-ci, elle ne se trompait d’ailleurs qu’à moitié lorsqu’elle déclara que la fin du monde était imminente : elle fut emportée par cette marée glaciale dont la première vague déferla jusqu’au bord de la mer, calcinant tout sur son passage, désolant les versants méridionaux les plus abrités et mutilant les forêts, les parcs profonds, de larges trouées que le printemps ne reverdirait pas. Six mois plus tard, sur les coteaux ensoleillés, les souches d’oliviers fendues, les treilles stériles dresseront contre un ciel neuf leurs branches tordues et leurs griffes noircies par le gel.

Au-dessus de Mazel-de-Mort (qui ne comptera plus que deux âmes après la mort d’Alice) commencent de hautes solitudes et brusquement tout change, les torrents disparaissent, les sources se raréfient, le schiste et le granit cèdent la place au calcaire marin, le sol s’éclaire et clapote comme une vieille toiture, l’air acide nettoie les sous-bois clairsemés où le ciel apparaît à travers les derniers fayards. Bientôt, l’étendue livide et sans arbre moutonne à l’infini, avec ses pierres celtiques enracinées dans l’herbe morte, et rongées par le vent d’ouest dont la houle incessante vient battre les anciens murs de clôture et les bergeries désaffectées.

Les jours calmes, il y a toujours la rumeur de brisants que fait au loin ce vent pris dans les défilés et, plus proche, le froissement de ses vagues respirant sur les plages de lichens et de mousse avec la régularité du ressac ; au ras des crêtes, qu’on croirait alors hantées par le souvenir de la mer primitive, des croix interrogent la fuite des horizons de leurs moignons trapus. Fréquemment, des ombres de nuages rôdent parmi les roches géantes, éteignant par instants d’immenses pans de paysage qui se rallument dans un pétillement d’insectes et l’on sent aussitôt la cuisson d’une lumière crue et vorace.

Ce qui rend sensible, plus encore que son relief bizarre, la barbarie millénaire du site, c’est son climat : tantôt bouillant, tantôt glacial, il communique aux plus belles saisons quelque chose de convulsif ou de malsain. Même au cours des années clémentes, quand les plateaux balancent tout l’hiver leurs ondulations arides sous une frange de sommets à peine saupoudrés de blanc, et que, couvée par des chaleurs précoces, la verdure renouvelle les pelouses jaunies, des retours de froid inattendus bousculent le printemps et pourrissent les pentes trop prématurément gonflées de son opulence. En plein mois d’août, au moment où le plus chaud du jour stagne au pied des falaises, dans les cuvettes du plateau et au milieu des châtaigneraies, on voit la misère des choses, et, pour ainsi dire, leur envers délabré par la puissance de la lumière : chemins cendrés, aires pouilleuses, d’un jaune rance africain, parois cuirassées de schistes jetant l’éclat fébrile et plombé d’une journée à l’orage ; bergeries écrasées au sol sous le poids d’énormes lauzes que le soleil piétine et dont les débris blanchissent par terre comme des omoplates ; toits défoncés, béants sur des ruines jonchées d’ardoises ; bourgs attaqués ça et là par les caries des bâtiments creux et noircis de ronces, haussant leurs façades chaulées les unes au-dessus des autres dans un enchevêtrement industrieux pour regarder ce qui se passe au loin. Mais sur la fin de l’après-midi, du côté où les ombres s’allongent, mouillées d’une odeur de verdure, une émanation minérale qu’on distingue de la fraîcheur du serein à sa touche plus vénéneuse, suinte des fondations de la terre, envahit les fonds, gravit les prés, gagne les courtils, circule le long des venelles.

Cette goutte de froid infinitésimale est mortelle pour la saison ; elle dilue extraordinairement vite l’épaisseur des beaux jours : à ce détour de l’été, l’air éclairci écoute soudain un bruit de cosse qui éclate.

Il ne reste que peu de temps. L’automne lui-même n’est souvent qu’un tourbillon de feuilles entre deux portes entrebâillées, un seuil tiède et frileux ouvert sur deux versants de l’année. A peine le soleil à son déclin, écrasé derrière le vitrail des forêts, s’est-il – épuisé en rougeurs et en brumes, un vent marin tout en haillons, grondant d’une rumeur d’usine et de train, pénètre par les couloirs du sud, traîne ses nuées sales, arrache les feuilles sèches des arbres, brouille l’incendie des lointains, et finit par l’éteindre. En quelques jours, parfois en une seule nuit, le Haut-Pays a largué les amarres qui le tenaient aux provinces du Sud. Un matin, dès que le vent s’est tari, on découvre, en poussant les volets, une immense crypte, silencieuse et vide, un monde de pierres froides, de pentes nues, de bois dépouillés et brillants dont les branches dessinent contre le gris uniforme du ciel des grilles à l’encre de Chine. Par les ouvertures étroites, tombe une clarté morte qu’on ne songe à dissiper que le soir, lorsque les stèles funéraires rassemblées autour des fermes s’enfoncent dans l’obscurité – la lampe allumée, d’une main économe.

Mais quelquefois, l’automne, c’était aussi une soudaine illumination du paysage d’où le brouillard se retirait, laissant sécher les pierres qui trouvaient une espèce de vie élémentaire et se mettaient à fumer au soleil ; les fleurs clandestines sous l’herbe chaude, plus drue et plus vivante qu’un banc d’anémones marines, et le grésillement des bouquets d’orties le long des murs, à l’abri desquels s’étaient réfugiés les insectes. La matinée croisait au ralenti dans un ciel sans sillage. Il y avait dans l’air une résonance paisible, portant d’un versant à l’autre des bruits de forge, une rumeur casanière de horde qui s’installe et de troupeau qui prend ses quartiers d’hiver. Les odeurs semblaient enfin délivrées du frêle et fascinant souvenir, de la déchirante précarité des venelles en fleurs que certains soirs de printemps avaient remplies d’on ne savait quelle promesse trouble ; celles qu’on respirait aujourd’hui substituaient à d’intimes nostalgies des besoins plus grégaires et plus sobres : arômes poivrés, captivants, que soulève le pelage corrompu des forêts, et qui arrêtaient avec la même impérieuse subtilité que l’odeur de l’encens ; odeurs aigres, dégagées par les tas d’écorce et de sciure fraîche en pleine fermentation, odeur femelle autour des hêtres abattus, dont l’aubier éclaboussait une couche élastique de fanes ; odeurs de travail stimulantes, de cuir et de fer chaud, mêlées aux fumées acides des premiers feux de bois à travers les hameaux engourdis dans la lumière grasse, et filant des heures lentes, à peine rendues sensibles par un grincement d’essieu ou les battements clairs d’une enclume qui se répercutaient entre les murs de leurs ruelles encore luisants d’une averse nocturne… Toutes ces odeurs plongeaient immédiatement les sens dans une disponibilité attentive, comme au passage d’une voûte, quand on reçoit tout à coup une bouffée caressante, de fenil ou de pain brûlant. On n’avait pas encore rentré les pots de géraniums, et des tapis de champignons étaient étendus à l’ombre calme des murs, sur les terrasses.

Cependant, cette paix ne trompait même pas les oiseaux sédentaires, qui s’ébrouaient le matin plus près du seuil en ébouriffant leurs plumes gelées.

Maintenant, les nuits obtenaient une pureté extraordinaire, sidérale : le ciel était si noir qu’il paraissait sans atmosphère, comme sur les astres morts ; il rinçait les montagnes et multipliait les étoiles ; aiguisées et durcies par un froid de plus en plus sec, elles avaient la grosseur des gemmes, et leur éclat. Le soir, on entendait gronder dans les bas-fonds, du côté de Saint-Julien : le souffle assourdi des torrents franchissait en droite ligne la forêt amaigrie et transparente, dont s’élevait, chaque nuit un peu plus épais, un lac de brouillard qui apportait le silence, étouffait tous les bruits de la vallée, détrempait les pentes, et isolait de hautes péninsules minérales dans leur sérénité planétaire.

Ces signes, qui précèdent généralement les hivers très rudes, hâtaient les dernières besognes ; les cuisines, glaciales malgré un reste de braise sous les cendres, trouvaient les hommes debout avant l’aube, toujours plus lente à embuer les vitres de sa grisaille ; dès qu’ils s’étaient réchauffés d’un bol de café ; ils se glissaient dehors, humaient le temps ; des petites touffes d’haleine s’évaporaient autour du point rouge des cigarettes ; et remontant d’un coup d’épaule leur sac garni pour la journée, ils se mettaient en route : lorsque la matinée s’annonçait pâle et tranquille, la pierraille des chemins écrasée sous leurs chaussures cloutées faisait sonner la limpidité de l’air comme du verre.

Les campements forestiers recommençaient à vivre sous un éclairage encore exsangue, bleuté ; et jusqu’a la tombée de la nuit, ils occupaient tous les bras disponibles. Mais on pouvait bien abattre le même travail, c’était à contre-saison, un pied au milieu des feuilles mortes, l’autre déjà posé sur une longue pente de sommeil. Les jours raccourcis précipitaient les heures, les arbres passaient comme dans un rêve ; leurs branches vides attendaient la neige, noyaient les ravins d’une brume violette où brillaient par endroits des coulées d’argent : après le gel nocturne, les glacis s’égouttaient sur les boucliers rocheux qui encombraient leurs flancs.

Insensiblement, cette diète de froid léger avait assaini les sous-bois pourris d’humidité et la voûte du ciel s’était élargie jusqu’aux limites de l’atmosphère. Aussi loin que portait la vue, depuis les éclaircies ouvertes à travers la forêt par les coupes récentes, apparaissait un moutonnement désertique et sans relief que le soleil ne parvenait pas à colorer, bien qu’aucun nuage ne fût visible : le ciel se figeait et devenait vitreux comme la surface prise d’un étang.

Au moment de la pause, quand les feux de brindilles vertes crachant leur sève au centre des clairières avaient rassemblé des groupes de forestiers qui s’asseyaient sur les souches en tirant leur couteau, l’air qu’on respirait gardait au contact de la terre dure et purgée sa sécheresse grisante du petit matin ; il attisait le sang avec la force d’un alcool très pur. Dans le silence des bois où rien ne bougeait et au-dessus desquels les fumées des chantiers s’immobilisaient en nappes vaporeuses, les coups d’une hache solitaire retentissaient sous de hautes futaies aussi sonores que la nef d’une église. Mais des le début de l’après-midi, on sentait un fluide âpre qui pénétrait la moelle monter du sol, et la lumière pauvre s’appauvrissait encore davantage.

Un soir de la dernière semaine de novembre, alors que les raides accélérations des tronçonneuses à essence (c’étaient les premières de l’époque) s’enrageaient encore sous les couverts avec des pétarades de moto-cross, les feuilles sèches tout à coup se mirent à grésiller : c’était une multitude de petits flocons qui sautaient de tous les côtés, semblables à du grésil, du reste. De plus grosses touffes ne tardèrent pas à cribler l’espace couleur d’anthracite ; elles descendaient lentement, aussi lentement que de l’ouate, et se posaient sur le sol avec délicatesse.

Le Haut-Pays venait de basculer dans les mois obscurs : malgré l’intense luminosité de certaines journées d’hiver, quand le paysage de neige étincelle sous le bleu éclatant du ciel, les vieilles bâtisses restent sombres, plongées dans un déclin de jour perpétuel où chaque instant porte la noirceur d’un froid de cave. Ce n’est pas que les gens d’ici soient particulièrement frileux : il en est qui se flattent de laisser la porte grand ouverte lorsqu’il gèle à pierre fendre ; ni que tous les hivers ramènent obligatoirement des températures sibériennes. Mais la plupart de ces bories aux murailles de forteresse sont enfouies au plus profond des combes, ou tapies dans quelque trou ; à peine si on aperçoit leurs lucarnes au ras du plateau ; les pièces du rez-de-chaussée, presque toujours pris dans le flanc de montagne, ou adossé contre le versant le mieux abrité de la cuvette, ont le mur du fond construit à même le roc, dont on voit par endroits se renfler l’échiné. Ce sont ces renflements enveloppés dans la maçonnerie, qui, à longueur d’année, imprègnent la maison d’une atmosphère rébarbative où le froid n’est pas seul en cause ; on retrouve la même âpreté dans le paysage et dans le climat. Peut-être même d’ailleurs dans la race.

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