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Le jour déchu de sa gloire et le temps déchu de sa profondeur déclinent lentement dans la rue déserte, sous les longues lanières stridentes des martinets ; l’odeur chaude de l’asphalte filtre à travers les persiennes – odeur voisine de la frangipane funèbre, odeur des promesses jamais tenues, montées en graine et séchées sur pied, comme depuis vingt ans, comme depuis qu’il somnolait là-haut sur des livres dont chaque signe le séparait un peu plus de sa vie, dans cette chambre que le pasteur avait mise à sa disposition pour qu’il conquière le monde, enfin la Suisse et les cuisses qui vont avec, qui vont avec d’ailleurs presque tout ce qu’on fait sur la terre. Quelqu’un vient sans doute d’arroser le devant de sa porte, un commerçant de la rue comme lui, voué par les échéances et l’obséquiosité professionnelle à la calvitie bedonnante, aux doigts et aux sourires aurifiés quand les affaires marchent, voici que le soir tombe et qu’il a quarante ans, et cela fait plus de quinze ans qu’il n’est pas remonté là-haut. On voit d’ici les montagnes. Il n’y a qu’à grimper, pour ce faire, dans les hauts quartiers de la petite ville d’argile rose et de calcaire pour apercevoir leur proche amphithéâtre, leur blancheur d’hiver – poignante.

Tous là-haut sont morts, maintenant, le docteur Stéphan et sa femme, ensemble l’an dernier, un accident d’automobile, je crois que c’était ce qui pouvait leur arriver de mieux, et M. Barthélémy, et Despuech, peu de temps après la mort de Reilhan. Marie n’est pas morte ; elle vit toujours là-bas, à Mazel-de-Mort, seule, quel âge peut-elle avoir, cinquante ans peut-être, sèche comme elle est, je parie qu’elle nous enterrera tous ; d’ailleurs-nous sommes tous presque enterrés. L’important au fond n’est pas ce que je croyais par le passé, lorsque j’étais encore dupe des distances temporelles : vivre vieux, quelle importance ? Mais au moins vivre autrement que je ne vis, en ayant combattu au niveau de la vie, et pas comme moi, cloué à vendre des livres dans une boutique d’arrière-province, et à respirer tous les soirs surtout l’été l’odeur de la défaite, d’une sorte d’indélébile trahison. Ce n’est pas parce qu’on a rigolé avec toutes les putes de Genève (ou de Paris, ou de Moscou) qu’on en est moins con pour ça. Le mépris qui récompense toutes ces mauvaises coucheries est un mélange affreux de désespoir et de lâcheté.

Tous, les soirs, surtout l’été, l’hiver, ces grands extrêmes de l’univers disparu et trahi, il hait le monde et se hait soi-même en voulant expliquer toute chose, et détruire, envie de détruire qui ronge les traîtres. Le printemps et l’automne en plaine sont assez beaux, surtout lorsqu’on attrape la quarantaine.



C’est le 17 mai 1954 qu’il reçut le télégramme lui annonçant la nouvelle, il n’avait pu, ou pas cru bon de se déplacer pour la mort de sa mère, faire acte de présence pour celle de son frère lui avait paru une compensation nécessaire au souvenir des trois morts : on ne vit décidément pas très vieux dans la famille.

Le docteur Stéphan était venu l’attendre à la gare. Le printemps de pluie avait verdi extraordinairement les montagnes.

« Comment ça s’est passé ? »

On ne saura jamais comment ça s’est passé. Et même on ne saura jamais exactement le jour ni l’heure auxquels ça s’est passé. Il a fallu monter là-haut tout de suite ; les gendarmes attendaient devant l’ouverture de la mine. Lorsqu’il a vu l’énorme remblai de sable et de rochers, il en a été stupide, presque terrifié. Il y avait dans ce cône d’éboulis quelque chose de monstrueusement inutile. Aux traîtres intelligents, tout ce qui est vraiment inutile paraît toujours monstrueux, et pourtant, il n’y a, de la part de l’homme, que le monstrueux qui réponde au mystère de l’univers. Tout le reste n’est qu’une querelle d’épicier. C’était à peu près ce que le docteur Stéphan était en train de lui dire lorsqu’ils entrèrent dans la galerie à la suite des gendarmes. Jusqu’à vingt mètres, on pouvait pénétrer ; ensuite, tout s’était effondré, trente, quarante, peut-être cinquante mètres de montagne, et qui sait depuis combien de jours. Despuech était la dernière personne à l’avoir vu vivant, trois bonnes semaines avant. A ce moment-là, la galerie, mesurait déjà plus de soixante mètres de profondeur. Il y avait eu cet orage, dont le sable à l’entrée de la mine portait encore les traces, et il était aisé de constater qu’aucun déblai n’avait été déversé depuis. Pour arriver jusqu’au corps, il aurait fallu soulever des centaines et des centaines de tonnes de rocher, de terre, de boue qui sait. Procès-verbal signé, les gendarmes s’en allèrent au moment où le pasteur arrivait. Oh ! Celui-là ! « Vous avez fait votre devoir, messieurs, à moi de faire le mien, qui commence où se finit le vôtre. » Quelques voisins des plateaux étaient descendus pour lui rendre un dernier hommage. Je me souviens de la prière des morts, chevrotée par M. Barthélémy devant l’ouverture noire : « Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême en sa mort, afin que, comme Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, de même nous aussi nous marchions en nouveauté de vie…» et le docteur à côté de moi qui y allait de sa propre épître : « Bouddha est mort, on montrera encore pendant des siècles son ombre dans une caverne ; une ombre énorme et effrayante. Dieu est mort, mais tels sont les hommes qu’il y aura peut-être encore pendant des millénaires des cavernes dans lesquelles on montrera son ombre…»



C’est à ce moment-là que Joseph Reilhan décida de passer le reste de la journée, et peut-être la nuit à Maheux : il savait qu’il n’y reviendrait pas de longtemps, jamais peut-être, tirant un trait définitif entre lui et sa source profonde. Il redescendit avec les autres jusqu’à Saint-Julien pour s’acheter de quoi manger ; il embrassa Marie Despuech qui repartait avec son père à Mazel-de-Mort : « Vous ne voulez pas venir passer la nuit chez nous, vous repartirez demain matin, tout seul dans cette ruine, quand même…» Il avait secoué la tête, souri : « Je n’ai pas peur des fantômes, puisque les fantômes n’existent pas…» Soudain, le cœur serré, en la regardant, parce qu’elle avait une étrange expression fugitive, de jeunesse et de féminité sur le front, les yeux, due peut-être au chagrin, qui retrouve à travers l’usure prématurée des traits la fraîcheur des chagrins d’enfance.

Il avait acheté une boîte de sardines (à l’huile d’olive, il s’en souvient), un morceau de saucisson, des œufs, du beurre, un pain roux dans cette boulangerie où il lorgnait, jadis, les tubes multicolores de coco : « Je l’entendais passer tous les matins à l’aube avec sa brouette devant le soupirail de mon fournil, c’était au moment des grandes sécheresses. Il rouspétait comme un voleur, mais quel courage… Une vraie force de la nature…» Ses emplettes serrées dans un sac en nylon fourni par l’épicier, il remonta vers trois ou quatre heures de l’après-midi, accueilli à mi-chemin par des odeurs d’herbe et de plante merveilleuses, déchirantes. Il entra dans la maison. Ainsi ils sont morts tous les trois. Intimidé, il fit le tour de chaque pièce, ressortit, considéra les alentours : comme tout allait vite s’ensauvager, maintenant. Les herbacées géantes enserraient déjà les murs et broutaient le seigle ; l’accru de la forêt devait également s’en donner à cœur joie dans toutes les clairières. Les bâtiments incendiés par la foudre débordaient de ronces presque aussi noires que les traces de l’incendie. Il s’assit sur les marches de l’escalier. Tout de même, nous – enfin, ils n’ont pas eu de chance. A partir des mêmes matériaux, il tenta d’imaginer une vie meilleure : une femme, des enfants, le père et la mère qui vieillissent paisiblement près de la cheminée, on rentre le soir des champs la houe sur l’épaule, des cris et des rires nous auraient accueillis, travaux et plaisirs en communauté, rêve de la tribu protégée, rêve du temps récupéré par et dans la simplicité de l’existence, être de plain-pied avec ce que l’on fait, odeurs, odeurs du monde, odeurs antiques qui lui brisaient le cœur, tout cela tournait en lui comme les débris d’un naufrage – et quinze ans après, dans la petite cité de calcaire et d’argile rongée par le soleil et criblée de fientes par les martinets comme une ville d’Espagne, le mal était là, refusait de s’éteindre, l’accompagnerait jusqu’à la fin.

Il s’était installé pour dîner devant la porte, là où il avait installé sa mère la dernière fois qu’il s’était occupé de nettoyer la maison, de restaurer à travers ses gestes ménagers la gloire de son ancien monde. La nuit était calme, un peu fraîche, déjà sonore de grillons et de rossignols. Les étoiles n’étaient, ici, pas les mêmes qu’ailleurs. Rien, dans le monde, n’est jamais semblable à l’endroit où l’on a pour la première fois ouvert les yeux sur lui. C’est un terrible et vénéneux héritage. Il ferma les yeux. Il y a des choses que Dieu ne devrait pas Se permettre. Il ne croit plus en Dieu depuis longtemps, et depuis longtemps, il y a au fond des ruines de son univers quelque chose qui clame désespérément la même chose.

Il fuma jusqu’à une heure avancée de la nuit quinze, vingt cigarettes peut-être. D’après ce qu’on lui a dit, et ce que suppose le docteur Stéphan, il devine ce qui a pu se passer : on ne peut laisser mourir un homme sans essayer de suivre ses traces, si infimes fussent-elles, jusqu’à la fin.

La dernière charge de poudre, trop forte peut-être, une maladresse commise au moment d’allumer la mèche-bidon, une étincelle, la charge fuse, il essaie de s’enfuir, trop tard, tout saute, la montagne lui tombe dessus. Ou bien il reste devant la mèche en train de brûler, portant ainsi jusqu’à leur extrême limite les conséquences de son défi.

Ecrasé comme une noix dans Sa main ; vaincu parce qu’il faut que tout le monde soit vaincu et que Sa volonté soit faite.



Le lendemain matin, avant de repartir pour la Suisse, il était remonté une dernière fois jusqu’à la galerie (il avait, dans l’aube bleue, arraché les mauvaises herbes qui empoisonnaient les tombes de ses parents, une dans le cimetière, l’autre toute seule derrière le mur, encore plus tragique de solitude). Il avait emporté un tournevis avec lui. L’inscription doit encore se trouver à l’entrée de la grotte, sur la surface de granit la plus lisse de la paroi :

Abel REILHAN


1922-1954

Tout en exécutant son petit travail funéraire, il songeait que tout ce qu’on n’a pas su recevoir et donner de la vie, c’est à la mort qu’il faudra le payer d’un coup. Il regrettait qu’il n’y ait pas avec lui en cet instant une de ces grandes filles aux cheveux lisses et aux jambes couleur de miel qui font fleurir les secondes en caressant la vie de leurs longs doigts. Caroline, Dakota, ou Virginie, comme des provinces d’un Nouveau Monde.

Le Haut-Pays ne pourra jamais lui offrir qu’une tombe ; au fond, il ne détesterait pas être enterré là-haut, devant cette sépulture sauvage, au large de laquelle, ce matin-là, on voyait le moutonnement bleuâtre des plateaux que recouvrait par endroits le derme sensible et profond des blés, dont la surface bougeait doucement, émouvante, caressée par la fuite perpétuelle des nuages.



Domessargues, 6 mars 1971-21 février 1972.




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