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Le jour avait rapidement baissé ; le bois qu’il avait traversé le matin dans l’autre sens était déjà très sombre, mais, plus haut, en débouchant sur le découvert des pentes, il retrouva la clarté du ciel, où tremblait une étoile vers le couchant. Derrière lui, les pierres du chemin crissaient et roulaient sous les fers du cheval ; il n’y avait d’autre bruit que ce lourd et lent martèlement sans écho accompagnant sa marche. C’était pourtant l’heure où commençait à s’élever le chant de tous les insectes nocturnes ; surtout par des soirées si douces. Mais on n’entendait rien – sauf le choc sourd des sabots du cheval qui faisaient trembler le sol et rouler les pierres. Il sentait la transpiration lui couler dans le cou, mouiller son front, qu’elle rafraîchissait en s’évaporant. Soudain, il s’arrêta, croyant qu’il avait oublié sa gibecière chez Despuech. Mais non, où avait-il la tête ? Elle pesait à son côté, pleine du gibier qu’on lui avait donné après le partage – bien que lui-même n’ait réussi à tuer que ce geai, à l’aube ; pendant quelques jours, chez les Reilhan, on ferait bombance. Surtout Abel. Joseph ne mangeait presque rien. Joseph. Il essaya de penser à Joseph, mais, chose curieuse, sans y parvenir vraiment : on aurait dit que l’image du puîné refusait de se former dans sa tête. C’était une impression très singulière : l’impression qu’un coup de gomme discret, mais terriblement efficace, avait effacé définitivement de sa mémoire l’image de son fils. Et même l’idée d’avoir des fils lui paraissait absurde.

Il chemina un bon moment en ruminant d’autres idées aussi singulières, complètement dépaysé, comme si sa conscience s’était trompée de personne en cours de route, et que, sans qu’il y eût pris garde, elle eût émigré dans un autre corps en abandonnant son contenu superflu. Qu’est-ce que cela voulait dire : avoir un fils ? ou avoir une femme ? On n’a rien du tout. Des petits points blancs fuyaient devant ses yeux, avec la vitesse décroissante des balles traçantes.

Au sommet de la côte, il souffla un instant, le cœur affolé par la rude montée. La bouche, pleine de salive gluante et amère, bougeait toute seule au bas de son visage, comme une chose qui aurait eu une vie indépendante. A ce moment, le cheval buta contre une souche ; il se retourna pour le regarder ; quelle bête étrange, tout de même : la tête ressemblait à un étui d’instrument de musique. « Ce cheval m’appartient », se dit-il, mais cette idée non plus n’avait pas de corps. Il avait l’impression de répéter une leçon apprise par cœur et à laquelle il n’aurait rien compris. Il mettait un entêtement d’ivrogne à y revenir dessus et à la remâcher : en vain ; les mots glissaient, paraissaient fuir devant l’effort de sa pensée, qui restait là, stupide, à moudre le vide.

Tout à coup, comme dégrisé, il crut ouvrir les yeux et aperçut devant lui une grande étendue déserte qu’il ne reconnut pas tout de suite ; il eut un instant de panique, tentant de rassembler ses idées, d’arrêter cette chute vertigineuse hors de son univers familier ; probablement s’était-il égaré, l’esprit obnubilé par tous ces phénomènes bizarres, et avait-il quitté la draille sans même s’en rendre compte. Il se rappelait s’être arrêté un instant au sommet du versant pour reprendre un peu de souffle ; ensuite, plus rien : un trou noir. Il avait dû se remettre en marche machinalement, « Mais qu’est-ce que je fais ici, se dit-il, jusqu’où et vers où ai-je bien pu marcher ainsi ? » Sa peur diminuait ; il était surtout ahuri d’être là, dans un endroit inconnu que la lune ascendante éclairait paisiblement. Tout était silencieux autour de lui ; le vent faible, presque tiède, agitait par bouffées caressantes les tiges des graminées au milieu desquelles il se trouvait ; un peu plus loin, montait dans la légère phosphorescence de la nuit l’immense tapis d’un champ couvert d’éteule. Pas un arbre, aucun buisson, rien que ce mouvement de la terre soulevée vers le ciel comme une grande vague lisse sur laquelle glissait la nuit.

Il se tenait immobile, attentif à cette paix nocturne qui le gagnait peu à peu et lui offrait ce qu’il avait confusément désiré toute la journée : ne penser à rien, se reposer de toutes les fatigues, être délivré des projets, flotter dans cette clarté rêveuse ainsi qu’une barque au fil d’une eau dormante.

Puis, insensiblement, quelque chose s’orienta dans son esprit, et le décor reprit son aspect familier, l’éteule grise sa place habituelle au bord du plateau, le paysage ses profondeurs invisibles. Et en même temps qu’il la reconnaissait, ce fut comme s’il se souvenait du chemin qu’il avait parcouru et qui l’avait amené, inconscient, jusqu’à la Grand-Terre. « Ça y est, je suis arrivé, maintenant, qu’est-ce que je vais faire ? » Mais il n’était pas très important de faire quoi que ce soit. Il avança de quelques pas, sentit craquer les premiers chaumes sous ses pieds ; sa tête était aussi légère qu’un cocon vide. Il sentait une douleur lointaine y battre quelque part son fer rouge ; c’était difficile à localiser. Une seule chose l’intriguait encore : ce bruit qui ronronnait continûment à ses oreilles, semblable au bourdonnement d’une ligne à haute tension.

Une idée enfantine lui vint à l’esprit : monter sur le cheval et se laisser porter vers le sommet de la croupe, pour découvrir, de là-haut, le large des terres. Il se retourna ; le cheval n’était plus là. Il eut une petite angoisse puérile, vite dissipée, avec l’insouciance d’un gamin. « Maman, se dit-il, qu’est-ce qu’on va me passer ! » Il continuait à avancer au milieu du champ ; les grillons se taisaient sur son passage : il n’entendait que ce ronronnement électrique continu. A sa droite, au bout de l’éteule, une ouverture noire, ovale, s’ouvrait dans le brouillard gris des pierres : le mastaba. Comme tout était simple. (Mais pourquoi ne pas y avoir songé avant ?) Dire qu’il avait fallu un demi-siècle pour en arriver là – ou plus exactement, pour en revenir là !

Il se sentait très faible, un peu nauséeux ; ses jambes, rendues insensibles par la fatigue, le soutenaient sans qu’il eût l’impression d’y être pour quelque chose. « La monture est exténuée », se dit-il, et il eut un instant le sentiment que ce corps recru ne lui appartenait plus, et que ce qu’il y avait d’intact en lui se tenait entièrement réfugié au sommet d’un édifice sur le point de s’effondrer. Une fois devant le mastaba, il s’appuya contre le mur, plia les jambes, trouva le sol sous ses reins avec une inexprimable sensation de bien-être. « Eh bien, c’est pas si mal que ça, dit-il à voix haute, avec un petit rire de gorge inquiet. Mais quelle drôle d’histoire, tout de même ! » Un vague sentiment de culpabilité, d’école buissonnière, ternissait légèrement sa quiétude, mais il haussa les épaules, et de ce simple mouvement, se délesta de tous les fardeaux inutiles, tel un aéronaute qui veut s’arracher à la pesanteur.

Pareille à une mer presque immobile, la nuit respirait, poudrée d’une poussière bleue ; son haleine tiède, porteuse du parfum de la terre aromatisée de plantes, lui touchait le visage avec une tendresse sereine et maternelle. Là où n’était pas la lune, des étoiles clignotaient ; elles s’étaient allumées un peu partout dans le ciel, comme les lumières d’une ville quand le soir tombe.

L’éteule déployait devant lui son aire vaste et montante, appelant irrésistiblement l’idée d’un départ, d’un abandon possible de la terre, pour une destination sans fin – pour cette immense cité palpitante située au-delà des siècles. Attendre, là, toujours, mais quoi ? Peut-être le départ figé dans cette longue échine géologique, faite pour accueillir ou lancer quelque chose, évoquant la torpeur attentive d’un quai, d’une rampe, d’un tremplin.

Le sifflement grave au fond de ses oreilles s’apaisait peu à peu ; depuis qu’il était assis, il lui semblait que ses idées devenaient plus claires et plus légères, délivrées d’il ne savait quelle lourdeur. Elles l’effleuraient à peine et le laissaient agréablement disponible. Certaines étaient des souvenirs récents ; elles s’évanouissaient dès qu’il tentait de les capturer, pétales emportés par le vent. D’autres visages avaient subi le même effacement que celui de Joseph tout à l’heure ; impossible de les faire apparaître. Tout ce qu’il avait vécu ces dernières années, et jusqu’à aujourd’hui, lui paraissait lointain, flou, infiniment improbable. Quel chemin parcouru ! Il avait l’impression d’avoir quitté les siens depuis une éternité. Déjà, des étrangers ; ils avaient rejoint cette longue file de visage entr’aperçus au cours de sa vie, et sur lesquels se refermait indifféremment l’eau trouble de la mémoire. On aurait dit qu’ils étaient morts depuis longtemps. Maintenant, il touchait le fond de la mer ; il venait d’arriver à destination. Il n’y avait plus rien à attendre, ni personne. Cette grande nuit ouverte au-dessus de sa tête, et si accueillante, cette lune tranquille dont les taches grises formaient une physionomie qui regardait tristement la terre, ces étendues phosphorescentes, ces pierres blanches devenaient l’immuable décor de sa vie, comme s’il n’avait jamais bougé de cet endroit.

En avait-il seulement bougé ? Il était vraiment perplexe. Comme toute cette agitation pour vivre ou survivre comptait pour peu de chose ! La preuve : il n’en restait presque rien. Furtivement, il revit les petits matins de brouillard dans la Moselle, où les soldats faisaient brûler du mazout au milieu d’une cour de ferme abandonnée, dans des bidons d’huile coupés en deux longitudinalement ; la guerre, les blindés, la débâcle ; son retour, le bonheur mêlé de déception qu’on éprouve à retrouver tout ce qu’on a laissé derrière soi, et qui n’a pas suivi le même chemin que celui que vous lui avez fait suivre en pensée ; l’étrange satisfaction de défoncer la terre pendant des heures, sillon après sillon, pour un gain qui n’était pas celui de la récolte ; mais surtout le silence ; cinquante ans de silence derrière tous ces gestes et toutes ces grimaces ; et aujourd’hui, la conscience de ce-silence. Mais pourquoi, mon Dieu, pourquoi ?

Brusquement, il redressa le buste en appuyant ses coudes contre le mur du mastaba : un souvenir venait de faire sauvagement irruption, celui de sa mère fauchant le blé avec sa petite faucille, là-devant, à quelques pas du mastaba. « Maman ! », cria-t-il ; sous le nez, quelque chose l’importunait, un filet tiède, qu’il essuya d’un revers de la main. Il se revit assis, là, contre ce même mur, à l’entrée de la capitelle. Il devait avoir trois ou quatre ans, cinq peut-être ; c’était la fin du mois d’août puisque mère fauchait ; je regardais les corbeaux tourner en croassant au-dessus des rochers en forme de tour qui surplombent le cirque ; je fus extraordinairement… comment dire ? Quel étrange moment ! Bizarrement heureux ; mais non, ni sentiment, ni souvenir, c’était autre chose ; il faisait si beau ce jour-là ! Ce bleu profond, les falaises, un vol de corbeaux, et mère, courbée au milieu des épis, voilà ce qu’il y avait derrière cinquante ans de gestes et de grimaces, voilà de quoi était fait ce silence. Non, non, ce n’est pas un souvenir. C’était là, c’était toujours là, comme un commencement inachevé, une graine non germée, une promesse non tenue… Et maintenant, il fallait mourir. Mourir, alors qu’il y avait eu, un jour, CELA.

Il eut un véritable éblouissement intérieur, l’impression qu’une lumière brutale s’éclairait à l’intérieur d’une pièce obscure, révélant les murs nus, le plafond nu, le sol nu : une pièce vide. C’était sa propre tête qui était vide. De plus en plus légère et de plus en plus vide. Et cette lumière aveuglante n’éclairait rien. On revenait à son point de départ au bout de cinquante ans pour découvrir une pièce vide. Un demi-siècle vide, rien dedans, rien dehors, rien nulle part, mais à l’origine, comme une petite touffe d’herbe recroquevillée en plein désert : un gamin assis contre ce mur et regardant flotter des corbeaux au-dessus des falaises. Tout s’était passé comme s’il n’avait entrevu la réalité du monde que pendant quelques secondes. Au détour d’un sillon, parfois, la fatigue aidant, il lui semblait qu’il allait la retrouver. Mais la vie avait été posée sur lui comme une dalle de ciment recouvre les tombeaux.

Il voulut plier la jambe, elle n’obéissait plus ; ce filet tiède qui lui coulait du nez et passait sur sa bouche avait un goût de sel. Mais il ne parvenait plus à bouger le bras et à porter la main jusqu’à son visage. Dans ses oreilles, le bourdonnement s’était éteint. Il glissait dans une léthargie béate qui lui était aussi bonne qu’un refuge à une bête blessée. Il se dit encore une fois qu’il allait mourir, mais ce qui l’intéressait davantage, c’était de suivre jusqu’à la fin cette petite trace intacte et ineffaçable qui conduisait vers ce mystérieux paradis.

L’envie de le retrouver le saisit, avec une telle violence qu’il eut un sursaut de toutes ses dernières forces, comme pour s’arracher à cet enlisement du corps et de la conscience. Ce fut un instant de délire, un défilement d’images rapides et d’une cruelle beauté. Le vent violet du soir d’août poussait contre son visage les atroces et délicieux parfums de la terre. Elles sont là, elles sont toujours là, se dit-il ; l’antique soleil aussi était là, avec ses fouets d’or, l’amère fraîcheur de la lavande froissée sous les narines. L’alliance, la secrète et incompréhensible alliance avec toutes ces choses. C’était donc cela qu’il était revenu chercher ici. C’était le premier jour de sa vie dans lequel il se blottissait de nouveau avec un renoncement paisible, pour s’y abîmer dans un engourdissement d’embryon.

C’est au moment où sa vie lui apparut sous la forme d’un drôle de petit objet menaçant et saugrenu, toute notion d’espace et de durée s’étant abolie – sans qu’il soit certain de l’avoir jamais vécue, ni d’avoir jamais quitté cet endroit, ni d’avoir échappé à cette invincible fascination que celui-ci n’avait jamais cessé d’exercer sur lui – qu’il fut soulagé de tout le poids horrible de l’existence.

Il bascula doucement sur le côté, un œil fermé, l’autre ouvert démesurément, un filet noir coulait de son nez et brillait sous la lune. Sa bouche happait encore un peu d’air, s’ouvrant et se refermant comme celle des grenouilles à la surface des étangs, lorsqu’il va faire un orage.




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