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POUR Samuel Reilhan, tout a commencé un certain soir de novembre, en 1948, l’année où sévirent ces grands froids, précisément. En réalité, il s’appelait à ce moment-là Joseph Reilhan, tout bonnement.
C’est un adolescent un peu gras pour son âge et pour sa race ; cela fait deux ans qu’il a quitté la communale et qu’il travaille la terre avec ses parents. Travailler la terre est une façon de parler : dans cette région, c’est le désert qu’il faudrait dire ; mais nous y reviendrons.
Le voici pour l’instant en train de couper du bois et de fagoter en compagnie de son père et de son frère aîné, dans un hêtraie du côté de la can de Ferrières, entre Saint-Julien-d’Arpaon et Barre-des-Cévennes – un des endroits les plus solitaires de ces montagnes : il faut y aller.
Depuis trois semaines, la campagne d’hiver est menée à une allure d’enfer. Tout annonce une de ces neiges précoces qui tiennent jusqu’au printemps : les bois trop silencieux, où pas la moindre feuille ne bouge ; les corbeaux qui attendent à la cime des arbres morts, et qui eux non plus n’osent pas bouger, comme s’ils étaient empaillés ; le ciel sans mouvement, plafonné de déplaisantes volutes floconneuses telles qu’on en voit se former à la surface de la lessive sale ; la sécheresse stérile de l’air, dont le mordant semble cependant s’adoucir : on dirait que le froid perd ses aiguilles et se feutre. Il y a enfin l’épaisseur anormale des pelures d’oignon, ainsi que la disparition de je ne sais quel oiseau, qui devrait être encore par ici, mais qui a pris bel et bien le large… Tout le monde se rappelle l’hiver de 1882, celui où l’on avait aperçu, ou cru apercevoir quelques loups dans les parages : les choses s’étaient présentées exactement de la même façon. Cette immobilité générale ne peut rien présager de bon.
Loups ou pas, on a pris le taureau par les cornes ; il s’agit de gagner de vitesse une interminable mauvaise saison dont on ne voit jamais la fin et qui survient toujours trop tôt ; pendant laquelle en tout cas on sera obligé de faire feu de tout bois : à travers les coupes forestières dévastées, les haches voltigent et les scies se démènent dans un carnage de branches quand, le dernier vendredi du mois, vers quatre heures de l’après-midi, voilà cette neige qui se met à tomber ; les vastes étendues de landes et de forêts qui moutonnent autour de la can de Ferrières sombrent rapidement dans la grisaille.
Les trois bouscatiers n’ont pas moins d’une heure de marche pour regagner leur gîte ; le parcours est assez accidenté, la nuit est là ; les gens du Haut-Pays n’aiment pas beaucoup se laisser surprendre loin de chez eux par un temps pareil : il y a eu, même récemment, de malheureux exemples.
Dès qu’il aperçoit les premiers flocons, le vieux Reilhan fait signe à ses deux fils qu’il est temps de déguerpir. Le sac bouclé, hache à la main et un fagot sur l’épaule, ils sortent du bois et les voilà partis dare-dare par le travers des pentes d’herbe rase qui commencent à grisonner ; le découvert domine de très haut l’espace d’une vallée déjà pleine de ténèbres.
C’est un fond de hêtres clairsemés, d’éboulis et de mauvais pâturages que d’autres pentes sévères murent de tous côtes. Le site, quoique de dimension importante, ne montre qu’une solitude ingrate et sans perspective, refermée sur elle-même par les puissants contreforts des plateaux ; accrochées par endroits, minuscules à cette distance comme des nids de guêpes, des métairies désertes, des fermes inhabitées flanquées de bergeries en ruine. Aucune lueur, aucune fumée ne signalent nulle part la moindre trace de vie. Il n’y a rien que les flancs abrupts, décharnés, d’un cirque que trois saisons sur quatre plongent dans la stupeur des pentes rêches ou des neiges tardives ; on sent que la vie a fini par se retirer d’un endroit qui ne lui convient pas, ou plus.
Pourtant, quelque chose vient de s’allumer dans le noir de la combe, une de ces petites taches fuligineuses avares de lumière qu’on voit charbonner la nuit dans les campagnes sans électricité ; les grandes draperies de neige qui se déploient au fil de l’espace la font clignoter et même disparaître par moments : Maheux, où, pendant la mauvaise saison, une lampe brûle tous les soirs devant la fenêtre tant que les hommes ne sont pas de retour.
Maheux, c’est le genre de constructions qu’on retrouve un peu partout à travers le pays ; nichées dans les coins les plus invraisemblables, toutes plus délabrées les unes que les autres, elles sont la proie des ronces, des racines et des herbes folles qui ont déjà conquis une partie des communs, et qui attendent la première occasion pour prendre possession des lieux et en chasser définitivement l’occupant, si par extraordinaire il y en a un ; et c’est sans doute en raison de leur accès scabreux et d’un emplacement choisi, semble-t-il, exprès pour ses innombrables désagréments, qu’on les appelle des « folies ». Le terme avouait jadis des largesses et des extravagances campagnardes ; il est ici plutôt mi-figue, mi-raisin, comme si, pour habiter des endroits pareils, il fallait être à moitié fou, au risque de le devenir complètement.
Et en effet, qu’une petite vie continue à couver ses braises et à tenir ses draps propres au milieu d’une telle désolation a de quoi intriguer ; il y a là une sorte d’incompatibilité flagrante qui donne froid dans le dos ; on se demande au prix de quelle terrible austérité des gens peuvent s’accommoder d’un commerce aussi rude avec le monde.
Les façades crevées vomissent du foin ; le vent s’engouffre sous des voûtes béantes tapissées de capillaires ; des poutres goudronnées par des siècles de fumée brandissent leurs moignons pathétiques au-dessus de décombres qui, eux aussi, ont quelque chose de tragique : on croirait que ces masures ont été éventrées par un bombardement. Leurs ruines n’ont pas le temps de vieillir paisiblement dans la complicité de la verdure ; ce qui était encore debout l’an dernier tombe en miettes aujourd’hui ; le gel, la pluie, le soleil ne feront qu’une bouchée de ces noirs ossements amalgamés avec du plâtre mort, et mort depuis longtemps. Même il arrive qu’un pan de mur entier s’abatte sous le nez de l’habitant ébahi, qui n’a plus qu’à déloger, ou à se replier dans les parties intactes devant ce siège en règle. C’est la pauvreté du matériau qui est responsable de ces effondrements spontanés, pierres sèches gélives ou schistes friables, d’une industrie rudimentaire, où la moindre lézarde amorce un processus de dégradation accéléré par les intempéries.
Pour couronner le tout, reste le petit cimetière à usage familial ; il en existe qui sont dignes d’un décor d’épouvante, avec leurs louches renflements de terre boursouflée, leurs stèles contrariées par des mouvements souterrains, comme ces cimetières d’Écosse ou d’Europe centrale, lieux de prédilection des vampires et des lycanthropes.
Généralement, il aligne ses tombes à proximité de la maison (on les aperçoit des fenêtres, on est obligé d’y passer devant matin et soir), soit pour soutenir le moral des vivants dans les épreuves quotidiennes en leur rappelant que tous ces emmerde-ments finiront un jour ou l’autre, soit pour faciliter les choses, et rendre le trajet moins long, quand viendra l’heure ; à moins que ce soit tout simplement parce que les gens qui l’ont installé là n’avaient pas d’imagination. Les orties, qui raffolent des endroits humides, s’y multiplient avec une rare exubérance.
De l’os partout, un soleil africain, des ombres qui ont la fraîche amertume de l’Armorique : voilà le Haut-Pays. Les vieux meurent, les enfants s’en vont, les maisons se ferment : voilà son histoire.
Le fond de cette vallée de Josaphat (que les trois Reilhan gagnent à grands pas sous une neige de plus en plus drue) est grignoté par un petit torrent, presque toujours à sec en été ; on voit alors serpenter entre des hêtres maigrichons sa colonne vertébrale blanchie par le soleil ; il n’y a même plus le bruissement de l’eau entre les pierres, ni celui du vent à travers les feuillages pour mettre une apparence de vie dans ce cratère en feu. Le vent couché là-haut sur l’herbe donne quelques coups d’aile juste avant que le soleil n’émerge, pousse quelques soupirs au crépuscule ; cela ressemble à une étrange petite bête qui aurait perdu la tête et qui se mordrait la queue sans raison. Tout le reste du jour, pèse une chaleur effroyable sur ce désert de cailloux où l’altitude joue le rôle d’une loupe devant le soleil. C’est le triomphe du règne minéral : les insectes grésillent, chauffés à blanc, mais ce grésillement métallique n’est que le féroce prolongement du règne minéral ; on se demande à partir de quelle illusion la vie cesse d’en paraître une.
Le soleil décline dans le ciel circulaire ; l’ombre immense du plateau s’avance et engloutit la moitié du cirque. De l’autre côté, sur la crête du flanc éclairé, une bergerie en pleine lumière ouvre sur le vide une bouche et des orbites noires comme celles d’un crâne, ajoutant à cette solitude une attente mystérieuse. C’est l’heure où des millions d’insectes à contre-jour s’argentent dans l’atmosphère immobile.
A ce moment-là, on ne peut songer sans une pointe de nostalgie au cœur à tout ce qui se passe derrière ces montagnes – même et surtout si on ne le sait que par oui-dire ; à ce monde fascinant et tumultueux de trottoirs et d’usines, de cinémas et de cafés, de foule jetée vers un avenir sans cesse renouvelé ; à la douceur de vivre et de se laisser vivre dans des collines couvertes de jardins maritimes ; aux soirées qu’on prétend qu’y prolonge l’été, pleines d’arômes et de nonchalances. Tout cela est si loin, si différent de ce que le silence et la solitude de ces hautes terres primitives mettent continuellement sous les yeux…
De longs jours vides, des pentes désertiques, un continuel tête-à-tête avec un monde abandonné à sa torpeur géologique, et dont ce pourrait être aussi bien le commencement que la fin : cette terrible inertie est communicative. Quand on promène son regard dans toutes les directions sans rien rencontrer d’autre à perte de vue que ce moutonnement hersé par une poigne aveugle, il n’est pas nécessaire d’être grand philosophe pour s’interroger sur l’existence et ressentir son ambiguïté devant cette immensité morte ; on n’a d’autre ressource que de se replier sur soi-même et de faire le mort à son tour ; on sait qu’il est inutile d’en rajouter pour vivre, ou de faire des phrases : on est là, autant continuer, mais sans essayer de prendre des vessies pour des lanternes. Trois mille ans de tergiversations n’ont servi strictement à rien, qu’à embrouiller les choses ; la situation n’a pas évolué d’un pouce sur l’essentiel. La seule question vraiment sérieuse est précisément la seule qui soit restée sans réponse : par conséquent, elle reste posée (quand elle l’est) à son niveau absolu, c’est-à-dire le plus bas, le seul qui compte : question de vie ou de mort. Ces solitaires (n’oublions pas qu’ils sont les héritiers de ceux qui ont tutoyé Dieu comme on Le tutoie dans l’Ancien Testament : pour lui arracher de gré ou de force une réponse) sont l’innocence même : ils n’acceptent que des arguments qui soient incontestables ; les finesses de la Sorbonne ne sont que des grimaces de clown (ou une manière de jouir, de tuer son lièvre et de s’affirmer qui en vaut une autre) et elles n’amènent ici qu’un haussement d’épaules.
Les femmes de leur côté sont noires des pieds à la tête, en deuil de leur propre jeunesse à vingt ans ; à force de se colleter avec une existence qui les ligote comme leurs vêtements et ne leur laisse le temps de souffler que pour mourir, elles montrent, avec encore plus de hargne que les hommes, la même répugnance instinctive à l’égard des sphères où l’on n’a pas de prise concrète ; elles n’ont pas les moyens de résoudre leurs problèmes par des solutions à longue échéance ; le genre de questions que la vie leur pose exige des réponses immédiates. D’où cette méfiance des valeurs abstraites, cette rage de ramener l’essentiel de la vie à son aspect pratique, bien qu’elles ne soient pas plus bêtes que d’autres ; simplement, elles vivent dans la hantise du lendemain, et trichent avec cette obsession en ayant recours à d’incroyables mesquineries.
Harcelées du matin au soir par des servitudes ménagères dont la seule différence avec le bagne est qu’elles leur semblent naturelles, jetant hâtivement des enfants au monde entre deux lessives, enterrant leurs morts entre deux moissons, elles ne disposent jamais de ce qu’on appelle dans les milieux privilégiés « un moment à soi ». Elles n’imaginent même pas qu’on puisse commencer à vivre précisément à partir du moment où cessent ces tyrannies, dans cette région énigmatique où s’épanouissent de nouvelles exigences parmi lesquelles on est libre de choisir la discipline qu’on veut, puisqu’elles sont aussi inutiles les unes que les autres.
D’ailleurs, elles ne peuvent tolérer que les nourritures modestes (au propre et au figuré) : si quelque chose a du goût, elles trouvent que c’est un arrière-goût ; toute saveur leur paraît bizarre. Pour peu qu’un événement les force à quitter leur tanière, elles ne savent plus où se fourrer, tel un bernard-l’hermite hors de sa coquille. Maîtresses de leur fourneau, dans le voisinage duquel elles jouissent de cette autorité compétente et hostile que confère toute occupation territoriale, c’est loin de cet instrument qu’elles deviennent subalternes, harassées soudain de ne pas l’être de travail, vacantes et empruntées devant un verre de limonade à la terrasse d’un café, comme à l’accent d’une grâce ou en présence de la beauté. Du moment que les manifestations de la vie ne sont pas rigoureusement ouvrières, elles leur apparaissent sous un aspect saugrenu, vaguement caricatural, qui déclenche facilement chez ces montagnardes de mœurs et de bec rustiques, ce rire de gencives blessées qu’on dissimule derrière la main.
Elles passent sans transition d’une adolescence fanée, comme recuite par un mauvais soleil ou mangée par une fièvre, à une sécheresse active et sans âge. Sur le tard, elles ne tiennent pas plus de place dans la maison qu’un tabouret ; on les loge dans un coin et l’on n’y touche plus jusqu’à ce qu’elles s’éclipsent sans cérémonie.
Dans ces combes isolées, la vie n’est sensible qu’aux mouvements des saisons ; elle tourne lente ment sur elle-même pour se retrouver chaque année à son point de départ : rien n’a changé, ni en bien, ni en mal. Les différences ne dépendent que du temps qu’il fait : étés plus chauds qui tarissent les sources, vident les citernes ; neiges précoces bloquant les chemins avant l’heure, ou celles qui donnent à l’hiver des prolongements lugubres, et que pourrissent les premières pluies de printemps. A la longue, toutes ces années finissent par se ressembler. On ne se souvient plus exactement de l’époque à laquelle telle ou telle chose est arrivée : mort d’un chien par morsure de vipère, mélèze incendié par la foudre à l’entrée du fameux cimetière, visite exceptionnelle d’un parent de passage dans la région, et annonçant des événements étranges et irréels. On ne sait même plus l’âge qu’on a : on est jeune, ou on est vieux, de telles conditions de vie ne permettent pas de faire des demi-mesures. On est vivant, ce sont les autres qui meurent, ou plutôt : qui cessent de vivre, ce qui n’est pas tout à fait pareil.
Il n’y a que le service militaire ou la guerre (et encore), pour apporter un semblant de consistance à ces grandes évidences abstraites et nécessaires qui s’appellent Paris, la France, le monde. Mais aussi bien une tour Eiffel en cuivre rouge, une douille d’obus fleurie à la pointe du couteau, ou la tête de nègre à chéchia sur la boîte de chocolat en poudre (ou la statue de la Liberté, ou une baleine) incarnent ces entités une bonne fois pour toutes : on n’a plus à y revenir. Et, du reste, pourquoi y reviendrait-on ? On n’est pas du même côté de la réalité ; même il s’agit peut-être d’une autre réalité : celle qu’on connaît ici est incontestablement aussi loin de la réalité du siècle que la lune.
Prenons un exemple : un beau matin, des messieurs très calés décident qu’il faut soigner les crétins du Haut-Pays (tenus pour tels) : ces énergumènes baveurs et ravis qu’on rencontre parfois là-haut assis au pied d’un arbre, et qui ont avec les papillons ou le vent de mystérieux conciliabules, les empêchent de dormir. Soigner, c’est-à-dire essayer d’ajuster le comportement d’un zèbre qui vit au milieu de ses chèvres dans un isolement presque total, sur celui du premier couillon venu, et d’ailleurs parfaitement abruti par les cohues, le tiercé, les bistrots ou le cinéma. On voit qu’il ne s’agit pas du même animal. Guéris, c’est-à-dire bons pour l’abrutissement général ; on les renvoie chez eux. Résultat : quelques-uns deviennent fous pour de vrai, et ce n’est plus aux caresses du vent qu’ils s’intéressent ; d’autres disparaissent dans la nature sans qu’on parvienne à remettre la main dessus : par la suite, des chasseurs feront une macabre découverte dans quelque bergerie, ou en levant la tête dans un boqueteau nauséabond ; la plupart tombent dans la déréliction la plus noire ; ils ne sont même plus capables de garder les chèvres ou de s’entretenir avec les papillons. Peut-être étaient-ils tout simplement plus sensibles que leurs congénères : on les a dépouillés, au nom d’un autre phantasme, des phantasmes, éprouvés ceux-là, qui les protégeaient ; c’est comme si on s’amusait, sous prétexte d’hygiène, à laver de leur graisse des Esquimaux sujets aux fluxions de poitrine. On s’est aperçu trop tard que leur prétendu crétinisme était en réalité une manière appropriée d’appréhender le monde : LEUR monde. Il y a là matière à rêver. C’est un flagrant délit de sorcellerie moderne. Et si la sorcellerie est, entre autres, un usage oblique de la réalité, le sorcier est plus souvent le boute-feu que celui qu’on brûle.
Quoi qu’il en soit, l’univers où évoluent les derniers bâtisseurs de faïsses1, réduits à d’obscures empoignades avec les fatalités qu’une terre misérable peut susciter à l’état pur, presque divin, n’est certainement pas éclairé par un soleil ordinaire, ni leurs nuits ensemencées de banales constellations. Ils n’ont rien à faire de vérités forgées n’importe où, et pour les besoins d’une cause qui, par définition, leur est étrangère ; ils n’ont même pas à s’inquiéter si leurs poids et leurs mesures sont conformes aux règles en vigueur ; du reste, ils ne se posent pas la question. C’est une fin de non-recevoir congénitale entre deux partis qui ne poursuivent pas les mêmes intérêts et ne parlent pas la même langue.
Nous sommes en 1948 : au sommet de cette lourde forteresse de granit, de forêts drues, de steppes arides, tour à tour glaciales ou torrides, certaines solitudes sont encore à peu près intactes (elles n’ont jamais été si totales que depuis la fin de la guerre, qui vient de dépeupler, et c’est la-troisième fois en moins de cent ans, cette province déshéritée, soit avec ses morts, soit par l’exode qu’entraîne le retour de la paix) ; ce qu’elles ne seront plus quand les nations émoustillées d’« épouser leur temps » balanceront leur quincaillerie aux quatre coins du monde, et que les brebis du causse mettront bas au son des transistors.
Pour le moment, ce sont des solitudes de petites tribus montagnardes, ou de vieux sangliers célibataires ; elles paraissent d’autant plus monstrueuses qu’on y devine de singuliers combats, qui sont évidemment des combats singuliers : nul n’en connaîtra la véritable cause, non plus dans l’entourage. Il s’agit de corps à corps sans merci qu’un motif insignifiant suffit à déchaîner. Certains finissent mal, très mal, et de la part d’individus qui ne sont pas fous du tout. Il n’est pas de maîtresse branche ni de poutre à portée de main qui n’aient offert au moins une fois la tentation d’y accrocher une bien vilaine corde ; par ici, il en existe dont la réputation n’est plus à établir.
Mais ce qu’il y a là-haut de plus impressionnant, c’est le silence ; les bruits qu’une oreille attentive est capable de discerner sur ces hauteurs sont de nature à rendre celui-ci encore plus sensible, ou plus oppressant, selon l’état d’esprit dans lequel on est. Le vent respire (métaphore indispensable au bon équilibre de l’esprit, devant ce panorama de mornes chauves qui se développe à perte de vue dans sa terrible impassibilité tellurique), les feuilles crépitent sous la pluie, une bête quelconque farfouille dans sa litière, des châtaignes dégringolent avec leurs bogues à travers les branches : rien qui fasse sursauter davantage que ces coups de fouet dans les feuillages ; des arbres morts entrelacés grincent comme une vieille charpente ; on entend de très loin le clapotis des lauzes sous lesquelles se glissent des serpents ou nichent d’énormes lézards, et, beaucoup plus près, la friture des hautes herbes embrasées d’insectes, par grand soleil. Tous ces bruits appartiennent au silence : ils mesurent son épaisseur, révèlent sa profondeur, lui fournissent sa consistance. Mais aucun d’eux n’est humain.
Les routes passent trop à l’écart de ces vallées borgnes pour qu’y parvienne le ronflement des rares voitures qui les empruntent. Ce n’est pas non plus un pays où porte facilement le bruit des cloches ; les villages y sont trop encaissés, les distances trop vastes, les obstacles trop nombreux, les versants trop escarpés pour qu’on puisse les entendre sonner comme à travers les campagnes aux paisibles ondulations, par ces matinées paysannes où s’enrouent les coqs, tout à coup vacantes et endimanchées, grâce à ces tintements grêles perdus dans la verdure. Ici, le dimanche n’a pas de saveur particulière. En toute saison et sept jours sur sept, c’est le même silence ; il n’y a rien d’autre pour le meubler que cette respiration indifférente du monde, dont on devra s’accommoder jusqu’à la fin. Mais la vie qu’on mène est si dure, elle offre si peu de distractions, que c’est au cœur même de ses tribulations qu’elle trouve son affirmation péremptoire, sa meilleure raison d’être.
Il y a dans cette attitude l’obstination malheureuse des bafoués et des laissés pour compte : une longue histoire hérissée de persécutions, de brimades, d’humiliations – sans oublier les négligences et les défections actuelles – a fini par donner l’habitude, sinon le goût des causes désespérées. Quand il ne s’agit plus de résister aux dragons du roi, et de les harceler à un contre cent, c’est ce monde ingrat qu’il faut vaincre, et seul, et à main nue. Cela ne peut pas aller sans un certain héroïsme, lequel n’est plus tout à fait de mise aujourd’hui. Aussi ne faut-il pas s’étonner si la plupart des jeunes montagnards renâclent devant une situation qu’ils jugent anachronique, et lui préfèrent des solutions médiocres, mais de tout repos. C’est ainsi qu’ils mettent la clef sous la porte dès que l’occasion se présente, et troquent volontiers la cognée ou les mancherons de la charrue contre le premier uniforme de fonctionnaire venu.
A moins précisément d’avoir à régler un compte personnel avec un de ces démons qui s’en donnent à cœur joie dans une solitude aussi totale, et en compagnie de qui on va tenter l’impossible. Et par les seules armes dont on dispose et en lesquelles on croit : la hache, le-pic, l’araire, ou le fusil si c’est nécessaire. Les mots, les idées, on s’en fout : on les assimile aux protestations grossières et aux palinodies grotesques de la politique (ou de la religion).
Les gens qu’on rencontre le plus souvent là-haut sont des créatures silencieuses, et qui apportent le même silence à l’accomplissement de toutes leurs tâches. Personne n’a envie de raconter sa vie : raconter quoi, et à qui ? On est seul en face d’une montagne à rebâtir en traversiers, seul au fond du puits qu’on creuse, seul à piéger les grives au large du plateau ou à tirer le lièvre qui améliorera l’ordinaire, seul à travers les bois qu’on dépèce ou la genêtière qu’on défriche ; seul avec ce démon qui vous pousse à combattre, quand par ailleurs il serait si simple de prendre ses cliques et ses claques et de tourner le dos à cette terre sans avenir, à cette existence sans agréments, comme le font beaucoup. Du reste, si on demandait à ces solitaires la raison de leur absurde acharnement, ils ne sauraient quoi répondre, ou bien ils répondraient des sottises ; eux-mêmes sont incapables de se l’expliquer. Et on comprend qu’ils ne le puissent pas : le niveau auquel se situe cette espèce de défi est si primitif, ou si inconscient, qu’il interdit au principal intéressé de s’en faire une quelconque représentation préalable, ou d’en tirer je ne sais quelle signification symbolique (les actes avortés dans l’œuf ou montés en graine sont assez fertiles en déchets de ce genre).
Mais la disproportion est telle entre le but poursuivi – et avoué en toute bonne foi : on creuse un puits parce qu’on a besoin d’eau – et la rage d’effort, la passion, les années qu’on y emploie et qu’on y sacrifie, qu’il est parfaitement légitime de s’interroger sur la nature réelle de l’enjeu. (Je parle bien entendu d’un spectateur éventuel.)