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Les premiers temps, Joseph montait voir sa mère tous les samedis ; il prenait un car vers onze heures, et avec les trois quarts d’heure de trajet à pied, il arrivait chez lui pour se mettre à table.

Veuve, lui à Florac, Abel – toujours célibataire – à qui les coupes d’automne ne laissaient guère de répit, au large des bois du matin au soir, quand il n’y restait pas la nuit, dormant dans quelque baraquement forestier… en un rien de temps, elle s’était retrouvée quasi seule, et la seule consolation qui occupait le vide de ses journées était ces quelques heures qu’il passait avec elle chaque semaine.

Qu’il pleuve ou qu’il vente, elle allait se poster au bas du sentier pour guetter l’arrivée de la montagnarde, épiait les rumeurs de la route, trompée à chaque instant par celle du torrent – suspendue par ses moindres fibres, dès que celle-ci débouchait à la sortie du virage, deux ou trois cents mètres avant l’arrêt, au régime du moteur, à la vitesse hésitante de cette guimbarde qui semblait ne pas avancer et ne jamais se décider à ralentir (l’arrêt était facultatif), scrutant anxieusement à travers les vitres jusqu’à ce qu’elle l’ait aperçu ; alors, comme si cela n’avait plus d’intérêt pour elle, elle se détournait brusquement, les mains ramenées contre la poitrine, croisant les pointes de son châle, et commençait à remonter toute seule dans le sentier, mi par contenance, mi par elle ne savait trop quelle vague rancune qu’elle se permettait le luxe d’éprouver une fois certaine de son arrivée – comme si c’était surtout pour qu’il réalise ce que lui coûtait son absence.

Mais en même temps qu’elle se jouait – et lui jouait – cette petite comédie des retrouvailles, elle sentait, comme prise à son jeu, le froid d’une espèce de dépit, ou de lassitude, l’envahir : elle ne vivait, depuis son départ, que pour cette minute, comptait les jours, pour ne pas dire les heures qui l’en séparaient, et lorsque cette minute arrivait, la joie d’être avec lui retombait presque immédiatement dans un désappointement indéfinissable, une curieuse impuissance à profiter de sa présence, comme si, à la peine de l’avoir attendu toute une semaine, s’ajoutait d’ores et déjà, irréparablement, le découragement de le voir repartir. On aurait dit qu’il n’y avait plus assez de vie en elle pour alimenter la moindre illusion.

Une fois rendue là-haut, elle s’accroupissait devant la porte pour en dénicher la clef sous une pierre – clef d’autant plus grosse qu’il n’y a rien à voler dans ces masures : lui songeait à la minuscule clef de sûreté que M. le pasteur conservait sur lui au bout d’une chaînette, terriblement éloquente celle-là ; « Tu ferais aussi bien de la laisser sur la porte », lui dit-il un jour avec brusquerie – ouvrait enfin cette porte sur des odeurs que l’atmosphère surveillée dans laquelle il évoluait toute la semaine rendait agressives, sur le moment ; incommodantes, même… les odeurs animales des gens qui vivent avec les animaux – ou même, pourquoi ne pas dire comme les animaux : il songeait à son frère. Ces cuisines qui sentent l’étable, quelle que soit leur propreté… ces vêtements que la fumée du hêtre imprègne de cette odeur de sauvagine et de purin qu’on retrouve partout ; maintenant qu’il se servait d’une salle de bain, il regardait sa mère à la dérobée en se demandant avec un peu d’inquiétude comment elle se lavait.

« Assieds-toi, assieds-toi… donne-moi ton sac…»

Elle s’activait, croyant retrouver dans ses gestes pour lui, faits d’une longue complicité, sa joie intacte, dressait la table, lui servait à manger – jusqu’à l’écœurement : dans son assiette bourrée de nourriture, s’étalait au grand jour, indécente comme cette couche de graisse jaune qui noyait indifféremment tous les plats, toute la misère et son cortège de préjugés imbéciles, de compensations pitoyables, de naïvetés horripilantes – poignantes… Il savait bien qu’elle se saignait aux quatre veines pour cet unique repas de la semaine – qu’elle avait dû longuement combiner : il avait l’impression d’engloutir quelque chose d’elle-même, pas seulement parce qu’elle continuait à se priver pour lui, à lui sacrifier toutes ses économies peut-être, mais aussi par une flagrante corrélation entre sa gaucherie, sa retenue de vieille paysanne, et tout ce qu’il devinait qu’elle confiait naïvement à l’abondance de cette nourriture.

« Mais enfin, je ne peux pas manger tout ça, voyons ! »

Elle faisait un geste de la main qui avait l’air de dire : « Les gens comme toi n’ont pas à finir ce qu’il y a dans leur assiette. » Immobile devant son fourneau, dont il semblait qu’après trente ans de vie commune elle ait emprunté quelques traits, sinon la seule énergie dont elle pût encore disposer, elle le regardait manger, l’écoutait parler de sa nouvelle vie, peu à peu subjuguée malgré elle et en dépit de cet étrange détachement intérieur : après la traversée de ce désert hebdomadaire, elle buvait ses paroles, naturellement, sans cesser toutefois d’être partagée entre une dévotion inconditionnelle et une secrète répugnance pour toutes ces excentricités intellectuelles aussi vaines qu’irritantes, et qui toutes paraissaient scandaleusement impliquer le désintéressement des richesses qui semblaient par ailleurs leur être spontanément acquises… Mystère un peu monstrueux dans sa tête de fourmi. Lui, soudain, la bouche pleine, quoique emporté par son excitation loquace, s’arrêtait, interdit :

« Et toi, tu ne manges rien ?

— J’ai mangé, j’ai mangé… Allez, continue…»

Elle aurait bien le temps de manger quand il ne serait plus là.

Parfois, si le temps se gâtait, il restait à coucher le soir et ne redescendait à Florac que le lendemain matin, de façon à regagner son poste une demi-heure avant l’office : c’est à lui qu’entre autres revenait le soin, tous les dimanches, de sonner la cloche et de balayer le temple ; mais il parlait surtout à sa mère des petits travaux de rangement, de correspondance ou d’écriture auxquels le pasteur désirait le former : M. Barthélémy, lettré et féru d’histoire – la petite – consacrait ses heures de liberté à étudier les figures du terroir qui s’étaient illustrées par les armes ou par l’influence pendant les guerres de religion ; de temps en temps, il publiait à leur sujet des monographies pertinentes qui lui assuraient l’estime des érudits et dont il ne détestait pas de donner la primeur à de petites soirées où fréquentait la meilleure société du département. Il travaillait en ce moment à un ouvrage plus important sur le « Théâtre sacré des Cévennes », attendu avec beaucoup d’intérêt dans ces milieux sensibles à la survivance d’un passé héroïque, et où l’autorité de ses sources ainsi que la clarté de son propos l’avaient maintes fois distingué. Son altruisme achevait de lui rallier tous les suffrages, notamment le dévouement dont il venait de montrer une nouvelle preuve en recueillant chez lui ce jeune estropié dont la famille avait eu des malheurs, et à l’établissement de qui il ne ménageait ni son temps ni sa peine : si, dans son esprit, il était hors de question que son protégé pût seulement ambitionner un rôle inaccessible à ses faibles dispositions, en revanche, il se proposait d’en faire un excellent secrétaire, consoliderait son instruction, élargirait ses connaissances ; par la suite, il ne manquerait pas de librairies protestantes où toujours le caser. Qu’est-ce qu’un petit montagnard sans bagage pouvait espérer de plus ?



L’automne entra dans sa période triomphale. La métamorphose des bois commençait toujours par les hauteurs, où des gerbes de couleurs incandescentes, jaillies au cœur de la verdure, éclairaient les pentes et amorçaient rapidement la combustion éclatante de la forêt.

Jours calmes, sans inquiétude du lendemain, repus comme des fruits mûrs ; ciel pur, sans ride, fumées montant des bois encore feuillus où s’étouffaient le cognement des haches et le craquement souple des arbres qui s’abattaient ; herbes et bouquets d’orties sifflaient contre les murs comme un feu de sarments : les derniers insectes, dans ces nids abrités, tiraient un ultime profit des restes que l’été avait laissés derrière lui en se retirant, foyers isolés qui jalonnent le sillage d’un incendie et brasillent jusqu’aux pluies d’automne.

Les murs, vernis d’humidité du côté de l’ombre – d’une fraîcheur mordue par un froid qui arrivait de plus loin que cette ombre – fumaient au soleil en scintillant de toutes leurs facettes micacées. Cours de fermes encombrées de toutes sortes d’outils accrochés contre les murs ou abandonnés à leur rouille dans les coins, de charrettes désaffectées à moitié ensevelies sous le fumier, de troncs prêts à être débités – luisantes, dans l’air lavé du matin qui donnait à toute chose une présence aiguë, une netteté magique, naïve, et où les volailles, les animaux domestiques, dociles à l’air du temps, évoluaient au ralenti au milieu de ce désordre artisanal et sapide de Riches Heures qui préparait – on ne savait à quoi ; peut-être à une lente et imperceptible décantation des couleurs et des volumes – l’arrivée des hivers médiévaux, ceux des plaines flamandes ou des landes celtiques, comme une victoire à long terme de la modération, de la patience et de l’âge sur la folie du printemps ou l’amour ruineux de l’été.

Les premiers brouillards grimpaient de plus en plus haut, remontant les vallées à la rencontre de soirs de plus en plus rouges. Les jardins de la vallée, maintenant, perdaient eux aussi leurs feuilles, avec l’élégance et la noblesse désespérées des derniers aristocrates ; les grilles closes et les persiennes bouclées des habitations de vacances portaient la marque d’un deuil récent, semblaient avoir été témoins d’une agonie pathétique ; cette consternation merveilleuse des parcs, avec leurs massifs de roses corrompues et leurs allées tapissées d’or ne pouvait pas ne pas impliquer la disparition prématurée d’une jeune personne de grande beauté, morte d’une mort ambiguë, en griffant de ses ongles les draps, dans un spasme terriblement semblable à celui de la volupté. Dans un coin, exotique et transi, un kaki dépouillé de son feuillage s’obstinait à exhiber ses fruits rouges, avariés pour la plupart, quoique féeriques dans la désolation générale.

Tous les matins, avant de visiter ses malades, le docteur se donnait un peu d’exercice en ratissant les graviers de son jardin et, pommettes rouges, mains engourdies, goutte au nez, brûlait les feuilles mortes ; la fumée se perdait, presque invisible dans un ciel terne et froid dont le soleil n’avait pas encore dissipé les brumes. Solitaire derrière un banc, un arrosoir vide communiquait à ce fond de jardin une atmosphère presbytérale et mélancolique – d’une mélancolie fin de siècle : l’endroit ressemblait au jardin du collège Saint-Stanislas, à Nîmes, où, vers les années 1908, le docteur se trouvait pensionnaire. Voilà, se disait-il, où et comment s’achève la barbarie de l’été – la barbarie de la vie : dans ce dépouillement exsangue, berceau d’une conscience frileuse – anglaise, se plaisait-il à préciser – vouée aux raffinements de l’égocentrisme et de la pudeur, avant qu’elle ne s’éclipse d’une scène où la pièce fut parfois d’un goût douteux.




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