12



Le corps ne fut découvert qu’au bout de trois jours de recherches. Qui aurait pu se douter qu’il était allé mourir là-haut, si loin de chez lui, si loin de tout ? C’est presque par hasard qu’on avait fini par y tomber dessus.

Il avait fait très chaud ; exposé en plein soleil durant trois jours entiers, il dégageait maintenant une odeur terrible.

On le ramena sur un brancard ; la tête était enveloppée dans un sac.

Le convoi s’arrêta devant la porte ; en voyant le sac, Marie interrogea son père du regard.

« Les corbeaux, dit Despuech à mi-voix. Que tout le monde reste dans la cuisine ; il ne faut pas qu’elle le voie. »

Les personnes qui attendaient sur le seuil refluèrent précipitamment à l’intérieur de la maison.

Pour monter dans la chambre, on était obligé de traverser la cuisine. Au moment où elle entendit grincer les chaussures des hommes qui peinaient en portant leur fardeau macabre, la mère voulut se lever du fauteuil où deux femmes s’efforçaient de la maintenir assise ; il y eut autour d’elle une affreuse bousculade. « Tenez-le, tenez-le », disait un des hommes en haletant : l’escalier était si raide que le corps glissait sur son brancard. Une chaise tomba ; au milieu de ces respirations heurtées, de ces raclements de pieds et de ces froissements, cela fit un bruit épouvantable. On aurait dit qu’on se battait avec le mort, ou peut-être avec la mort elle-même. Ce combat silencieux avait quelque chose de sinistre qui éprouva les nerfs de tout le monde.

Une odeur d’œillet se répandit dans la pièce : pour lutter contre la puanteur, une femme avait cru bon de verser du parfum sur le sol ; liée à de telles images, l’odeur paraissait atroce ; elle ne faisait que rendre l’autre encore plus insidieuse. Ce mélange de fleurs mortes et de chair corrompue soulevait le cœur au point qu’une jeune femme sortit pour vomir ; Joseph sortit sur ses talons, pâle, prêt à vomir lui aussi. Il redoutait plus que tout d’être forcé de voir son père une dernière fois. « Avec la chaleur qu’il fait, chuchota quelqu’un, il faudrait le mettre en bière tout de suite. » Le jeune homme resta un moment assis dehors, la tête entre les mains, anéanti par l’abominable réalité de la mort, devant laquelle la réalité de la vie paraissait accidentelle et irréelle ; en quelques secondes, il venait de perdre confiance en tout. Il regardait ses mains avec horreur : c’était donc cela, la mort : une rupture d’équilibres subtils qui livrait brusquement un corps vivant à d’autres lois que les siennes, qui brisait, dénonçait une solidarité d’espèce pour établir une relation hostile entre la dépouille d’un homme et ceux qui l’avaient aimé. C’était cette incompréhensible précipitation, cette présence du danger, tout aussi incompréhensible, ce combat contre un ennemi invisible et tout-puissant ; c’était cette odeur qui alertait un sens plus vigilant que tous les autres sens et dont on sentait, jusque dans le dégoût, la terrible majesté – comme si, avec un peu d’attention, on eût fini par déceler dedans non pas seulement de répugnantes modifications physicochimiques, mais une métamorphose solennelle et fondamentale, le trouble renoncement de quelque chose à la durée.

Tandis que la lutte silencieuse continuait au premier étage en faisant lentement craquer les solives l’une après l’autre, la mère, les mains ramenées sur la figure, balançait le buste d’avant en arrière dans une sorte d’affreux bercement : promener sa douleur dans l’espace de ce va-et-vient lui donnait l’illusion d’atténuer celle-ci et de l’aider à chasser certaines images de son esprit ; soudain elle s’immobilisa, cédant à l’atrocité de ces images, qui s’imposaient à elle avec autant de force et de précision que si une intuition infaillible lui avait permis de percevoir tout ce qu’on avait essayé de lui cacher ; l’horreur dominait son chagrin et semblait même en pervertir la nature en faisant du disparu l’objet d’une répulsion intolérable ; il y avait dans cette chose macabre et puante qu’on était en train de plier dans un drap et d’installer sur un lit, une substitution violente que l’esprit n’avait pas eu le temps d’admettre, ni l’oubli de tempérer. Avec ce cadavre défiguré, et sans doute déjà grouillant de vers, l’Ennemie quittait son antre habituel et trônait avec insolence dans la maison des vivants en étalant au grand jour ses attributs obscènes.

Une plainte finit par s’élever, animale, régulière, interrompue par instants de phrases brèves, dites à la cantonade, où le sens pratique de la ménagère reprenait le dessus – « fermez la fenêtre de la chambre à cause des mouches, le café se trouve dans le fond du placard à gauche, il faudra l’habiller avec son vieux costume noir, les bêtes n’ont pas mangé depuis hier », etc. – contrepoint qui faisait paraître son chant funèbre vaguement parodique, convenu, comme indépendant du drame et presque professionnel à force de régularité.

« Si elle continue à crier comme ça, dit une femme, je vais avoir une crise de nerfs. »

Elle s’en alla pleurer dehors en se bouchant les oreilles : ce n’était pas quelqu’un du pays.



La nuit tombait quand le docteur vint signer le permis d’inhumer.

« C’est une sale besogne qui vous attend, lui dit Despuech en l’accompagnant jusqu’à la chambre ; dans le couloir, l’odeur était déjà intenable.

— Mais qu’est-ce qu’il est allé foutre là-haut ? Pouvait pas crever dans son lit, comme tout le monde ? »

Il s’approcha du cadavre, un mouchoir sur le nez. Il n’avait jamais rien vu de semblable : c’était hideux.

« Dégueulasse », dit-il à mi-voix ; au-delà du dégoût, il y avait le mépris ; et au-delà du mépris, une épouvantable indifférence : en un dixième de seconde, trois degrés de la connaissance.

Excepté les déchirures qui mutilaient la face (mais qui à elles seules n’auraient pas suffi à provoquer la mort), le corps ne portait aucune trace de violence ; d’ailleurs, toutes ces déchirures avaient été infligées post mortem. Cependant, aux orifices du nez, il découvrit des traces de sang. « Epistaxis spontanée, se dit-il, mais pas assez abondante pour lui sauver la vie. Congestion cérébrale. Cause probable : hypertension (un comble : il ne bouffait que des châtaignes), ou anévrisme, avec, précédant l’ictus apoplectique, obnubilation probable, désorientation, amnésie momentanée, délire peut-être, paralysie, arrêt du cœur… Il a dû perdre la boule et il est allé tranquillement mourir sur la plus haute branche de son arbre. »

Il arrosa abondamment le corps avec du formol, et le lit, et le plancher de la chambre. Il descendit se laver les mains et but un coup de gnole. Tout le monde le regardait avec un peu d’effroi. Il tira Despuech et Abel Reilhan à part.

« Vous n’auriez jamais dû le rentrer dans cette chambre. Maintenant, c’est fait, c’est fait ; il faudra me désinfecter tout ça et brûler la paillasse. Que personne ne pénètre dans la chambre avant la mise en bière ; je me chargerai de ça demain matin. Toi, tu viens avec moi, dit-il à Joseph, cette nuit tu dormiras chez moi. »

L’autre ne se le fit pas dire deux fois : à chaque instant, il pensait entendre se lever le cadavre défiguré de son père et craquer sous cette horreur les marches de l’escalier. Il imaginait d’horribles poursuites. Passer une nuit sous le même toit que cette chose étendue là-haut sur un lit eût été au-dessus de ses forces.

A Florac, chez le docteur, dans une chambre inconnue et coquette, il dormit d’un trait, sans un rêve ; l’émotion, la fatigue et le dépaysement aidant, il n’avait même jamais si bien dormi de sa vie. Il y avait aux fenêtres des rideaux roses qui ressemblaient à deux petits filles tirées à quatre épingles. Qu’on était loin de la mort, ici, parmi ces livres, ces tapis, ces gravures, cet ordre, cette propreté et ces petites filles. La famille, c’est la mort.



L’enterrement était fixé au début de l’après-midi ; ils remontèrent dans la matinée. Il faisait toujours le même temps extraordinairement beau et chaud pour la saison. Le docteur était obligé de s’arrêter tous les dix mètres pour attendre Joseph qui clopinait lamentablement au milieu des pierres ; de temps à autre il s’impatientait : « Allez, allez, dépêchons ! », et il repartait, maudissant l’été, le soleil, la médecine ; il était en nage ; tout ce qui allait se passer autour de ce cadavre l’indisposait au plus haut point.

Assises dans cette espèce de grotte qu’était la cuisine, quelques personnes buvaient le café en silence avec la maîtresse de maison, pour qui la mort de son mari paraissait maintenant chose acquise. En voyant entrer son puîné, elle lui tendit les bras et le serra contre elle en fermant les yeux. « Le plus dur est passé, se dit le docteur, nous voilà au moment où la principale intéressée n’a plus de larmes ; elle doit actuellement redécouvrir son univers sous un nouvel éclairage ; la mort ressemble à un de ces cataclysmes qui avivent les vieilles couleurs du monde et restituent aux choses une sorte de jeunesse. Nul ne résiste à ce curieux phénomène. » Il était également agacé par ces embrassades de circonstance, et sensible surtout à ce qu’elles avaient de scénique. Quant à l’odeur, eh bien mon Dieu, c’était acceptable, grâce au formol sans doute, ainsi qu’à ce thym qu’une bonne femme émiettait de temps en temps sur le fourneau ; mais tout de même, il fallait être totalement dépourvu d’imagination comme toutes ces femmes, pour ne pas déceler derrière l’odeur pharmaceutique du formol et celle, déjà plus trouble, du thym, une terrible odeur de venaison qui leur imposait une tout autre signification.

Mais le plus embêtant restait à faire : on n’avait pas encore amené le cercueil ; c’était un vieux menuisier, maintenant retiré à Saint-Julien, qui avait été chargé d’en fabriquer un et de le monter sur son charreton. « Il y a peut-être un os », se dit le docteur, que cette plaisanterie de mauvais goût mit de meilleure humeur. Il consulta sa montre.

« Déjà onze heures, fit-il entre ses dents, il faudrait peut-être aller voir ce qui se passe. »

Il n’avait pas envie de rester plus longtemps en présence de ces femmes silencieuses et vêtues de noir qui buvaient du café et attendaient un cercueil avec une désarmante sérénité tandis que le cher disparu était en train de se liquéfier au-dessus de leur tête ; il avait l’impression qu’elles auraient attendu leur propre cercueil avec la même sérénité. Et cette sérénité – comme d’ailleurs toutes ces traditions funèbres populaires – lui paraissait très équivoque, très inquiétante, et peut-être plus significative que les révoltes les plus spectaculaires de l’esprit devant la mort. (« Faisons que ce soit un scandale…» Cela ne pesait guère lourd devant cet acquiescement paisible, charnel, qu’on devinait sous la douleur de ces êtres simples, et qui suggérait une alliance obscure avec la mort, située bien au-delà de toutes les exigences de la culture et de toutes les ambitions du christianisme.)

Il sortit et se dirigea vers le cimetière : depuis un instant, on entendait sonner des coups de pioche. L’oreille se laissait prendre malgré elle à ce bruit régulier et heureux qui ne troublait le silence que pour lui ajouter cette paix inégalable des travaux potagers et des matins paysans, et qu’elle ne parvenait pas à identifier à une besogne lugubre.

A peu de chose près, la besogne lugubre était en somme terminée ; enseveli jusqu’au ventre (comme tout bon fossoyeur qui se respecte), Abel s’employait à égaliser le fond du trou qu’il avait creusé le matin, à la fraîche. Il paraissait à son affaire ; justement, ni plus ni moins qu’un type qui plante ses légumes ou bâtit sa maison. Une bouteille de piquette était plantée en terre au niveau de sa tête et mettait dans tout ça une sorte de bonhomie théâtrale et un peu convenue ; la seule chose qui semblât bizarre, c’était son accoutrement ; entre-temps, il avait dû se changer en vue de la cérémonie. Il avait mis des chaussures noires à tiges montantes, un pantalon noir (qui lui était trop étroit, et laissait ses chevilles à découvert), une chemise blanche avec un col cassé et une cravate noire naturellement ; il avait relevé les manches de sa chemise (qui était trempée de sueur et qui collait à la peau de son dos) et la veste de son costume était accrochée à la porte du cimetière. Il avait quelque chose du jeune marié et du bourreau. Ou peut-être, à cause de sa moustache de bandit mexicain, du condamné à mort à qui l’on fait creuser, par raffinement, sa propre tombe.

Maintenant, il fignolait ; il avait trouvé si peu d’espace pour creuser entre les anciennes tombes celle de son père qu’à diverses reprises, sa pioche avait rencontré un crâne ou déterré des os ; et en déterrait encore : il s’arrêtait de piocher pour ramasser un morceau d’ancêtre et le jeter en tas dans un coin de la fosse. Quand il aperçut le docteur, il posa sa pioche et roula une cigarette entre ses mains de déménageur ; une espèce de sourire sanguinolent découvrit ses gencives de vieillard.

« Comme ça, il sera pas seul », dit-il en clignant de l’œil et en désignant les os d’un petit coup du menton.

Le docteur ne répondit rien et se contenta de hocher la tête, comme s’il approuvait : il n’y avait pas grand-chose à ajouter à une pareille évidence. Il remarqua pour la première fois qu’Abel bégayait légèrement : le début de chaque période était lent, hésitant, et le reste de la phrase rappliquait d’un coup, avec une vélocité brusque, presque coléreuse (peut-être est-il réellement et tout le temps en colère, j’aimerais bien savoir contre qui ou contre quoi, surtout s’il ne le sait pas lui-même).

« Assez creusé pour aujourd’hui, lui dit-il, tu devrais aller secouer les puces à ce menuisier. Si tu veux, je t’accompagne. »

Ils rencontrèrent l’homme à mi-chemin, attelé à son charreton sur lequel était ficelé le cercueil ; il n’en pouvait plus.

« Vous avez bien fait de venir, leur dit-il, j’ai cru que je n’y arriverais jamais ; soupesez-moi ça : c’est du chêne : le reste d’une chambre à coucher. »

Il caressa le cercueil avec tendresse.

« La dernière fois que j’ai fait un cercueil comme celui-là, c’était pour un boucher de Vébron : un type énorme, gros mangeur, gros buveur de bière.

— Je vous suis, dit le docteur, malicieusement.

— J’avais pourtant pris ses mesures ; eh bien, au moment de refermer le couvercle, voilà le mort qui pousse avec ses épaules et avec son ventre : pendant la nuit, il avait encore grossi !

— Gonflé, dit le docteur.

— Enfin, gonflé, si vous voulez. Pour refermer ce couvercle, il a fallu s’asseoir dessus, et toute la famille avec moi, parce que j’étais trop léger, comme si on fermait une malle !

— Ce devait être un spectacle réjouissant, répliqua le docteur d’une voix délicate.

— C’est pas le vieux qui t’embêtera, dit Abel, y reste plus grand-chose à fourrer dans ta boîte. »

Il se mit devant, empoigna les bras du charreton, et le cortège s’ébranla.

« Depuis cette histoire, dit l’homme, je calcule toujours plus large ; surtout l’été (il accompagna l’été d’un geste arrondi de la main autour du ventre, comme s’il évoquait un obèse, ou une femme enceinte) ; ça m’évite des surprises.

— C’est une mesure excellente », soupira le docteur en s’épongeant le front.

On entendit croasser des corbeaux ; il leva les yeux et les aperçut qui tournaient en dérivant très haut au-dessus des falaises. Le ciel était au bleu fixe ; forêts, rochers, éboulis, tout ruisselait de lumière, et même les pentes couvertes d’herbes roussies, qui luisaient comme du silex. Il se sentit brusquement dépaysé. Légèrement flottant, aussi : la fatigue, sans doute, ou le manque de sommeil. Il ne prêtait qu’une oreille distraite aux élucubrations macabres que l’homme poursuivait à son côté (avec, semblait-il, une véritable délectation professionnelle. D’autant que les cercueils rapportaient manifestement beaucoup plus d’argent que la fabrication des portes et des fenêtres). Tout cela était devenu d’un coup très abstrait ; il ne semblait y avoir de réel que ce vol de corbeaux noyé dans le bleu très pur d’une matinée d’été. Et même l’incident qui se produisit un peu plus loin (lorsque le charreton, à cause de l’étroitesse du sentier, versa avec son chargement au sommet d’une fougeraie à pic, et qu’il fallut qu’Abel et le vieux descendent chercher le cercueil à grand renfort de jurons) lui laissa-t-il une impression assez irréelle – augmentée encore par le spectacle plus qu’insolite de ce cercueil dévalant la pente à toute vitesse et devant lequel les fougères s’écartaient brutalement jusqu’à ce que ce toboggan funèbre bute avec un choc sourd (naturellement, cela lui avait fait songer aussitôt à Baudelaire) contre le tronc d’un fayard qui encaissa le coup en frémissant de toutes ses branches. L’homme aux cercueils, par contre, avait eu l’air littéralement catastrophé devant les dégâts subis par son ouvrage, par le couvercle en particulier, fendu dans toute sa longueur ; il avait tristement tourné autour, examiné les traces de coups, les éraflures des planches sur le côté, avec une expression de souffrance qui n’aurait pas été plus intense s’il s’était agi de son propre épiderme : « Du chêne de 30 ! Au sec depuis cinq ans ! Si c’est pas malheureux, quand même…» C’était surtout la fente du couvercle qui le démoralisait ; elle semblait l’avoir atteint dans ce qu’il avait de plus sensible. Il avait même parlé de redescendre à Saint-Julien en fabriquer un autre « pour le même prix ». « En tout cas, la prochaine fois, avait gueulé Abel, on se passera de cercueil…»



… Le pasteur avait fait son entrée…(mais comment diable s’appelle-t-il ? Quelque chose comme M. Barthélémy, ce qui est tout de même assez chic pour un pasteur)… son entrée vers une heure de l’après-midi ; devant la porte, il avait refermé le parapluie sous lequel il s’était abrité du soleil pendant la montée. Au moment où il avait écarté le rideau pour les mouches, on avait entendu distinctement derrière lui le bruit de friture des insectes qui crépitaient au soleil comme dans de l’huile bouillante. Il avait eu un geste d’excuse pour le parapluie, et, à mi-voix, à l’intention du docteur et de deux ou trois personnes qui n’étaient pas de la famille : « En vérité, la vallée de Josaphat ne serait pas plus pénible, quelle chaleur effroyable…»

En voyant M. le pasteur, la mère s’était remise à pleurer : depuis la veille, n’ayant plus reçu de nouvelles visites, elle avait eu le temps de s’habituer à son chagrin ; mais l’arrivée du pasteur la ramenait plusieurs semaines, peut-être plusieurs mois en arrière, et tout se passait comme si de nouveau son mari venait de mourir à l’instant même. Il faudrait que nos êtres chers meurent en présence de tous les gens que nous connaissons afin que nous n’ayons pas à souffrir leur mort chaque fois que nous nous trouvons en face d’une personne qui les a connus et que nous n’avons pas revue depuis qu’ils sont morts. « M. le pasteur, M. le pasteur, oh ! M. le pasteur ! – C’est une terrible épreuve, madame, que Dieu vous envoie…» Elle, un peu confondue par cette voix méticuleuse et blanche, fleurant probablement la menthe ou le cachou, lui, penché sur elle, les mains croisées, aux ongles brillants et soignés, l’enveloppant de cette charité luxueuse et intimidante, de cette voix soyeuse, artificielle, enrichie par le brillant des lunettes, des ongles, des dents irréprochables, des chaussures, et même du front perlé d’imperceptibles gouttelettes discrètes, se redressant parfois pour jeter sur l’assistance un regard dont la bienveillance ternissait d’un coup, et qui était le regard d’un bonhomme légèrement incommodé par trois quarts d’heure de marche au soleil dans un sentier abrupt, et sans doute aussi par l’odeur de vernis rance qui l’avait accueilli à son arrivée, et que le cercueil chaud avait laissée flotter dans la pièce – odeur, avait remarqué le docteur, singulièrement voisine de la formidable odeur amassée là-haut derrière la porte de la chambre.



… La fille Despuech (dont il savait que le père ne tarderait pas à claquer d’une cirrhose s’il ne s’arrêtait pas de boire) avait sorti des verres et les avait essuyés avec une énergie furibonde avant de les disposer sur la table ; une petite bonne femme agile et noire comme une fourmi, et qui dormait l’impression d’aller et venir dans cette maison comme chez elle. Pendant que la fourmi versait dans les verres un mélange d’eau et de café froid, M. Barthélémy avait continué de prodiguer ses consolations métaphysiques à la veuve, de la même voix douce et confidentielle, comme s’il lui racontait des obscénités, ou qu’il eût honte de déclarer certaines choses à haute voix devant tout le monde. La plupart des gens paraissent toujours gênés quand on commence a leur parler du royaume de Dieu : ils ont suffisamment d’emmerdements avec celui de la terre pour ne pas avoir encore à tenir compte de considérations plus ou moins vaseuses sur les récompenses ou les sanctions aléatoires qui sont censées les attendre de l’autre côté de la tombe. C’est probablement la raison pour laquelle les ministres de Dieu répugnent à déballer leur salade dans des endroits qui ne sont pas destinés à ça et où ils risquent d’être conspués ou lynchés en racontant des histoires de brigands.

… Il y avait eu ensuite un assez long silence à travers lequel, petit à petit, comme un œil qui s’habitue à l’obscurité, l’oreille avait fini par distinguer de nouveau le concert des insectes, un peu atténué par le rideau pour les mouches. Personne ne bougeait. On aurait juré que ces gens attendaient quelque chose ou quelqu’un ; en tout cas, ils n’avaient aucune raison de rester comme ça sans bouger et sans parler, à regarder fixement par terre ou dans le vague. C’était sans doute leur façon à eux de s’entretenir une dernière fois avec le disparu, d’évoquer son souvenir en lui consacrant instinctivement quelques minutes de silence. Cette immobilité et ce silence étaient si impressionnants que M. Barthélémy lui-même n’osait plus faire un geste ni prononcer le moindre mot, comme si la présence du mort, rendue sensible par cet extraordinaire silence, annihilait momentanément son autorité spirituelle. Il tenait sa bible entre ses mains croisées à la hauteur de son ventre, et il regardait par terre, comme tout le monde. Enfin, Despuech s’était lentement levé, et tout le monde avait compris, aux traits affreusement lisses de sa figure, que le moment était arrivé. Les gens s’étaient levés à leur tour les uns après les autres, et M. Barthélémy, qui semblait tout à coup avoir retrouvé son ascendant, avait posé ses deux mains sur les épaules de la veuve comme pour lui transmettre par un fluide magnétique la force de ses certitudes et la souveraine assurance qui émanait de sa personne jusque dans sa mise impeccable, le brillant de ses lunettes, le pli de son pantalon, et la délicate rosée humectant son front. « Seule la souffrance est capable de donner à notre vie la signification que le bonheur lui-même serait incapable de lui donner…» Abel Reilhan et le menuisier de Saint-Julien étaient sortis avec Despuech, et le docteur leur avait spontanément emboîté le pas. « Vous ne serez pas de trop », lui avait dit le fabricant de cercueils en montant l’escalier ; avec sa sacoche à outils en bandoulière, il ressemblait à un inoffensif plombier qui va déboucher un lavabo ; juste au moment de pénétrer dans la chambre, le docteur avait eu une espèce d’illumination. Il s’était demandé si ce cadavre en train de se liquéfier dans cette puanteur moite et pharmaceutique ne valait pas mieux, dans son implacable réalité, que toutes les perversions mentales entraînées par le refus de cette évidence, si intolérable fût-elle. « Suivre cette voie jusqu’au bout », s’était-il dit, mais aussitôt, tout s’était obscurci, et il avait senti à quel point le moindre effort de la conscience fait retomber celle-ci dans de très anciennes ornières. »



… Il avait voulu à tout prix mastiquer cette fente du couvercle, par conscience professionnelle, et parce que « ça n’était pas décent pour le mort ». Naturellement, on avait été obligé d’entrebâiller les volets pour laisser entrer un peu de jour, et que le vieux puisse mastiquer à son aise, mais si, du point de vue odeur, on avait gagné au change, l’atmosphère s’étant un peu désépaissie grâce au courant d’air, par contre il y avait certaines choses, quoique le corps fût enroulé dans un drap, qu’on se serait bien passé d’avoir vues – par exemple, les taches brunes qui souillaient le matelas et le traversin – et que le jour avait révélées, ou en tout cas, permis de deviner (car, au fond, à part ces taches, on ne voyait pas grand-chose) ; mais c’est fou ce que l’imagination pouvait être sollicitée par cette forme étendue sous un drap et « gonflée de son importance », comme presque tous les cadavres, auxquels l’ignoble combustion délabrante confère pendant un certain temps quelque chose de l’enflure impériale. Une fois terminée la réparation du couvercle, on avait disposé le cercueil près du lit, sur deux chaises, de façon à pouvoir faire glisser le corps directement dedans en soulevant le drap juste un peu. Question d’hygiène. Quant à lui changer ses vêtements, il ne fallait pas y songer, malgré le désir qu’en avait exprimé sa femme : le travail de la décomposition, bien que partiellement ralenti par le formol, était beaucoup trop avancé. Le corps était enfin tombé au fond du cercueil avec un bruit mou. Et c’est à ce moment-là qu’on avait entendu s’ouvrir la porte de la cuisine, en bas, et le bruit d’une altercation avait retenti dans la cage de l’escalier ; c’était surtout la voix du pasteur qui dominait le brouhaha, une voix féminine et criarde, méconnaissable, tout à fait en contradiction avec les lunettes cerclées d’or, le sang-froid professionnel et les compétences sacerdotales dont cet instrument étincelant semblait garantir l’infaillibilité. « Madame Reilhan, je vous en prie ! Madame Reilhan, vous ne pouvez pas faire ça ! Madame Reilhan, ce n’est pas raisonnable… vous m’aviez promis…» Il paraît que, pour l’empêcher de passer, il s’était mis les bras en croix au milieu du couloir, et il essayait de la raisonner avec ces piaulements de volatile affolé qui trahissaient, dans le ministre de la Puissance et de la Gloire, une vieille vierge vinaigrée et sujette aux crises de nerfs. Toujours est-il que la veuve ne s’en était pas laissé imposer par ces simagrées, et qu’elle s’était assez rapidement débarrassée des bras en croix de M. Barthélémy (dont les lunettes étaient tombées par terre au cours de la bousculade) ; ce qu’elle voulait, c’était assister à la mise en bière, et rien au monde ne l’aurait détournée de cette idée fixe. On ne vit pas impunément à côté de quelqu’un pendant un tiers de siècle ; même si ça n’a pas très bien marché, il en reste toujours quelque chose. Les autres, là-haut, se doutant de ce qui arrivait, s’étaient dépêchés de fermer le cercueil, mais une fois dans la chambre, noire et rabougrie comme si, après trente ans de travaux forcés, trois jours et trois nuits de chagrin avaient suffi à la faire rétrécir d’un coup, elle les avait obligés à soulever le couvercle pour entrevoir une dernière fois la dépouille de son compagnon d’infortune. Evidemment, cet incident ne se serait pas produit, ni la suite, si le vieux maniaque n’avait retardé la fermeture du cercueil en voulant boucher cette fente de crainte qu’elle ne fasse mauvais effet sur d’éventuels clients. Les sept ou huit personnes qui attendaient dans la cuisine étaient montées à leur tour, ainsi que M. Barthélémy et derrière lui, se tenant sur le pas de la porte, blanc comme un linge et à moitié mort de peur, le jeune boiteux. Grand silence, comme tout à l’heure ; et dehors, grand concert d’insectes : des millions d’élytres proclamant le noir triomphe de l’été, (sur de longues aires calcinées comme des hauts plateaux d’Éthiopie, des glaives, des pinces, des couteaux-scies, des mandibules, des machines de guerre, des combats sans merci de chevaliers-homards, des génocides, à la gloire d’un Dieu-Minotaure). M. Barthélémy, un peu défraîchi par l’algarade de l’escalier, et atteint dans son prestige, paraissait avoir brusquement vieilli de plusieurs années : il avait retiré ses lunettes pour les essuyer et on ne voyait plus que ses yeux de myope, des yeux rapetisses, aux paupières chiffonnées et légèrement enflammées. Dépouillé de l’emblème de son autorité, il avait l’air nu, flétri, vulnérable : une huître sans coquille. A la fin, le docteur avait pris la veuve par le bras : « Maintenant, ça suffit comme ça », et il avait ordonné aux deux zèbres de boucler la caisse. Au moment où le vieux s’apprêtait à enfoncer les vis, la veuve s’était penchée vers lui et elle lui avait dit quelque chose à l’oreille ; le vieux avait paru interloqué et il l’avait regardée d’un drôle d’air ; elle lui avait parlé de nouveau doucement à l’oreille, alors il avait hoché la tête et dit : « Bon, d’accord, on va essayer » ; il avait retiré les vis une à une ; les gens retenaient leur respiration et se regardaient sans comprendre ; ils se demandaient ce qui allait arriver, et si la veuve n’était pas subitement devenue folle. Non, elle désirait simplement récupérer le drap, et le vieux s’était exécuté devant une assistance pétrifiée ; par bonheur, la manœuvre avait été facilitée par le fait que le drap s’était presque entièrement roulé au-dessus du corps quand on avait fait basculer celui-ci dans la bière : le vieux n’avait eu qu’à tirer dessus en soulevant le couvercle ; elle le lui avait pris aussitôt des mains, comme on fait avec du linge sale qui traîne lorsqu’un visiteur fait irruption inopinément, et l’avait fourré en boule sous le lit ; M. Barthélémy avait tiré son mouchoir et il l’appuyait discrètement contre le bas de son visage ; d’ailleurs d’autres personnes en faisaient autant. Il est certain qu’il fallait avoir le cœur bien accroché pour ne pas rendre ses tripes. Le docteur, qui se trouvait près de la fenêtre, avait observé machinalement la pente d’un toit couvert d’écaillés grises qui luisaient sous la lourde lumière terne de l’après-midi ; il avait songé aux rues désertes de ces petites cités montagnardes recluses entre de hautes pentes, et où il visitait sa clientèle depuis vingt ans sans y avoir jamais rencontré l’exemple de ce qu’il appelait, dans son jargon de philosophe amateur, une « liberté » – cette volonté tenace de tout refuser en bloc, de tout remettre en question continuellement, et de vivre sur ce refus sans pour autant l’investir d’une signification spirituelle ou métaphysique quelconque.

Devant cette cour vide et noyée de chaleur, il pensait aux fermes misérables, vides et silencieuses comme celle-ci à l’heure qu’il était, à toutes ces maisons en ruine où la vie croupissait comme l’eau des citernes, où l’ennui siégeait à la droite de la mort, et à sa gauche, l’inutilité – l’irréalité – à laquelle, chose curieuse, il était en vieillissant de plus en plus sensible. L’irréalité fascinante et trouble de ces pentes et de ces plateaux désertiques, de ces falaises millénaires, de ces landes inanimées auxquelles des hordes de chevaux cosaques et de hautes lueurs d’incendie auraient peut-être prêté un sens péremptoire. L’irréalité tragique de l’existence menée par ces hommes et ces femmes complices de leur propre mort ; il imaginait les naissances, les siestes lourdes, les relations sexuelles larvées entre des êtres qui ne savaient pas détourner la nature – ou si mal –, assurant strictement la survie de l’espèce, les vieillesses et les agonies dans ces grands lits funèbres au fond de chambres sombres et humides comme des caveaux. La scandaleuse irréalité de cette religion aujourd’hui exsangue, convoquée du bout des lèvres et le plus souvent à seule fin de manifester une mauvaise humeur légitime à l’égard des majorités triomphantes, politiques ou religieuses (les études démographiques le montraient bien). L’irréalité de ce pays, profond par ce qu’il avait de tragique, irritant et superficiel par ce qu’il avait de folklorique et de complaisant, pays dont la rusticité ne lui avait jamais rien évoqué de l’appareil lyrique traditionnel, mais au contraire une louche alliance avec la terre : il n’y avait qu’à regarder ces murailles pesantes, trouées d’ouvertures plus étroites que profondes, indifférentes au site environnant, ou faisant peser sur lui cette vigilance aveugle des constructions de boue africaines criblées de trous et semblables à des alvéoles d’insectes géants, pour sentir combien les hommes de ces montagnes, justement, étaient à peine plus libres, plus affranchis des obscures fatalités du monde et de ses mécanismes, que ces insectes éternels qui étaient en train d’incendier les solitudes de leurs crépitements. Toutes ces vies obéissaient aux mêmes lois féroces, gravitaient autour d’une même pesanteur ; l’illusion des gestes, des mots, des costumes – des cérémonies comme celle-ci – ne lui avait jamais complètement masqué le programme implacable inscrit derrière et gouvernant ces grands insectes au visage tragique, et vêtus de noir comme pour se confondre avec la noirceur essentielle de ces montagnes ; l’artifice, poussé à son paroxysme, pouvait faire illusion sur les Champs-Elysées à Paris, devant les gratte-ciel de New York, ou même au fond des sanctuaires catholiques – malgré les monstrueux élytres de coléoptère des officiants ; mais ici, à cause du peu de marge laissé à l’artifice et à la gratuité par « la force des choses », pour des causes faciles à déterminer : économiques, historiques, climatiques, la nécessité aveugle de l’univers, son inertie, sa torpeur, la fatalité inintelligible de ses lois semblaient peser plus lourdement, plus directement qu’ailleurs sur la vie des hommes, commander leurs actes, dominer leur silence, triompher dans l’austérité de leur condition – jusque dans ces lits hauts comme des catafalques, et qui parlaient beaucoup plus d’agonies que de caresses. On sentait la mort affleurer partout, non sous cette forme délirante et mythique, très délibérément cernée, concentrée, et, par là-même, entièrement contrôlée, que savent si bien lui imposer les civilisations solaires, mais sous des espèces vagues, imprécises, semblables à une émanation vénéneuse à laquelle les habitants d’une maison ne seraient plus sensibles ; le malaise oppressant que lui avait toujours inspiré ces chambres glaciales, ces cuisines sombres, enchâssées dans le roc, et où la vie s’écoulait plus qu’elle n’était vécue, ces cours aveugles cernées de murs vétustés, au-dessus desquels les perspectives restaient prisonnières de ces flancs verticaux, immuables comme le destin, semblait provoqué par quelque chose de beaucoup plus profond, menaçant, qu’une banale impression d’inconfort, de dénuement, de solitude qu’on pouvait en recevoir.

Jeune encore, et quoique natif du pays – dont il ne s’était absenté que pendant la durée de ses études et de la guerre – il avait souvent ressenti la même impression trouble lorsqu’il pénétrait dans ces foyers rébarbatifs et rudes, et qu’il y mesurait le peu d’espace imparti à ce qui permet aux hommes de lutter contre ce que leur condition a d’incommode et de tragique, à ce qui fait oublier en eux l’animal, à ce qui les pose dans l’univers comme un phénomène irréductible aux seules lois objectives. Il était obsédé par la nature de leurs pensées, de leurs projets, de leurs propres obsessions, au point de ne pouvoir s’empêcher de leur poser parfois certaines questions qu’on ne doit jamais poser dans les milieux dominés par des préoccupations strictement matérielles, sous peine de paraître suspect, velléitaire ou farfelu ; et les réponses qu’il obtenait dans la plupart des cas indiquaient une indifférence, une banalité qu’il jugeait révoltantes, et très inquiétantes : ces réponses dénotaient moins l’inconscience de ces êtres devant la précarité de la condition humaine – cela se serait parfaitement expliqué, harcelés qu’ils étaient par les difficultés concrètes de la leur propre – qu’une sorte de passivité qui n’était même pas de la résignation : c’était une soumission complaisante, et, d’un certain point de vue, extrêmement avantageuse, aux considérations les plus conventionnelles, les plus médiocres, et même les plus sordides de la petite société bourgeoise occidentale, rationnaliste et myope, et dont les obsessions métaphysiques ne sont pas le fort ; mais ce qui pouvait donner le change et tromper l’œil à Paris ou à Bordeaux (où il avait fait sa médecine) devenait encore plus horrible parmi ces besogneux, à qui manquaient les accessoires de la respectabilité et de la vanité sociale : les fils de bourgeois ne manipulaient pas les os de leurs ancêtres comme le faisait Abel Reilhan tout à l’heure avec tant de désinvolture, ni leurs veuves des suaires souillés : c’était plutôt les testaments qu’on manipulait avec désinvolture dans ces familles ou deux et deux font rigoureusement quatre, même devant un mort (mais cela revenait exactement au même).

Certes, il y avait ce qu’on ne voyait pas : les suicides équivoques, inexplicables, les originaux – dont l’originalité consistait à se taire pendant soixante-quinze ans, mais comment savoir ce que cachait ce silence ? Rien, peut-être, ou des mécontentements risibles, navrants ; il essayait de se persuader que ces hommes et ces femmes dissimulaient en eux quelque chose dont ils ignoraient eux-mêmes la présence…

En regardant vivre et mourir ces montagnards depuis vingt-cinq ans, en comprenant très bien qu’il leur fallait imiter, pour survivre, ce qu’il y avait de plus détestable dans le progrès, et renier ce qu’il y avait de plus admirable dans leurs traditions pour y parvenir, il en avait conclu qu’entre le tumulte des grandes cités et le silence de ces plateaux déserts, la différence n’était pas si grande qu’on eût pu le croire : ce n’était qu’une différence de densité, non de qualité ; ici comme à New York, l’animal tirait dans le même sens. Une photographie de la cité géante prise à l’aube montrait la même vacuité, la même vigilance aveugle d’insecte, comme si la terre, désertique, n’était peuplée que d’automates. Et lorsqu’il avait assisté à l’électrification du pays, il avait eu l’envie répréhensible et inavouable de penser quelque chose comme : « Vous aussi, vous avez loupé le coche…» Devant l’injustice et la misère, une telle attitude était un cas pendable ; c’est la raison pour laquelle ce qu’il haïssait le plus dans la société de profit, ce n’était pas tant les injustices qu’elle engendrait, que plutôt d’avoir rendu suspect, et peut-être définitivement, tout acte, toute pensée qui n’étaient pas mobilisés pour l’abolir. Mais il n’y avait pas que les hommes… Il y avait ce pays de pierres ruiniformes, de hautes landes celtiques, de gorges et de sites préhistoriques où l’oreille, malgré elle, se tendait à l’affût de bramements monstrueux, il y avait son climat brutal, tout en contrastes, ces combes noircies par l’hiver, ces aires torrides à l’heure présente – et même ces bourgs pauvrement industrieux, avec leur rue unique de part et d’autre de laquelle des façades pourries se considéraient dans le silence de mort des longs après-midi –, le souvenir de leurs génoises crottées par les hirondelles et décrépies pesait sur celui de ses années d’études primaires : même aux heures de mouvements de la rue, leur surplomb crénelé conservait une sérénité intemporelle, un glissement paisible d’éternité au-dessus des époques, qui le fascinait. Partout, dans ces fermes et dans ces hameaux, pesait la même oppression minérale. Au même titre que la mort, la roche immortelle affleurait partout, jusqu’au milieu des murailles ; elle soulevait le sol de terre battue, épaulait une cheminée, lourde, compacte, hostile… Cette intimité entre les hommes et ce monde élémentaire comme émergé des premiers âges de la terre, lorsqu’il était adolescent, exerçait sur lui un charme puissant et morbide : il y avait une telle incompatibilité entre l’esprit humain et cette amère irruption de la matière à l’état brut, une telle contradiction entre les lois fragiles, incertaines, gouvernant celui-ci, et les immuables propriétés de celle-là, que cette promiscuité avait fini par le scandaliser et par l’angoisser, malgré son amour pour ce morceau de planète abandonnée qu’était à ses yeux le Haut-Pays – amour malheureux, amour équivoque de la victime pour ce qui l’écrase, se plaisantait-il parfois. Et au fil des années, tout cela s’était cristallisé, durci autour d’une même obsession : de même, jeune encore, il lui semblait parfois se réveiller d’un songe au cours de la journée, saisi brusquement par l’idée de la mort et par les images ignobles qu’elle entraînait en lui, comme s’il y avait en lui quelque chose qui rendait cette réalité irrecevable – et parfaitement irréelle –, de même en était-il arrivé à éprouver parfois un sentiment d’irréalité vertigineux devant la vie et devant le monde – d’autant plus inintelligibles à l’esprit et irrecevables l’une et l’autre, qu’ils étaient expliqués par la science : mais allez faire comprendre ça aux imbéciles ! – comme s’il se sentait pris dans une aventure qui ne le concernait pas et que, devant ce qu’elle avait d’accidentel et d’aléatoire – il n’y avait aucune raison pour que les choses, « tout ça », n’eussent pas été différentes de ce qu’elles étaient – il y avait en lui (et en tous les hommes, mais…) quelque chose d’immuable, d’étranger à la vie et au monde et à la mort qui en était la suprême évidence, quelque chose qui s’opposait à ce que le monde et la vie et la mort avaient d’immuable, à ce qui dans l’homme subit inexorablement les lois aveugles du monde : usure, lassitude, finitude, décrépitude, disparition. Combien de fois avait-il surpris dans son miroir, derrière ce masque gagné par les rides, la même attention à l’affût depuis bientôt cinquante ans et qui, elle non plus, n’était pas solidaire de ce masque ruiné, comme si le temps et l’expérience n’avaient eu sur elle la moindre prise ? Voilà ce qu’il y avait en face de la réalité irréelle du monde : cette volonté de réalité intellectuelle ou spirituelle qui luttait désespérément dans ce corps irréel et précaire, comme un homme bouclé dans une maison en train de brûler. Rêve, illusion ? Peu importe… C’était là, dans l’homme, dans tous les hommes, il l’eût juré, aptitude ou réalité, selon que le : « comment vivre ? » l’emportait sur le : « pourquoi vivre ? ». Et sans doute se fût-il, lui aussi, laissé prendre aux apparences, s’il avait exercé sa profession à Paris, là où le rêve des hommes se prolonge dans les pierres et dans les institutions. Mais ici, devant ces solitudes minérales, devant ces constructions humaines qui en prolongeaient l’hostilité plus qu’elles ne leur opposaient leur confort, devant la vie rudimentaire qu’elles abritaient, comme si ces hommes n’obéissaient qu’à la lancée aveugle qu’elle avait communiquée à leurs ancêtres cent mille ans plus tôt, c’était cette irréalité dramatique qui triomphait, et dont il avait si violemment ressenti les effets tout à l’heure, parmi ces hommes et ces femmes qui lui avaient brusquement donné l’impression de jouer une comédie assez bizarre autour du cadavre décomposé de l’un d’entre eux ; quelque chose s’était mystérieusement déclenché en lui et avait fait appel au témoin privilégié pour qui le comportement de ces êtres et la forme de leur corps n’étaient pas moins étranges que ce cadavre absurde autour duquel ils s’agitaient.



Qu’elle soit rêve ou illusion, cette… « réalité de l’esprit » avait au fond, elle aussi, quelque chose de très insolite, de très troublant…

Il alluma une cigarette : beaucoup trop fumé, ce soir ; tant pis pour son cœur (songer au cœur, comme ça, de but en blanc, et après avoir été si longtemps et si profondément absorbé par de glorieuses pensées, obtenait toujours sur lui le même effet : non de peur, de surprise. C’était de même nature que tout le reste ; quand le corps ne jouissait pas ou ne souffrait pas, l’esprit – ce qui se passe dans la tête – livré à lui-même, à ses propres lois, très rapidement prenait le large et oubliait son véhicule : ce n’était pas sans étonnement qu’il en retrouvait les rouages et toutes les contingences). Au fond, même en culottes courtes, j’étais étonné : étonné par le monde, étonné d’être là ; la seule chose qui ne m’étonnait pas, à cette époque-là, c’était précisément cette faculté d’étonnement, comme si elle seule fût incontestable, et me justifiât nécessairement. Depuis, hélas ! rien n’était aussi simple, et cette faculté d’étonnement, cette aptitude de refuser, de tout remettre en question, paraissait parfois aussi étrange, aussi irréelle que ce qu’elle remettait en question ; remise en question à son tour, on eût dit qu’elle se dévorait elle-même, qu’elle n’était là que pour assumer sa propre négation, et tout se passait alors comme dans les labyrinthes, où l’on repasse toujours par les mêmes endroits, ou comme dans ces cages tournantes, où des écureuils s’enragent dans une course exténuante, immobile…

Mais avec quelle facilité ce qu’on a coutume d’appeler la vie avait le dernier mot… Avec quelle facilite les choses se retrouvaient à leur place habituelle, et retrouvaient leur aspect nécessaire, convaincant – comme ces rochers dominant le bourg qui ressemblaient à des termitières géantes et sur lesquels, depuis la terrasse de sa villa, il regardait le jour s’éteindre. Comme sa femme, en train de dresser la table pour le dîner : vivre à la surface des choses, voilà ce que promettaient les gestes paisibles de cette femme allant et venant dans le crépuscule.

Il jeta sa cigarette dans l’obscurité du jardin, où embaumaient les roses de septembre ; l’étincelle décrivit une longue courbe et s’immobilisa au milieu des graviers : parfum des roses, étincelle, convoquaient les printemps disparus, les roses disparues avec ceux qui respiraient leur exhalaison en ramassant dans l’herbe humide des lampyres bleuâtres. Enfant mort dans l’adulte, et dont il ne reste, peut-être, que cette interrogation passionnée : tout cela ne peut pas avoir servi à rien, ni la souffrance ni le bonheur… Il y a là une réalité atroce, fondée sur tout ce qui la nie : le temps, la vieillesse, la mort. Situation intolérable. Mais il n’est de situation intolérable à laquelle il semble que le destin des hommes ne soit précisément de s’habituer. Vivre à la surface de choses… Mais les gestes séculaires de cette ménagère, comme dans tous les foyers où s’allumait une lampe, laissaient flotter, ainsi qu’une épave entre deux eaux, l’évocation poignante du bonheur, beaucoup plus que le bonheur lui-même… Parce que rien n’est innocent sur la terre : à quelle terrible absence notre expérience de la vie – l’affreuse mémoire contaminante – ne finit-elle pas par aboutir ?… Tout a déjà eu lieu au moins une fois : comment vivre à la surface des choses, alors qu’à chaque instant la vie nous contraint à essayer de retrouver un secret perdu.

De là, sans doute, son goût prononcé pour les petits chevaux cosaques, les invasions martiennes, les époques catastrophiques, qui, comme par magie, rendent les hommes pareils à des enfants. Son meilleur souvenir : les matins d’hiver dans cette ferme allemande où il charriait du fumier comme prisonnier de guerre. L’enfer de la guerre, certes. Et l’enfer de la paix ? Personne jamais n’en parle, hypocrites nations ! Il n’y a qu’une paix orageuse pour nous empêcher de mourir à petit feu. Ou sinon, vous voilà supprimant les déboires rédempteurs, comme le con de la fable, sciant la branche sur laquelle vous êtes assis. Grotesque.

« Grotesque ? »

Elle s’était immobilisée, tournant la salade, dont on sentait d’ici l’odeur piquante et alliacée – tout l’autre sud fleurissait dans cette pointe un peu canaille, émoustillante, vaguement ironique. Que de réalités dans l’irréalité !

« Cette mise en scène. Toute cette mise en scène autour d’un cadavre. Tu ne peux pas savoir. A vingt kilomètres d’ici. On croit rêver. »

Il avait encore devant les yeux le geste de cette femme roulant en boule le drap souillé et le fourrant sous un lit. Cette implacable affirmation de la vie devant la mort… Ce geste qui s’accordait si bien avec les actes de violence que la vie commettait depuis quelques centaines de millions d’années, avec cette détermination aveugle, effrayante qui assurait le développement des espèces, cette permanence absurde sur la terre… pour aboutir à ce crépitement d’insectes, dehors, comme au geste de cette femme, un après-midi de septembre, dans une chambre mortuaire chrétienne…

« Ce cloisonnement de l’esprit chez les simples, tu comprends, cette faculté d’oubli, presque immédiate… La disproportion qu’il y avait entre ce mort – pour qui la sphère solaire aurait dû exploser, comme l’eût souhaité Shakespeare – et… et ce drap qu’on lui arrachait… cette négation de la valeur de la vie, beaucoup plus que son affirmation, par le peu de valeur que son interruption paraît avoir pour presque tous ces gens, moi peut-être… ce geste détruisait beaucoup plus que la corruption ce misérable… Je sais bien, mieux que personne ! qu’un mort n’est rien, mais qui peut se flatter d’une objectivité si pure, si théorique ? C’est le geste de cette femme qui a sanctionné la mort de son mari – qu’elle aimait ! »

Même impression lorsqu’une deuxième naissance était désirée ou attendue dans un de ces innombrables foyers où il entendait dire par le père ou la mère à propos du premier enfant : « On ne sait jamais ce qui peut arriver », comme on envisage de remplacer sa voiture ! Les raisons qui le scandalisaient étaient plus obscures que leur rustrerie. C’était comme si quelque chose, en lui, se trouvait brutalement floué, ou insulté.

Floué, surtout… Ainsi, parfois, à l’époque de sa « puberté » religieuse (né catholique), se réveillait-il en sursaut, secoué par une idée aussi sèchement que si quelqu’un avait interrompu son sommeil en le secouant par l’épaule : un seul cadavre de bébé asiatique (ou nègre, ou du néolithique) anéantissait radicalement à lui seul les probabilités d’un plan de création divin, où l’homme occupât une place privilégiée, où chacun de ses cheveux fût compté… Ce n’était guère de cheveux qu’il s’agissait dans l’histoire du monde, mais des milliards de cadavres de créatures intermédiaires auxquels ni le hasard ni la providence n’avaient permis d’accéder à la conscience, qui n’avaient pas eu le temps de devenir des hommes, mais qui étaient pourtant des hommes… Il y avait là de quoi éprouver le sentiment d’une imposture de belle taille, de la part d’un dieu qui, s’il eût existé, n’eût été qu’un mauvais plaisantin : sa création n’était, comme le dit Nietzsche, « qu’une somme de douleur et d’illogisme qui abaisserait la valeur totale du devenir ».

Le hasard, le hasard imbécile pouvait être seul responsable du peu de prix de la conscience et de l’existence humaines, qui n’en avaient déjà pas beaucoup aux yeux des hommes eux-mêmes…

Ce qui l’avait surtout frappé aujourd’hui – cette bizarre impression d’irréalité qu’il s’expliquait si mal lui-même, domine s’il avait débarqué d’une autre planète, où les Choses se seraient passées autrement, et dont il lui restât l’obscure mémoire…

« Ce qui m’a frappé, c’est le naturel avec lequel ces gens enterrent l’un d’entre eux… Tout était si scabreux ! Personne ne bronchait… Ce bûcheron endimanché… J’avais l’impression d’un énorme malentendu… Une espèce de farce inutile : j’ai parlé de mise en scène sans le vouloir. Si l’un d’eux s’était mis à à faire quelque chose de complètement absurde – uriner dans le cercueil, arracher l’oreille de son voisin pour la manger – j’aurais été à peine plus surpris…»

Il revoyait ce bûcheron endimanché qui entassait les débris de ses ancêtres dans un coin de la fosse qu’il venait de creuser (« Comme ça, il ne sera pas seul »), le cercueil fou naviguant au milieu des fougères (Bunuel n’aurait pas mieux fait), les lunettes emblématiques de ce pasteur astiqué jusqu’au bout des ongles (et qui s’appelait M. Barthélémy !), sa voix lointaine, chevrotée, que le plein air accompagnait du concert d’insectes : « Omort, où est ta victoire ? O mort, où est ton aiguillon ? », ces mots emportés dans l’espace par la chaleur pleine d’odeurs solennelles, Abel Reilhan, la fosse comblée, arrachant une ardoise au toit d’un vieil appentis et gravant dessus avec un tournevis les initiales du défunt, les dates de sa naissance et de sa mort, pour la planter d’un coup de talon à la tête de sa tombe – mystérieuse identité livrée à l’indifférence des orties, du soleil, de la pluie…

« Je me suis demandé ce que nous venions faire dans tout ça : mort, vie, je tombais de la lune ; pendant plusieurs heures, j’ai dû tout oublier ; c’est comme si je voyais les choses pour la première fois : ni tragiques, ni comiques – incompréhensibles. »

Ce n’était pas la première fois que ça lui arrivait, s’amusant quelquefois à provoquer lui-même ce phénomène en essayant par exemple de retrouver au-delà de la mémoire et des habitudes prises l’aspect primitif et inintelligible d’une chose (comme tous les grands exilés obsédés par des sensations perdues). Mais dans le cas présent, cela s’était produit bien malgré lui, et avec la violence d’une révélation.

« Cela m’a pris dans le chemin, comme un vertige, et cela s’est un peu dissipé au moment où je me suis penché vers la fenêtre pour observer machinalement ce toit qui semblait couvert de plomb sous la lumière… et, juste avant, il y avait eu cette histoire de drap… Une espèce de collapsus mental, tu sais, comme pourraient en provoquer le surmenage, l’insomnie, ou je ne sais quoi. »

Ce qui le troublait le plus maintenant, c’est qu’au fond, ce sentiment d’irréalité, ce vertige, ne concernait pas moins ses semblables que ce cadavre mutilé par des corbeaux, et que ce n’était pas tant la mort devant laquelle il s’était senti comme un étranger, que la vie – la vie sur la terre : un enchaînement de circonstances fortuites débouchant sur cette irréparable énormité : lui-même, la conscience de sa propre existence, le témoignage accablant et irrécusable qu’elle lui imposait, qu’elle s’imposait à elle-même – qui aurait pu ne pas être, et qui était – irrémédiablement.

« Pourquoi me regardes-tu ainsi ? » Les coudes écartés, tenant entre deux fourchettes une touffe de salade au-dessus de son assiette, sa femme le dévisageait avec l’inquiétude amusée d’une femme de quarante-cinq ans pour qui le visage d’un interlocuteur est un second et implacable miroir : mais cette fois-ci, il l’avait regardée avec un peu trop d’insistance – ce genre de regard terrifiant qui examine autre chose à travers le vôtre –, comme il l’eût regardée la sachant atteinte d’un cancer.

Il baissa les yeux, déplia lentement sa serviette, sourit enfin.

« Je pensais, dit-il, à nos dernières vacances d’avant guerre. Octobre à Venise, les matins de brouillard sur la lagune, les derniers touristes, anglais naturellement : je suis à un âge où l’on a besoin de conventions. Dix ans, déjà, et puis là guerre… Tu crois qu’il y a toujours ces orchestres merveilleusement démodés ? »

Venise… Il venait d’y penser comme tout à l’heure à son cœur : d’abord intrigué, entre le ziste et le zeste. L’Italie, c’était comme l’afflux dans son esprit d’une douceur étonnée d’être au monde.

Ils partirent pour Venise quinze jours plus tard : il y avait beaucoup d’Américains et peu de brouillard. Depuis le Lido, on apercevait Venise, au loin ; le docteur observait les oiseaux de mer avec ses jumelles.

De retour, il apprit que le jeune Reilhan était entré au service du pasteur, comme secrétaire, ou quelque chose dans ce genre.




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